Au final, la pièce circulaire n'était pas très différente de la tombe de métal rouillée qu'il avait déjà visitée. Elle était juste baignée de cette lueur étrange que diffusaient des pavés lumineux fixés aux parois, la même qui allumait mille yeux sur quelques consoles brunes qui ponctuaient les murs. Dans le fond de la salle, un énorme dispositif aveugle et obèse vibrait au rythme de toute l'usine. C'était ça son cœur, sa réserve de soufre, le jus qui alimentait son réseau. Zwey ne savait même pas si tout cela servait encore à quelque chose : après tout, les hommes ne l'utilisaient plus, sinon il les aurait vus depuis longtemps. Alors à part rejeter son fiel dans les eaux alentours... (qu'il avait déjà goûtées d'ailleurs : il en était tombé malade).
Non, le loup brun ne voyait rien d'autre qu'une machine stupide qui continuait à tourner bien après que sa date de péremption ait été atteinte. En revanche, c'était peut-être le seul coin par ici encore assez intact, et susceptible de receler quelque chose d'intéressant. Zwey entreprit donc d'en faire le tour, passant sous la table dressée en plein milieu et fourrant son museau entre les consoles, à la recherche de n'importe quoi d'intéressant.

A force de gratter la terre sous des tas de cailloux dans toutes les pièces de ce maudit bâtiment, Zwey commençait à avoir légèrement l'impression d'être un rat lui-même. Quand bien même il arrivait désormais à attraper une ou deux bestioles de temps à autre, ce n'était pas pour autant que son compteur d'amour envers cette ruine miséricordieuse augmentait. Enfin, de l'amour vache peut-être : après tout, avec tous ces débris à escalader, elle lui faisait faire de l'exercice sans avoir l'air d'y toucher.
Peut-être devrait-il plutôt s'entraîner dans le coin, au lieu de passer son temps à se rouler dans la poussière à la suite de rongeurs ingrats.
Ou pas. S'entraîner était chiant.
Soudain, un grattement fit se dresser ses oreilles sur sa tête. Il provenait de derrière lui.
Lentement, très lentement, le jeune loup se redressa et tourna la tête vers le centre de la pièce : sur la table trônait un rat dont la fourrure grise luisait salement sous la lueur orangée des spots. Tous les muscles de l'animal se figèrent, tandis qu'il observait la proie grattouiller innocemment le bois à moitié pourri. Il avait l'air de ne pas le remarquer. Pourtant, on ne pouvait pas dire que du point de vue d'un rat, Zwey soit particulièrement petit. Peut-être était-ce un rat sourd ? Aveugle, sourd et trop vieux pour sentir quoi que ce soit ? A moins qu'il ne soit simplement très bête et n'ait aucune peur de lui.
Quoi qu'il en soit, le loup brun entreprit de se retourner très lentement, dans l'espoir de ne pas faire fuir son petit ami. Coup de chance, le rat lui tourna le dos, visiblement très intéressé par la porte.
Qu'on me rappelle pourquoi son espèce n'est pas éteinte. Songea Zwey en se rapprochant à pas de loup de la table.
Il y était presque lorsque le rongeur lui fit à nouveau face. Zwey bondit. Le rat se carapata. Le loup se prit la table.
Sonné, il recula en vacillant, avec un aboiement de contrariété : mais aussitôt, il sauta par-dessus l'obstacle et se lança à la poursuite du rat gris en aboyant comme un forcené. C'est qu'il allait le lui faire payer... !
Zwey rattrapa sa victime au bout du couloir. Coup de chance, celui-ci était écroulé. Le rat, paniqué, chercha fébrilement une fissure dans le mur de débris mais en vain : le loup fondit sur lui et lui déchira une bonne partie de l'abdomen d'un bon coup de crocs, le tuant sur le coup.

Le jeune loup ramassa sa proie et fit demi-tour. Il parcourut quelques couloirs, puis déboucha sur une nouvelle salle. Encore une tiens. A force de sillonner les lieux de long en large - et même en verticalement - on aurait pu croire que Zwey les connaissait désormais par coeur. Eh bien pas du tout. Les usines étaient juste trop grandes, et il n'avait pas encore terminé de les explorer.
Au moins cela dissipait-il son ennui, nota-t-il en parcourant les lieux du regard. Il posa son rat, le recouvrit d'un peu de terre pour en dissimuler l'odeur et s'aventura vers le fond de la pièce.

