À quelques centaines de mètres de là, Palladium aussi s’était levé tôt. Il avait préféré ce lieu, inconnu certes, pour éviter les zones trop ravagées par la guerre. Il avait naturellement pensé qu’il aurait davantage de chances de trouver un animal plus gros que dans les souterrains dans la partie Est du territoire. Il surmonta plusieurs débris, bondit par-dessus plusieurs ensembles métalliques, à la recherche minutieuse d’une proie quelconque. Le loup brun trépignait d’excitation : c’était sa première véritable chasse en extérieur depuis bien des lunes, et il était heureux de retrouver l’air frais de la surface. Adieu, couloirs putrides et rats minables !
Ses pensées s’arrêtèrent net lorsqu’il flaira une piste. Il avait aisément reconnu l’odeur musquée qui s’en dégageait pour faire la grimace. Il était sorti de terre pour rencontrer biche, sanglier ou autre grosse proie qu’il aurait pris un plaisir immense à abattre, mais il ne tombait que sur la piste d’un animal familier des souterrains : un blaireau. Enfin, il ne fallait pas cracher sur l’occasion qui pouvait être belle. Palladium remonta donc rapidement la piste de l’animal, s’éloignant un peu plus de l’endroit où se tenait Pandémonium, ignorant totalement son existence. Le Pantin tomba enfin sur sa proie future, qui creusait le sol à la recherche de nourriture. Quel imbécile, ce blaireau. Le sol était totalement stérile, qu’espérait-il trouver ? Un souffle d’air agita la fourrure du loup brun, et le blaireau leva immédiatement la tête. Il était repéré. Il avait perdu ses réflexes dans les boyaux sombres du sous-sol, oubliant que la position du vent pouvait lui être fatale. L’air des souterrains ne bougeant jamais, c’était un facteur qu’il avait complètement oublié de vérifier…
Néanmoins, il se jeta tout de même à la poursuite du blaireau qui s’enfuyait déjà en courant. Le loup brun galopait derrière sa proie, bondissant par-dessus les débris humains, gagnant peu à peu du terrain sur son opposant qui n’était pas franchement rapide. Mais le blaireau lui donnait du fil à retordre, passant sous des amas de ferraille, se faufilant entre les décombres. Palladium perdit sa trace plusieurs fois, avant de la retrouver rapidement, slalomant toujours plus vite dans le décor chaotique. Le blaireau avait cependant perdu beaucoup d’avance et Palladium, bien qu’essoufflé, ne lâchait pas prise. Lorsqu’enfin, il crût pouvoir le saisir, il fit un dernier effort en bondissant vers lui. Sa mâchoire claqua dans le vide et il roula sur le sol cabossé, pitoyablement. Le blaireau avait tout simplement plongé dans un trou dans la terre.

Le loup brun fulminait encore devant ce trou dans lequel le blaireau avait plongé lestement, filant à son nez et à sa barbe. Le Pantin avait tenté, longuement, de creuser la terre avec énergie, pour tenter d’en déterrer sa proie, mais en vain. La terre était dure, et les seuls morceaux qu’il parvenait à décoller tombaient misérablement dans ce trou, l’obstruant peu à peu. Palladium émit un grognement rageur, avant de se résoudre à abandonner la partie au blaireau. Il allait falloir chercher ailleurs sa pitance. Il s’était montré trop empressé, il lui fallait réfléchir davantage avant de se lancer à l’aveuglette comme un jeune loup inexpérimenté.
Il s’éloigna du lieu de son échec, pour oublier sa frustration. La situation n’était pas si grave que ça… Il était enfin sorti de ces endroits humides, de ces boyaux sombres et sinueux. Il retrouvait la douce caresse du soleil sur sa fourrure fauve, et ne pouvait que s’en estimer heureux. Les jours d’errance dans ces caveaux lui avaient paru être une éternité. A qui en vouloir ? A ces Bipèdes malfaisants, bien évidemment. Palladium chassa cette pensée haineuse. Sous l’emprise de la colère, il ne serait pas capable d’attraper quoi que ce soit de comestible. Il fallait faire le vide dans sa tête et, pour cela, il se remit en marche.

Palladium était tellement absorbé dans sa volonté de rester concentré, qu’il en oublia presque sur quoi il devait rester concentré, justement. Il se déplaçait silencieusement entre les décombres, serpentant entre les débris et évitant soigneusement tout ce qui aurait pu, de près ou de loin, le blesser. Il vit à peine, et du coin de l’œil, un gros animal qui fouillait le sol à quelques dizaines de mètres de lui. Immédiatement, songeant à une menace, le loup brun s’aplatit sur le sol avec une vitesse fulgurante. Il leva le nez du ras du sol, avec pour but de déterminer de quel type était cet animal. Il analysa un arrière-train court et fuyant, des poils revêches et une maigreur affligeante. Ce qui était désormais l’ombre d’un sanglier adulte fouillait désespérément le sol stérile à la recherche de nourriture. Palladium hésita. Malgré son état de faiblesse plus que visible, il s’agissait là d’une proie qu’il n’avait pas approchée depuis des lunes, et qui pouvait s’avérer très agressive. Malgré son embonpoint, ses défenses pouvaient faire des ravages. Mieux valait ne pas le sous-estimer, et la raison du loup brun lui criait de se tirer et d’oublier cet évènement. Mais son instinct le poussait violemment à se ruer sur cette trop belle occasion. Pour la première fois de sa vie, le loup cessa totalement de réfléchir, s’en remettant totalement aux lois naturelles qui aspiraient à le commander depuis le début.
