Le jeune loup s'usa les dents sur les barreaux humides, agacé, et en vain. Ce passage ne menait nulle part : d'après ce qu'il pouvait voir par les interstices de la grille, même s'il avait réussi à l'abattra, il ne serait tombé que sur un puits souterrain et encombré. La lumière provenait de trop haut pour être accessible par qui était dépourvu d'ailes.
Enfoncé dans l'eau jusqu'aux jarrets, Zwey songea que s'il avait dû chercher une sortie de ce côté, il n'aurait pas misé sur sa propre vie. L'entreprise aurait été désespérée.
Soudain, le jeune loup s'écarta de la grille et sortit de l'eau, secouant la tête. Penser à cette éventualité lui avait fait imaginer ce qui se produirait si une quelconque secousse, comme il n'était pas rare de subir les conséquences à la surface, se produisait alors qu'il rampait sous terre comme un rat. A moitié enseveli, le tunnel bouché et personne pour savoir où il se trouvait, il serait mort à coup sûr. Lentement, douloureusement, à moins de dix mètres du soleil et sans personne pour se soucier de lui. C'est qu'il n'avait pas vraiment d'amis, après tout.
Parlez-lui d'une façon plus lugubre de casser sa pipe. Très peu pour lui.
L'Esobek fit donc demi tour, remarquant au passage que cet endroit avait le chic pour le rendre pessimiste. Voire carrément morbide, d'ailleurs.

Flairant toujours tout son saoul, d'un coin à l'autre de la grotte, Zwey entreprit de refaire le chemin en sens inverse. Cependant, pas moyen de dénicher quoi que ce soit de vivant, à son grand dépit. Une fois, un aboiement de contrariété dérangea deux ou trois chauve-souris qui lui fouettèrent le crâne du bout des ailes en détalant, exaspérées. Mais après les avoir ratées du bout des crocs - parce que la nyctalopie canine ne pouvait rien contre les reines de la nuit - le loup brun ne trouva rien de plus sur son chemin.

Et tout cela commençait légèrement à lui foutre le cafard; parce que franchement, c'était sous terre qu'on trouvait les proies les plus répugnantes, et on les trouvait en abondance. Alors pour peu qu'un loup lambda cesse de faire sa chochotte trente secondes, il pouvait, en temps normal, se remplir l'estomac sans trop d'effort. Une fois saisies les subtilités de la chasse dans le noir.
Mais là, ses chances de rentrer bredouille commençaient à défier les statistiques. Il avait perdu l'habitude, depuis que sa connaissance des lieux était devenue meilleure, et qu'il parvenait en général à rapporter une, voire deux proies au camp à chaque expédition.
De retour sous le trou par lequel il était entré, Zwey leva ses yeux noisette vers la lumière froide du petit matin. Il n'y avait rien qui l'exaspérait plus que d'interrompre une chasse faute de gibier.

Le loup grogna un moment de mécontentement : il n'était pas encore disposé à abandonner la partie. Pendant un moment, refusant de s'avouer vaincu, il tourna autour du tumulus, s'éloignant dans le noir pour inspecter les murs, puis revenant, bredouille, grommelant de plus belle. Et après on allait oser le traiter de grincheux. C'était incroyable quand même, cette désertion soudaine des proies, comme si la fin du monde était passée sur leurs terres et repartie. A tous les coups il allait se retrouver à devoir piquer un sac dans le garde-manger des h-
Un brusque choc soyeux sur son crâne interrompit ses pensées. Rapide, Zwey leva la tête et claqua des dents, mais trop tard. Ses crocs se refermèrent sur du vide, et la chauve-souris disparut dans l'ombre.
Nouvel aboiement de frustration.

Cette prise manquée eut au moins un avantage : vexé, Zwey décida qu'il ne repartirait pas d'ici tant qu'il ne tiendrait pas l'une de ces maudites bestioles entre ses crocs. Un point c'est tout.
Rasséréné par cette décision, le loup brun tourna plusieurs fois autour du monticule, guettant le plafond invisible des yeux et réfléchissant au moyen de déloger ses petites amies. Finalement, il entreprit d'escalader les blocs basculés, dans le cercle de lumière réduit qui tombait du trou du plafond. Les chauve-souris étant aveugles, il doutait que la présence ou l'absence de lumière les trouble en quoi que ce soit. En revanche, il savait qu'elles détectaient tout mouvement à la perfection.
Le loup se posta donc sur un bloc de pierre au bord du monticule, à la frontière entre lumière et ténèbres, tout près du plafond. Il s'accroupit et, le regard plongé dans la pénombre, attendit...

