Je fendais la brume glaciale en regardant où je mettais les pattes. J’entendais la brise siffler dans les branchages et charrier les feuilles mortes. Je secouais l’un de mes coussinets prit dans la boue et fronçais le nez en notant que l’odeur de mort était très présente ici. J’avançais prudemment et slalomai entre les buissons piquants, tâchant de ne pas m’arracher la fourrure sur les épines. Je rasais le sol, les oreilles couchées et la queue flanquée sur le ventre. Je levais la truffe en entrouvrant la gueule et capturai les senteurs de la plaine. Je sentis la brume acide me piquer la langue puis vinrent les fumets, le premier, le plus étouffant était celui des cadavres en putréfaction. Mais cette odeur s’éventa rapidement et laissa place à celle du sang frais, plutôt anormale si l’on part du principe que cette plaine est sans risque et inhabitée. Je m’enfonçais un peu plus dans la terre. Quand soudain, le parfum de l’homme s’immisça sur mon palet et j’eus comme un frisson qui me glaça le cœur. Je m’immobilisais en me concentrant sur sa puanteur mélangée au brouillard. Je n’arrivais qu’à déterminer une large zone dans laquelle il se trouvait, j’allais la contourner. Je me remis en route, mon pelage noir se confondant avec la nuit sans lune. Je marchais pas à pas en m’arrêtant sans cesse pour m’assurer qu’il ne bougeait pas. La peur était semi-présente au creux de mon ventre mais je l’ignorais et continuais de me faufiler dans l’air froid. Puis, je l’entendis. Un long hurlement lupin plein de douleur. Quelque chose clochait. Rien que le fait qu’un autre loup se trouvait sur ces terres en présence d’un homme me parut étrange. Avais-je le droit de l’abandonner à son sort ? Vu les circonstances, je devinais très bien qu’il était pris dans les pièges qui ponctuaient la plaine brumeuse. J’avais beau lever la truffe, je ne repérais qu’un parfum de louve dissipé. Je tentais tout de même de suivre sa trace. Mes yeux perçant trouaient l’épaisse brouillasse blanche et mon flair me guidait à travers la plaine. Je progressais lentement pour éviter les pièges. Je comptais retrouver ce loup, l’aider et m’enfuir au plus vite.

Je me faufilais dans l’obscurité nocturne et retenais ma respiration à chaque pas. Je levai les yeux vers le ciel noir masqué par la brume et observais mon souffle tiède former des volutes de fumée blanche. Je marquais une pause pour respirer l’air glacial de la plaine et je me sentis étouffé pendant quelques secondes par le brouillard amer. Malgré mon regard perçant qui scrutait les nappes de la brume, je voyais difficilement à un mètre devant moi et me guidais essentiellement au flair affecté par la puanteur de l’homme. Quand je le vis. Je la vis très nettement, sa silhouette noire qui se découpait sur l’orange des nappes de brume. Il était dressé sur ses deux longues pattes et portait une truffe étrange qui brillait légèrement dans la noirceur de la nuit. Je me plongeais dans ses deux petits yeux malicieux qui pétillaient de malice. Cette longue seconde me donna froid dans le dos. Absorbé par son regard meurtrier, je ne remarquais pas tout de suite les trois autres loups présents dans le secteur. Je savais que si je détachais mes yeux de lui, il disparaîtrait. Alors je tâchais de ne pas remuer une moustache. Puis brusquement, tout alla très vite. Il plongea son énorme patte gantée dans les replis de sa fourrure et son mouvement déclencha l’adrénaline de la chasse. Je sentis un fourmillement qui enfla à toute vitesse dans mes membres et le bruit de plus en plus intense du sang qui me battait dans les tempes. Je tremblais de partout et tous mes muscles étaient tendus, un picotement naquit au creux de mon ventre et ce fut l’élément perturbateur. Je vis rouge. Et je bondis, arquant tout mon corps et m’étendant pour l’atteindre. Je vis une forme de peur illuminer ses orbites mais il était trop tard, le bruit du déchirement de sa fourrure me fit frissonner de plaisir. Je me délectai du spectacle de mes longues griffes noires s’enfonçant dans sa peau et quand je vis perler le sang pourpre, je me laissai retomber. J’heurtais le sol si violemment que j’en eu le souffle coupé. Une vive douleur réchauffa mes flancs puis je me redressais et reculais à toute vitesse, oscillant et la vue trouble. J’haletais. Alors que je me précipitais en arrière, j’entendais encore le hurlement rauque de l’homme qui résonnait dans mes oreilles. J’observais quelques secondes la tâche noire s’enfuir dans la brume et s’évaporer. Et je m’écroulais dans un râle, fermant les paupières.

Je voyais trouble. Je me redressais difficilement, haletant. Je jetais un regard autour de moi et vis trois silhouettes floues de loups immobiles. Je mis une patte devant l’autre en titubant. Je l’avais blessé une fois, à présent j’allais terminer mon œuvre. J’attendis néanmoins quelques minutes pour reprendre mon souffle. A chaque inspiration, je remarquais que ma vue devenait plus nette. A chaque seconde, je sentis la force affluer lentement dans mes muscles. Je me remettais fièrement droit. Il était revenu. Il menaçait les autres loups blessés d’une grande dent recourbée qu’il tenait à la main. La main droite. Intérieurement, je vis défiler tous les miens tués par cette serre étincelante. Tués par cette main. Un grondement sourd enfla dans ma poitrine et je montrais deux rangés de crocs tout aussi étincelantes que son arme ensanglantée. Il se tenait prêt à l’attaque. Je fonçais vers lui, ventre au sol, fendant la brume orange, martelant la terre humide. Et je bondis. Je revis encore cette même lueur de peur briller au fond de ses orbites et il tenta de me parer. Mais je fus le plus rapide. Avant que sa dent d’acier vienne faire obstacle, j’étais déjà sur lui. Je plantai mes griffes noires dans sa peau et bandant mes muscles, je mordis de toutes mes forces. Mes dents s’enfoncèrent autant qu’elles le purent dans sa chaire tendre et juteuse et je le déchirai sans pitié. Le hurlement horrifié qui ponctua l’attaque me remplit de joie. Maintenant, je l’avais blessé deux fois. L’une de ses grandes mains gantées m’attrapa et me repoussa. Je m’écroulai par terre. La douleur du choc me tira un couinement et je me roulai en boule sans bouger. Je levai une paupière et aperçut l’homme pénétrer dans le brume ne laissant derrière lui qu’un mince filet pourpre. Je m’apprêtai à plonger dans un petit sommeil réparateur, quand je la vis. Elle était blanche comme la neige, plutôt grande, et son parfum m’apprit qu’elle appartenait à une meute. Je n’eus pas la force de la regarder plus longtemps, je notais juste qu’elle s’était lancée à sa poursuite.