Et effectivement, l'attente fut longue. Très. Longue.
Cependant, Zwey ne lâchait pas sa proie des yeux. S'il y avait bien quelque chose qu'il savait faire, c'était s'assurer que personne ne lui pique sa bouffe. L'idée même était intolérable et lui filait des frissons.
Mais les mouvements entraperçus précédemment étaient définitivement le fruit de son imagination : étouffant un grognement, déçu, le loup brun avait décidé d'attendre encore un moment, après quoi il irait fureter un peu plus loin dans les entrailles de son terrain de chasse favori. Jetant un bref coup d’œil aux ombres projetées par la lumière qui entrait à flot par le trou du toit, la sentinelle se détermina une limite en fonction de leur position. Puis il retint un claquement de dents impatient et attendit. Longtemps, en silence, sans penser à rien. Uniquement focalisé sur sa cible, parfaitement aux aguets.
Après tout, être attentif, c'était aussi son boulot.

Le silence était maintenant palpable. Les pavillons auditifs de Zwey auraient quasiment pu entendre la poussière tomber, tendus qu'ils étaient à essayer de percevoir le moindre bruit. Pourtant rien ne venait.
Le loup brun brisa brutalement ce silence en lâchant un bâillement sonore. Ses dents claquèrent les unes contre les autres lorsqu'il referma ses mâchoires. Puis il se remit sur ses pattes, un peu engourdi par sa longue attente, et s'ébroua vigoureusement pour se remettre d'aplomb.
Visiblement, le gibier n'était pas si stupide qu'il l'avait espéré, et n'avait pas l'intention de se montrer pour qu'il puisse gentiment l'attraper. Les proies étaient vraiment agaçantes, par ici.
Trottant jusqu'au corbeau, qu'il prit entre ses crocs, Zwey se demanda si cela valait vraiment le coup de chercher une autre prise, alors que la plupart des animaux du coin se donnaient énormément de mal pour l'éviter. Il n'aimait pas se fatiguer pour rien.
Le loup brun hésita un moment, puis décida de tenter sa chance : portant son précieux fardeau, il trotta jusqu'à la prochaine salle. Il déposa l'animal mort non loin et entreprit de renifler un peu partout, sans cesser de surveiller ce dernier une seconde.

Ohohoh Joyeux Noël ♥

Le truc avec cet endroit, c'est qu'il y avait des tas et des tas de monceaux de n'importe quoi éparpillés partout. Des gravats, des tiges de métal, des armatures rouillées, de vieilles machines inconnues éventrées, et d'autres choses difficilement identifiables, qui s'empilait les unes sur les autres pour s'y oxyder paisiblement à la faveur du temps.
Parfois c'était franchement encombrant. Parfois, plutôt pratique.
Dans le premier cas, c'était surtout lorsqu'il cherchait à se réfugier quelque part ou à courir en paix et qu'un morceau de béton se retrouvait inévitablement sur sa route pour le faire trébucher. Ou quand une proie bien dodue décidait d’élire refuge sous un parpaing trop lourd pour être basculé.
Dans l'autre, c'était lorsque l'empilement pouvait lui tenir lieu de plate-forme, ou piéger pour lui quelque rongeur un peu trop bête pour survivre.
Pour le coup c'étaiiit... l'option n°1 qui gagnait. A savoir qu'en glissant le nez sous les pierre et les tôles de métal, le jeune loup ne trouvait rien de décemment mangeable, même pour lui. Lâchant un grognement de désappointement, il retira le museau du tas de saletés et éternua, la poussière jonchant le sol ayant la mauvaise habitude de lui chatouiller le nez.
Un croassement de surprise retentit dans son dos. Le jeune loup fit volte-face et découvrit un tas de plumes qui trébuchait maladroitement en tentant de s'éloigner de son congénère mort, visiblement paniqué par son éternuement. Une chance pour Zwey, qui put se jeter sur l'importun avant que celui-ci ne parvienne à s'échapper à tire-d'aile : le charognard abandonna vite fait sa proie et tenta de s'enfuir, mais son aile se retrouva prise entre les crocs du loup.
Avec un nouveau croassement paniqué, le corbeau griffa le museau de Zwey de ses serres, et celui-ci le lâcha en couinant. Mais pas pour longtemps : blessé, le corbeau tenta de voler sur quelques mètres avant que le fauve ne le rattrape pour l'achever d'un coup de croc en pleine nuque.
Le jeune loup ramena sa seconde prise auprès de la première en remuant la queue de contentement : avec ça, il avait pris sa revanche pour la journée, c'était le cas de le dire. Il estimait en avoir assez fait pour le moment, du moins dans le coin. Il attrapa donc les deux corbeaux entre ses crocs, par les ailes, et les remmena en trottant gaiement au camp Esobek.