D’une démarche presque automatisée, le ventre frôlant le sol, les yeux rivés sur sa proie, la concentration de son esprit allait toute entière au sanglier. Il avait machinalement humé la brise, le vent était contre lui. La même erreur à ne pas reproduire deux fois. Il s’approchait, s’approchait du porc, avec une lenteur infinie, malgré le feu qui bouillonnait en lui et lui criait de se jeter dessus. Sois patient. Il fit de nombreuses haltes, à chaque fois que l’animal semblait jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. Si le loup brun manquait son effet de surprise, la partie serait perdue. Le sanglier pourrait le charger et immédiatement le transformer en chair à corbeaux, ou alors s’enfuir et Palladium ne serait pas de taille à le rattraper. Et lentement, il s’approchait. Il n’était plus qu’à quelques mètres. Encore quelques pas et… Le sanglier leva brusquement la tête, et le loup s’aplatit à nouveau par terre, le cœur battant. Le sanglier huma l’air, inquiet. Il resta figé quelques minutes, la truffe en l’air, guettant les bruits et les odeurs. Mais rien ne trahissait la présence du loup, que son pelage fauve camouflait sur l’espace terreux jonché de décombres. Le sanglier reprit sa recherche, s’éloignant toutefois de quelques pas. Cela retardait encore la manœuvre. Le loup brun s’avança encore, et plusieurs minutes s’écoulèrent.
Enfin, le moment fatidique arriva. Palladium hésita, puis se dit que l’hésitation le mènerait à sa perte. Il bondit hors des décombres de ferraille, sans un bruit. Son ombre parcourut le sol en quelques millisecondes, et il atterrit fermement sur la croupe du porc, qui poussa un chuintement aiguë. Le loup planta fermement ses griffes dans son arrière-train rêche et osseux, et y planta également ses crocs. Ses pattes postérieures restaient solidement arrimées au sol, tandis que le sanglier commençait à tourner sur lui-même, tentant d’embrocher le loup de ses défenses. Mais le Pantin ne lâchait pas prise. Il tournait au même rythme que sa proie, ne relâchant pas son étreinte. Il n’osait imaginer les conséquences d’une chute ou d’un relâchement de sa mâchoire. Cette dernière était solidement vissée sur l’arrière-train du sanglier, et ses dents grinçaient sous la force d’action. Ce manège dura une vingtaine de minutes, quand le porc sembla donner des signes d’épuisement : sa ronde était moins rapide, ses cercles moins réguliers. Le loup redoubla d’efforts. Ce n’était pas le moment d’abandonner. Il attendait le trébuchement fatal qui ferait du sanglier sa proie, définitivement. Il attendit encore de longues minutes, qui lui parurent une éternité. Enfin, l’animal éreinté finit par s’arrêter, pour quémander un repos. Palladium serra ses crocs, lui arrachant un couinement qui l’obligea à reprendre son inlassable manège. La terre se retournait sous les griffes et les sabots qui la labouraient sans trêve. Le sanglier trébucha. Le loup ne perdit pas de temps. Il lâcha son étreinte, prenant tous les risques, pour sauter de tout son poids sur le dos étroit du cochon sauvage. Ce dernier, surpris, posa un deuxième genou à terre et le loup enserra de sa gueule son échine charnue. Le porc se releva, tentant de se débarrasser de son passager clandestin par des sauts de moutons, en secouant la tête en tous sens, mais rien n’y fit. Palladium était rempli d’une détermination farouche. Il ne lâcherait pas. Le sanglier trébucha à nouveau, sous les poids accumulés de lui-même et de son agresseur, et Palladium en profita immédiatement pour l’attraper à la gorge dans un coup de reins qui lui arracha un gémissement. Il enserra immédiatement la gorge de sa proie de son étreinte mortelle, ses crocs fouillant les poils à la recherche de l’artère vitale. Il ne tarda pas à la trouver et le sanglier, sentant sa fin proche, tenta une dernière tentative pour se défendre et il mordit violemment l’arrière-train du loup brun. Ce dernier eût envie de pousser un cri, mais cela aurait voulu dire lâcher cette gorge, et abandonner tout espoir d’achever cette proie. Le loup serra donc en silence, sa croupe lui lançant des douleurs poignantes. Le sang se mit à couler dans sa bouche, puis dans sa gorge, et le sanglier lui assena un nouveau coup de dent. Le loup gémit, et resserra immédiatement ses crocs. La vie déclinait dans le sanglier, qui tomba à nouveau à genoux. Le loup se mit également à genoux, emporté par son poids. Et lorsqu’enfin le porc tomba, Palladium tomba avec lui, refusant de lâcher ce qu’il avait chèrement gagné. Une tâche rouge sombre mouillait tout son arrière-train, mais il ignorait la douleur, pour le moment.