Contournant un mur effondré, Zwey eut alors un aperçu dudit fond de la pièce. Il y avait un trou énorme dans le mur du fond, qui laissait voir un grand pan de plaine sèche et jaune, brûlée par le soleil, là où s'arrêtait la dalle de béton qui soutenait les aciéries. Le loup trotta jusque là, admiratif devant le charme de la séparation nette par l'horizon : en bas, la terre brûlée et stérile, en haut un ciel qui aurait presque été bleu scintillant si des nuages d'un gris sale ne l'avaient pas pollué. En un bond agile, Zwey sauta sur le mur déchiqueté et s'assit, observant le paysage. Ni homme, si âme qui vive à l'horizon. C'était paisible. A vrai dire, lui qui n'était pas particulièrement sentimental, il aimait bien cet endroit.

Zwey observait tranquillement la vue. Nonobstant ses deux proies qui l'attendaient et qu'il allait vite devoir récupérer avant que quelqu'un d'autre ne s'en charge, il aurait bien fait une sieste. Observer ce paysage bigarré passer du jaune et bleu au rose et violet puis au bleu et noir lui aurait bien plu, quelque part. S'endormir devant aussi. Non pas qu'il soit particulièrement des beautés de la nature - il les laissait aux poètes et leur préférait la satiété de son estomac - mais ça valait tout de même le coup d'oeil.
Malheureusement, la sentinelle avait beau frimer en s'assoupissant un peu n'importe où, il n'en restait pas moins que peu d'endroits étaient assez sûrs pour une telle activité, par les temps qui couraient. Zwey en eut la confirmation très vite, lorsque par hasard, son regard tomba du ciel sur un étrange petit rocher en contrebas, immobile, donc la couleur jurait curieusement avec le reste du paysage.
Le loup brun plissa ses yeux noisette : évidemment, ce n'était pas un rocher. Il le vit se dérouler en temps réel, dressant deux oreilles d'un roux pâle et jetant des coups d'oeil furtifs autour de lui. Le vent étant de biais, ni l'un ni l'autre ne pouvait se sentir, mais Zwey identifia rapidement le nouveau venu : c'était un de ces renards des sables qui se faisaient une spécialité du camouflage et du nettoyage des cadavres volumineux. Le loup passa la langue sur ses babines, se demandant l'espace d'un bref instant si le jeu en valait la chandelle.
Mais Zwey était Zwey, et, n'importe qui en aurait attesté, Zwey ne laissait jamais passer une proie. Dût-il la pourchasser jusqu'à la fin de la nuit, dût-elle s'échapper, au moins il ne serait pas resté à la fixer sans rien faire. Il ne l'aurait pas supporté, tout simplement.
Alors le loup se leva et sauta brutalement les deux pattes dans le plat, à quelques mètres du renard qui se mit d'un bon sec sur ses coussinets.
Zwey lui donna la chasse : le renard s'enfuit vers la plaine, le loup sur ses talons. Malgré sa démarche atypique, il était rapide : il poursuivit le renard parmi des coins de rocaille qui lui éraflèrent les coussinets, redescendit vers les usines, puis, alors que sa proie commençait à fatiguer, puisa dans ses réserves de grand carnivore pour accélérer brutalement. Il fondit sur le petit charognard en un clin d'oeil et le plaqua à terre en saisissant sa nuque, récoltant quelques bons coups de griffes sur les cuisses. Cependant, il ne lâcha pas prise et, épuisé, le renard finit par cesser de se débattre. Zwey lui sectionna la gorge d'un coup de croc sans hésitation.

Le loup traîna le cadavre par le cou jusqu'à la dalle de béton. Voilà qui était problématique. Il allait devoir faire rapidement l'aller retour jusqu'au camp avant qu'on ne lui pique ses proies.
Cela dit, il était assez fier de lui pour la journée et n'allait pas s'en plaindre. Soulevant le petit carnivore par la peau du dos, Zwey fila vers son territoire sans plus se préoccuper du paysage.

Quelques heures plus tard, le ciel s'était marbré de rose et or, et Zwey revint au petit galop. Il pénétra dans les usines par la grande brèche et récupéra son rat, avant de refaire le chemin inverse de celui parcouru dans la matinée pour retrouver l'oiseau. Un importun lui avait grignoté un petit bout d'aile, et Zwey grogna avec mauvaise humeur. Dommage qu'il ne l'ait pas surpris sur le coup. Il aurait compris deux trois choses à son caractère.
Faisant contre mauvaise fortune bon coeur - d'autant plus que ce n'était pas si grave - le loup brun se saisit de ses deux proies et repartit immédiatement au petit galop.
C'est qu'il avait une ronde à finir, lui.