---

Deux jours plus tard, rebelote.

Fort de ses expériences récentes, Zwey décida que plutôt que de perdre son temps à courir après des rats dans des coins où un machin gros comme lui ne pouvait pénétrer, il allait plutôt viser du côté du ciel. Dans le domaine éthéré mais oh combien limité cérébralement de ses amis les piafs.
Enfin il disait ça. C'était surtout les corbeaux qui étaient un peu stupides, en soi. Du coup ce n'était peut-être pas la meilleure idée du siècle, finalement, songea le jeune loup en fronçant les sourcils vers le vide en contrebas, alors qu'il s'avançait prudemment sur une poutre de métal rouillée qui grinçait dangereusement sous ses pattes. C'était un enchevêtrement de poutres basculées, entrecroisées à plusieurs mètres du sol, que le rouquin avait eu la bonne idée d'escalader dans le but manifeste et oh combien hasardeux d'atteindre un nid laissé sans défense sous les combles d'un toit en mauvais état.
Nul besoin de préciser que si elle était dans les parages à le surveiller, la mère devait bien se payer sa tête.
Enfin, pas pour longtemps, songea l'animal en poursuivant son avancée précautionneuse. Dans quelques pas, le nid serait juste à sa portée. Zwey se prit à saliver en songeant à la saveur gluante d'un oeuf tout chaud une fois sa coquille brisée.

Ses griffes cliquetèrent contre le métal et le jeune loup sentit ses coussinets déraper d'un millimètre. Le cœur battant, il s'immobilisa, considérant le vide sous ses pattes avec un intérêt inhabituel. Le genre d'intérêt perplexe qu'on a pour la broyeuse sous laquelle on est le point de passer, par exemple. Par chance, son heure n'était pas venue, et Zwey n'eut même pas à rétablir son équilibre, tellement il avait été peu bouleversé. Fronçant le nez, il reprit sa progression et parvint jusqu'au nid : il n'hésita pas avant de plonger son museau dans l'enchevêtrement de brindilles et saisir un œuf entre ses crocs.
Précautionneusement, il serra les mâchoires, brisant la coquille de la petite sphère brune. Quelques éclats lui écorchèrent la langue, mais la sensation du blanc gluant suivi d'un jaune chaud dans sa gorge lui tira un grondement de plaisir. Le jeune loup avala goulûment et recracha la coquille dans le vide. Il fit ainsi un sort à tous les œufs du nid, se délectant d'une vengeance psychologique sur l'oiseau qui avait osé se payer sa tête.
Son en-cas terminé - et sans remords, parce que même Yroen ne pouvait pas l'obliger à ramener des œufs intact au camp quand même - Zwey releva la tête et chercha l'oiseau des yeux en oscillant sur son perchoir.
La maman allait bien débarquer, folle de rage, tout de même ? Non ? Il allait être très déçu dans le cas contraire.

