Au fond de la cave secrète qui s'enfonçait dans les entrailles de la chapelle, Leikn faisait les cent pas. Un grondement sourd et étouffé, comme si elle cherchait à le contenir sans trop y parvenir, sortait de sa gorge pour se répandre dans toute la pièce, ricochant en écho sur les murs jusqu'à devenir omniprésent. Un bruit de fond trahissant l'excitation et la violence des combats qui faisaient rage au-dehors, et auxquels la guerrière ne pouvait participer.

L'inactivité la rendait folle. On l'avait assignée à la garde de la prison malgré ses grondements furieux et ses protestations, et elle avait du mal à s'en remettre. Sans compter que ses côtes ne la faisaient presque plus souffrir, et que de toute façon peu de Navniks ne s'était aperçu de sa gêne. Elle se sentait reléguée à l'arrière, mise de côté, cela la rendait folle de colère et de frustration. D'autant plus que lorsque la bataille avait débuté, un concert de hurlements et d'aboiements furieux s'était élevé au-dehors pour se répercuter dans les ruines, comme amplifié par la résonance des murs, ce qui faisait que Leikn ne perdait pas une miette de ce qui se passait au-dehors. Son sang s'était mis à bouillir dans ses veines, et elle n'avait pu rester en place une seconde supplémentaire. Depuis, elle faisait les cent pas, montant régulièrement quelques marches de l'escalier pour jeter un coup d'oeil au-dehors sans se faire voir, revenant ensuite sans cesser de pousser ce grognement sourd de frustration.

Au fond des ruines, les deux otages se tenaient coi. Cela aussi la mettait en rage : l'utilisation d'otage était, à ses yeux, une suprême preuve de manque d'honneur et de droiture. Etait-ce ainsi que raisonnait sa nouvelle meute ? La victoire à tout prix ? Heureusement, nul parmi la hiérarchie Navnik n'avait poussé l'audace jusqu'à ordonner l'exécution des otages si jamais la bataille tournait mal. Tant mieux, sans quoi Leikn aurait sans doute déserté sur-le-champ. Il était triste de voir à quel point sa loyauté ne tenait qu'à un fil.
Quelle loyauté, au fond, ma fille ?
Bouillonnant intérieurement, Leikn poursuivit ses aller-retours rageurs en secouant la tête. Ce n'était pas le moment. Il était certes peu probable que quiconque parvienne jusqu'à elle et les deux autres loups, mais si tel était le cas, elle serait en mesure de les contenir dans l'étroit escalier. C'était là-dessus qu'elle devait se concentrer.
Machinalement, elle jeta un coup d'oeil vers ses deux otages. L'un d'entre eux était si jeune qu'une poussée de colère monta à nouveau en elle, dirigée contre ses supérieurs hiérarchiques cette fois.
Qu'est-ce qu'elle pouvait bien fiche ici, se demanda-t-elle soudain.

Quelques minutes plus tard, la nouvelle alpha Navnik débarqua au sein des ruines. Leikn, qui n'avait cessé d'arpenter la pièce en marchant sur ses propres traces jusqu'à s'en engourdir les pattes, leva brutalement la tête, mais ne se précipita pas sur l'entrée : le faible courant d'air qui s'engouffrait dans le passage suffisait à lui apporter l'odeur de tout nouveau venu, et celle-ci était très clairement de sa meute. En revanche, la forte odeur de sang que portait Helya sur sa fourrure lui fit relever les babines sur les crocs ; l'envie de filer à la surface pour se jeter dans la mêlée n'en fut que plus forte.
La louve se contint. Elle ignora la guerrière aveugle, qui se dirigeait vers les otages, et reprit ses aller-retours en mettant son perpétuel grondement en sourdine.
De la surface lui parvenaient toujours des hurlements.
Puis, une nouvelle odeur se faufila par l'entrée de la cave et la fourrure de Leikn se hérissa : ceux-ci étaient des ennemis.
Enfin. Les babines noires de la louve se retroussèrent sur des crocs couleur ivoire et sa fourrure se gonfla sur ses épaules, la faisant paraître plus massive encore qu'à l'accoutumée. La tension noua chacun de ses nerfs en tiges d'acier. A l'instant où le premier arrivant posait une patte dans l'encadrement, Leikn bondit en avant avec un aboiement furieux.
Qui s'interrompit net lorsque la louve grise ouvrit la gueule.

« ... j'aimerais parler. Je ne viens pas ici pour me battre. »

Leikn retint son saut et atterrit juste assez près pour empêcher la nouvelle venue de s'approcher plus. Tête baissée, oreilles rabattues sur son crâne et pattes écartées fermement plantées dans le sol, la guerrière raidit la queue et dévoila les crocs pour la mettre au défi de faire un pas supplémentaire. Mais elle n'attaqua pas, guettant les ordres d'Helya : malgré tout, ce n'était pas l'envie qui lui manquait. Il lui tardait d'évacuer toute cette tension accumulée avec les heures, passées au fond de ce trou à ne rien faire.
Cependant, ce n'était pas à elle de décider.

Il y eut un bref échange d'aboiements furieux. La colère qui en émanait transperça les oreilles de Leikn, avivant son énervement. La louve gris n'avait qu'un mouvement à faire pour qu'elle lui saute à la gorge, elle le sentait dans ses pattes qui tremblait presque sous la tension. Rester immobile ainsi, à attendre, ne lui valait rien. Et pourtant, c'était ce qu'elle faisait.
Lorsque Helya alla jusqu'à menacer de ses crocs le louveteau qu'elle était censée surveiller néanmoins, Leikn lui jeta un coup d'oeil et ne put retenir un mouvement de répugnance : on avait beau lui avoir affirmé que les otages ne seraient pas blessés, il ne s'agissait que de mots, et de loups qui lui étaient presque inconnus. Pour sa tranquillité d'esprit, elle avait choisi de les croire - mais si Helya avait menti, elle doutait de réussir à se pardonner un jour.
Lorsque l'autre otage ouvrit la bouche, Leikn reporta son attention sur les trois canidés et dévoila à nouveau les crocs. Elle recula de quelques pas pour pouvoir tenir également le guérisseur en respect ; et de la sorte, elle pouvait aisément lui couper la route s'il décidait de s'enfuir pour rejoindre son bras-droit. Leikn avait confiance en sa force. Mais elle se rendait compte que la situation pouvait déraper à tout moment, malgré les paroles de la louve esobek. Ces histoires de négociations ne lui importait que peu ; seul l'instant présent, la vie, et la mort, de ceux qui étaient dans cette pièce comptaient.

D'une voix rauque et basse, interrompant un instant ses grondements, elle lâcha - devançant de peu son alpha aux trop longs discours :

« Retirez vos troupes et nous vous renverrons vos otages. Vivants. »

Un coup d'oeil à Helya pour s'assurer qu'elle tiendrait parole. Malgré le désir qu'avait Leikn de se battre, c'était la meilleure chose à faire.