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Il commençait à se lasser, mine de rien. Zwey était quasiment certain d'avoir exploré la majeure partie des usines lorsqu'il y revint, quelques jours plus tard. De plus, visiblement, le gibier du coin n'était pas stupide et allait finir par s'habituer à lui. Il lui faudrait bientôt changer de terrain de chasse.
Mais pas tout de suite. Paradoxalement, il appréciait l'endroit autant qu'il lui en voulait de lui donner autant de fil à retordre.

Au gré de ses pérégrinations dans les entrailles de sa vieille amie - qui, étrangement, sentait le chien. Allez savoir pourquoi, mais en tout cas cela le mit mal à l'aise - Zwey se retrouva à nouveau confronté au gros trou dans le sol qu'il avait déjà croisé avant d'attraper un de ses premiers rats. Mais cette fois, au lieu de l'ignorer purement et simplement, il se pencha au-dessus du gouffre : il ne l'avait pas remarqué à première vue, mais un empilement de gravats formait une pente praticable pour descendre en bas. Zwey n'était jamais allé aussi bas dans le bâtiment, excepté dans quelques fosses manifestement prévues à cet effet. Y avait-il seulement quelque chose dans cet abîme noir ?
Le loup hésita quelques instants, se demandant s'il pourrait remonter une fois descendu. Cependant, c'est l'idée que les rats se cachaient dans le noir et les sous-sols humides qui l'emporta : en faisant attention à ne pas s'écorcher sur les tiges de métal qui saillaient du béton, le loup se glissa dans le trou et entreprit une prudente descente dans les ténèbres.

Première constatation : ça. Glissait. Grave. Splendide, ronchonna le loup lorsque sa patte tordue dérapa abruptement sur un roc couvert d'une mousse gluante. Il tomba sur le rocher du dessous, s'écorchant les pattes sur des aspérités invisibles dans l'obscurité.
Zwey n'avait jamais été fan de la vie sous terre. En cet instant, il redécouvrait avec une joie immense pourquoi.
D'autant plus que, à part le ruissellement continu (et presque agaçant) d'une eau qu'il devinait sans problème chargée en déchets toxiques, le loup ne percevait aucun son témoin de la présence de rats.
Quand à l'odeur, la cave était tellement imprégnée d'humidité et de moisissures que ce n'était même pas la peine de penser compter dessus.
Zwey poursuivit donc, armé d'une patience exemplaire, sa descente vers les bas-fonds de la civilisation humaine perdue.

Lorsque Zwey retrouva enfin un sol stable - enfin, relativement, vu l'humidité - et surtout, horizontal, ses yeux avaient eu le temps de s'habituer à l'obscurité. Il poussa un discret soupir de soulagement et délassa machinalement sa patte blessée, tout en observant les alentours avec une touche de dédain.
A priori, il n'était pas en veine ce jour-là. Cette cave semblait aussi vide que son estomac un jour de disette, et difficile de faire pire. Avec un reniflement désapprobateur, le loup s'avança à pas feutrés sur la pierre humide, fouillant l'obscurité de ses yeux noisettes, à l'affût du moindre mouvement significatif.

Zwey se retournait régulièrement pour surveiller sa progression dans le sous-sol : l'endroit n'était pas étroit comme un boyau unique, et il craignait de s'égarer dans le noir. Si cela devait lui arriver, il ne donnait pas cher de sa peau... sans compter que sa mort serait aussi lente que l'auto-digestion de son estomac. Cette idée lui fila un concert de frissons, et il décida de la laisser de côté.
Au bout de quelques mètres, sans prévenir, le jeune loup se retrouva avec les coussinets dans l'eau. Il recula avec un glapissement de surprise et de dégoût : de la vase s'accrochait à sa fourrure, tirée des eaux noires comme un filet gluant.
Ça ne donnait pas vraiment envie de faire trempette, mais Zwey décida tout de même de tenter sa chance : il se pencha au-dessus de la surface de l'eau et plongea le regard à l'intérieur pour en percer l'opacité noire.
Coup de chance ! Dans l'obscurité, les écailles blêmes de poissons n'ayant jamais vu la lumière du jour se distinguaient largement.
Le loup brun plongea rapidement une patte dans l'eau, dans l'idée de faire sauter l'un des poissons : seulement, dès que sa fourrure entra en contact avec le liquide glacé, il sut qu'il avait raté son coup. Sa patte fut la seule à ressortir de l'eau et, sous les vaguelettes concentriques provoquées par son agression, les éclairs blancs se volatilisèrent.
Zwey grogna son mécontentement, qui alla rebondir en écho contre les parois de la grotte.