Zwey commençait à perdre foi en l'amour maternel lorsqu'il pépiement de rage jaillit d'entre les poutrelles du toit. Avec un sourire victorieux - mais légèrement stupide étant donné sa position - le loup regarda la mère slalomer entre les poutre de métal en le houspillant vigoureusement. Le mal était fait, et le prédateur très fier de lui : parce qu'en plus de s'en être mis plein la panse il avait réussi à attirer le gibier du même coup. Bonne journée.
Restait plus qu'à attraper l'animal. Sans se faire crever les yeux de préférence, parce que madame n'avait pas l'air de bonne humeur.
En même temps, il venait tout juste de gober l'ensemble de sa progéniture. C'était bien compréhensible.

Zwey s'arrangea pour reculer de quelques mètres sur sa poutre avant que l'oiseau ne parvienne à son niveau en poussant des cris de fureur. Elle était plus grosse qu'il l'avait d'abord cru : ce n'était pas la même espèce que celle qui l'avait houspillé lors de sa première visite. Cet oiseau-là était plus grand, son bec plus crochu et ses plumes plus grises que noires. Peu importait au fond, tant qu'il ne lui arrachait pas un bout d'oreille. Zwey recula encore, jusqu'à ce que ses pattes retrouvent la fermeté du mur adjacent. Il se raidit, prêt à bondir : aveuglé par la rage, le rapace lui fonçait dessus et il n'aurait qu'une occasion. Le loup brun se força à attendre jusqu'au tout dernier moment, alors que l'oiseau tendait ses serres vers lui et freinait, puis il effectua un saut sec vers le haut et saisit l'une des pattes écailleuse de sa proie, qu'il brisa d'un coup de dent sec.
L'oiseau cria de douleur. Zwey faillit pourtant le lâcher en atterrissant, trop près du bord qui faillit disparaître sous ses pattes. Il rétablit heureusement son équilibre et projeta l'oiseau gris, qui se débattait, contre le mur. Sonné, l'animal tomba à terre où le loup l'acheva.

Zwey saisit avec satisfaction son gibier par une patte : pour le coup, on pouvait dire qu'il n'avait pas perdu sa journée. Il descendit de son perchoir et alla glisser le cadavre sous quelques pierres pour le dissimuler, puis repartir en chasse, au sol cette fois, en quête d'une deuxième proie à ramener à sa meute.

Rassuré quant au fait de ramener au moins une proie pour nourrir le garde-manger commun ce soir-là, Zwey se permit un petit crochet sur son plan de chasse initial. C'est-à-dire qu'il n'avait toujours pas été inspecter une certaine pièce qui l'intriguait particulièrement. Elle était le cœur des usines, l'estomac de ces gueules de pierre fumantes, le grondement du sang dans leurs veines de plomb. Il l'avait entraperçue au bout d'un couloir, baignée d'une inquiétante lumière orangée et faisant vibrer le sol sous ses pattes. Quelque part, il avait eu l'envie mais pas le courage d'y pénétrer.
Pour être plus juste, disons qu'elle ne lui foutait pas totalement les jetons, mais le mettait tout de même franchement mal à l'aise.
La faute à ce grondement persistant à en casser les oreilles, songea-t-il en parcourant le couloir susnommé et s'arrêtant devant la porte entrebâillée. La lumière orange était toujours là, le roulis des machines aussi, mais aucune odeur vivante ne filtrait par l'interstice. La crainte d'entrer était irrationnelle, Zwey le savait pertinemment : c'est pour cela, et parce que sa curiosité était plus forte, qu'il poussa la porte du nez avant d'entrer.