Le problème avec les chauve-souris, c'est qu'elles n'ont rien de très remuant. Mis à part la nuit, lorsqu'elles volettent dans tous les coins par nuées, d'une manière apparemment si désordonnée qu'on se demande toujours comme elle font pour ne pas se prendre un arbre. Ou un mur, pour ce que le coin comptait d'arbres actuellement...
Ce n'était pas pour rien qu'elles étaient forcées de se réfugier sous terre.
Quoi qu'il en soit, Zwey se demandait bien comment ses petites amies faisaient pour savoir quelle heure il était, alors mêmes qu'elles dormaient la tête en bas sous la surface du monde. L'intensité de la lumière déversée par le trou, peut-être ? Rien n'était moins sûr, étant donné le médiocre sens de la vue de ces créatures. Il ne connaissait pas leur secret, mais c'était... intéressant.
Mais sinon, intéressant ou pas, il avait bien peur que les jolies bestioles ne soient pas décidées à lui faire le plaisir de venir se jeter dans sa gueule. Au bout de longues minutes d'attente, le loup brun commença à avoir quelques doutes : et si elle n'allaient pas bouger sans être dérangées ? Il aurait l'air malin, à poireauter ainsi toute la journée. Surtout qu'il avait mieux à faire.
Hésitant et ennuyé, le loup se redressa à moité, en claquant des dents. Aussitôt, deux chryoptères surgirent de l'ombre en sifflant et l'évitèrent largement avant d'aller se perdre dans le noir. Zwey claqua des dents avec tellement de retard qu'il fut instantanément soulagé d'être seul, et faillit se casser la figure en sursautant.
Patience ! S'invectiva-t-il intérieurement en se plaquant derechef au sol.
Il n'y avait guère que la chasse pour le rendre incapable de tenir en place. L'agacement de ne pas réussir à attraper quoi que ce soit lui tordait chaque fois les tripes.
Mobilisant son contrôle de soi, il retourna à son poste, fixe et froid comme la pierre.

Et l'attente fut longue. A la mesure de sa détermination à soigner son ego insulté. Donc, longue.
Zwey patienta, accroupi sur son rocher au bord de l'édifice, pendant ce qui lui sembla l'affût le plus long de sa vie. Les quelques rayons de soleil qui pénétraient par la faille dans le plafond ne réchauffaient en rien l'atmosphère, se contentant d'apporter une lumière pâle et diluée dans son trou de rat. Et sous ses pattes, la pierre restait humide et glacée : même la chaleur de son propre corps ne suffisait pas à la réchauffer.
Il n'y avait pas à dire : cette chasse n'allait pas tarder à rentrer dans son palmarès des plus inconfortables, section affût. Certes, il avait connu pire - notamment, attendre la moitié d'une nuit qu'un foutu hibou sorte de son trou dans un arbre. Un arbre. - mais cette aventure s'en sortait tout de même pas trop mal dans le décompte des points désagréables.
Après ce qui lui sembla une éternité, enfin, quelque chose remua dans l'ombre. Tous les muscles de Zwey se tendirent sous sa fourrure bigarrée : s'il fallait être réaliste, il admettrait évidemment qu'il ne s'agissait que d'une chauve-souris après tout, et que le jeu n'en valait peut-être pas la chandelle. Mais pour lui, c'était plus une question d'amour-propre qu'autre chose. Et puis, rien ne disait qu'il trouverait mieux ailleurs.
En plus les chauve-souris de ce souterrain étaient assez grosses.
C'est pourquoi il patienta encore, avec le sentiment d'être un véritable vieillard sage et patient. Pire que Reaven.
Et quand, dans un froissement d'ailes soyeux, l'une des demoiselles noires prit son envol vers la lumière baissante, il était prêt. D'un bon précis et calculé, le jeune loup se jeta sur la chauve-souris et saisit son cou fragile et touffu entre ses crocs. Il le brisa d'un coup net avant de se rattraper, plus ou moins habilement, sur un rocher plus bas.
Et voilà. Il allait pouvoir à nouveau vanter la patience honnêtement auprès de son apprenti. Pas mal.
En revanche, il allait être temps de changer de terrain de chasse, estima Zwey en s'extirpant de sous terre, sa proie entre ses crocs. Le gibier commençait manifestement à s'habituer à sa présence, et ce n'était pas une bonne chose. En outre, il avait senti l'odeur des hommes plus souvent qu'à son tour dans les environs. Et Plume avait bien dit avoir été emmenée jusqu'ici avec Nymeria.
Conclusion, les lieux n'étaient pas sûrs.
Le loup brun trotta jusqu'à la sortie des usines en savourant le délassement progressif de ses pattes, et se retourna brièvement pour faire des adieux temporaires aux gueules fumantes, à la fois alliées et ennemies de taille. Puis il se retourna et fila jusqu'à ses terres.