Au final, la pièce circulaire n'était pas très différente de la tombe de métal rouillée qu'il avait déjà visitée. Elle était juste baignée de cette lueur étrange que diffusaient des pavés lumineux fixés aux parois, la même qui allumait mille yeux sur quelques consoles brunes qui ponctuaient les murs. Dans le fond de la salle, un énorme dispositif aveugle et obèse vibrait au rythme de toute l'usine. C'était ça son cœur, sa réserve de soufre, le jus qui alimentait son réseau. Zwey ne savait même pas si tout cela servait encore à quelque chose : après tout, les hommes ne l'utilisaient plus, sinon il les aurait vus depuis longtemps. Alors à part rejeter son fiel dans les eaux alentours... (qu'il avait déjà goûtées d'ailleurs : il en était tombé malade).
Non, le loup brun ne voyait rien d'autre qu'une machine stupide qui continuait à tourner bien après que sa date de péremption ait été atteinte. En revanche, c'était peut-être le seul coin par ici encore assez intact, et susceptible de receler quelque chose d'intéressant. Zwey entreprit donc d'en faire le tour, passant sous la table dressée en plein milieu et fourrant son museau entre les consoles, à la recherche de n'importe quoi d'intéressant.

A force de gratter la terre sous des tas de cailloux dans toutes les pièces de ce maudit bâtiment, Zwey commençait à avoir légèrement l'impression d'être un rat lui-même. Quand bien même il arrivait désormais à attraper une ou deux bestioles de temps à autre, ce n'était pas pour autant que son compteur d'amour envers cette ruine miséricordieuse augmentait. Enfin, de l'amour vache peut-être : après tout, avec tous ces débris à escalader, elle lui faisait faire de l'exercice sans avoir l'air d'y toucher.
Peut-être devrait-il plutôt s'entraîner dans le coin, au lieu de passer son temps à se rouler dans la poussière à la suite de rongeurs ingrats.
Ou pas. S'entraîner était chiant.
Soudain, un grattement fit se dresser ses oreilles sur sa tête. Il provenait de derrière lui.
Lentement, très lentement, le jeune loup se redressa et tourna la tête vers le centre de la pièce : sur la table trônait un rat dont la fourrure grise luisait salement sous la lueur orangée des spots. Tous les muscles de l'animal se figèrent, tandis qu'il observait la proie grattouiller innocemment le bois à moitié pourri. Il avait l'air de ne pas le remarquer. Pourtant, on ne pouvait pas dire que du point de vue d'un rat, Zwey soit particulièrement petit. Peut-être était-ce un rat sourd ? Aveugle, sourd et trop vieux pour sentir quoi que ce soit ? A moins qu'il ne soit simplement très bête et n'ait aucune peur de lui.
Quoi qu'il en soit, le loup brun entreprit de se retourner très lentement, dans l'espoir de ne pas faire fuir son petit ami. Coup de chance, le rat lui tourna le dos, visiblement très intéressé par la porte.
Qu'on me rappelle pourquoi son espèce n'est pas éteinte. Songea Zwey en se rapprochant à pas de loup de la table.
Il y était presque lorsque le rongeur lui fit à nouveau face. Zwey bondit. Le rat se carapata. Le loup se prit la table.
Sonné, il recula en vacillant, avec un aboiement de contrariété : mais aussitôt, il sauta par-dessus l'obstacle et se lança à la poursuite du rat gris en aboyant comme un forcené. C'est qu'il allait le lui faire payer... !
Zwey rattrapa sa victime au bout du couloir. Coup de chance, celui-ci était écroulé. Le rat, paniqué, chercha fébrilement une fissure dans le mur de débris mais en vain : le loup fondit sur lui et lui déchira une bonne partie de l'abdomen d'un bon coup de crocs, le tuant sur le coup.

Le jeune loup ramassa sa proie et fit demi-tour. Il parcourut quelques couloirs, puis déboucha sur une nouvelle salle. Encore une tiens. A force de sillonner les lieux de long en large - et même en verticalement - on aurait pu croire que Zwey les connaissait désormais par coeur. Eh bien pas du tout. Les usines étaient juste trop grandes, et il n'avait pas encore terminé de les explorer.
Au moins cela dissipait-il son ennui, nota-t-il en parcourant les lieux du regard. Il posa son rat, le recouvrit d'un peu de terre pour en dissimuler l'odeur et s'aventura vers le fond de la pièce.