Pandémonium regarde son nouvel allié plonger son museau dans la chair rougeoyante. Il semblait prendre goût à cette vie de délit, et le jeune loup le couvait d’un regard presque affectueux. Et lorsque les yeux plein de doutes se plongèrent soudain dans les siens, le jeune loup si stable sur ses quatre pattes manqua de perdre pied. Il aperçut dans ce regard perdu, désaxé, quelque chose qui le transperça jusqu’au plus profond de son être. Comment pouvait-il exister tant de désarroi dans un corps si frêle, comment était-il possible qu’un être se perde à ce point dans un espace aussi restreint que lui-même ? Ce loup venait même à le faire douter, douter de lui-même.
« D'où viennent les loups ? »
Et si ça avait été lui, à sa place ? Si ça avait été lui, qui était perdu dans ce monde étrange, dont il ne semblait rien connaître ? N’aurait-il pas apprécié le premier venu qui lui aurait témoigné un peu d’affection ? Pour la première fois – beaucoup de premières fois aujourd’hui, peut-être même trop … - Pandémonium était en train de se mettre à la place de quelqu’un. C’était un sentiment particulièrement désagréable, qui lui donnait envie de fuir, pour éviter de se retrouver dans la même posture. Et en même temps… l’envie de l’aider, allez savoir pourquoi. Qu’aurait-il à gagner dans ce deal inéquitable ? Rien du tout, et pourtant cette envie se faisait de plus en plus pressante.

« D'un peu partout. Certains sont nés ici, d'autres viennent d'ailleurs, d'autres terres, plus lointaines. », avance-t-il d'une voix faussement assurée.

Ces questions demeurent trop vagues, et continuent de plonger le jeune Dragon dans la plus grande des perplexités. Ces questions n'ont pas réellement de sens, ni même de logique. S'il avait été à la place de loup, avec aussi peu d'expérience, il lui aurait plutôt demandé comment survivre, comment chasser, où étaient les limites des territoires... Mais peut-être ignorait-il tout ça ? Peut-être passait-il au-dessus des guerres de frontières, au-dessus des règles, des meutes ? Peut-être ne savait-il même pas qu'il existait des règles, justement ? L'espace d'un instant, Pandémonium envia l'innocence et la naïveté de cet inconnu qui, inconsciemment, profitait de la plus grande des libertés : celle des imbéciles.

« De chez les Hommes ? »
Immédiatement, Pandémonium cesse de mâcher la viande qu’il avait dans la gueule et regarde fixement son camarade. Un frisson glacé parcourt sa colonne vertébrale, comme à chaque fois qu’il entend le mot « Hommes » être prononcé. Comme à chaque fois qu’il pense au Dragon, soi-disant enlevé par ces monstres à deux pattes. Le jeune loup sonde l’autre, cherche une réponse. Pourquoi lit-il l’espoir dans les yeux qui le fixent ? Pourquoi sent-il qu’une réponse positive aurait apporté tout ce dont l’autre avait besoin ? Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, si des loups provenaient de chez les Hommes ? Etait-il possible que ce loup-là soit allié aux Hommes ? Il ne semblait pas avoir peur des Bipèdes, ni même les craindre. Il semblait bien les connaître, pour prononcer ce mot avec tant d’aisance, tant de facilité. La posture de Pandémonium était peu à peu devenue méfiante, sans même qu’il s’en rende compte.
Ce loup-ci était-il réellement perdu, réellement amnésique ? Ou n’étais-ce qu’un stratagème, un piège qu’on tendait à Pandémonium ? Le louvard aux yeux gris ne savait plus sur quel pied danser. Il commence à réfléchir à toute allure, à ce qu’il pourrait bien répondre, sans mentir. Des loups peuvent-ils venir de chez les Hommes ? Aussi loin qu’il se souvienne au cours de sa courte existence, il n’a jamais rien connu de tel. Mais il a déjà entendu parler de loups avec des colliers de chiens, capturés puis relâchés ou enfuis, allez savoir ce qui passe par la tête des Deux-Pattes…

« Certains d'entre nous se font capturer, des fois. Certains reviennent, d'autres pas je suppose. J'en sais trop rien. », répond-t-il sur un ton modéré par la suspicion.

Il cherche dans l’œil de l’autre une réponse à sa question, savoir si oui ou non ce loup pourrait collaborer avec des Hommes. D’où vient-il réellement ? Cette question obsède de plus en plus le jeune Dragon, tonnant dans sa tête comme une mélodie infernale. D’où vient-il ? D’où viens-tu ?
Et puis soudain, l’idée germe dans son esprit. L’espoir. Imaginez un instant, que ce loup ait un quelconque rapport avec les Hommes. Imaginez, qu’il en sache davantage que ce qu’il veuille bien laisser croire. Peut-être qu’en étant assez malin, ou même en étant suffisamment violent, on pouvait lui faire cracher le morceau sur ce qu’il savait à propos de ces sales animaux. Tous les scrupules que Pandémonium avait engendrés à l’égard de ce loup avaient disparus, envolés comme par magie. Ne restait plus que le doute et la méfiance, que le jeune loup se garda bien de montrer, en les cachant sous un sourire enjôleur. Essayons la première option.

« Toi, tu viens de chez les Hommes ? » Nouvelle tentative. Peut-être que cette fois-ci, il se montrera plus coopératif.

« Tu as dit que les loups ne viennent pas de chez les Hommes. Alors, je ne viens pas de là-bas. »
Et voilà, on y venait. Sa gentillesse l’avait fait s’égarer et voilà que l’autre retournait ses propres indications contre lui. Oh, il n’était pas si stupide qu’il en avait l’air, en fin de compte ! Pandémonium chercha dans les yeux qui ne cessaient de le fixer une trace de malice, un éclair de provocation, quelque chose qui lui aurait suffit pour prouver que cet inconnu se fichait de lui ouvertement, à nouveau. Mais rien. Rien que des yeux brillants qui le contemplaient avec stupeur, une stupeur muette presque gênante. Il avait l’air complètement perdu, définitivement. Le jeune Dragon haussa les épaules. Après tout, qu’il soit réellement ce qu’il essayait de montrer ou non, peut lui importait. Cela ne changerait pas beaucoup le cours de sa vie, à lui. Pandémonium termina la proie qu’il venait de voler, et envoya valser la carcasse proprement nettoyée d’un revers de patte. Il s’assit ensuite, passant sa langue rouge sur ses babines humides, attendant patiemment que son acolyte termine son repas, à son tour.
Il finirait bien par savoir d’où il venait. Mais il n’y parviendrait pas par la violence, c’était une chose certaine à présent. Ce loup mentait trop bien pour se laisser intimider par des coups. Ou peut-être que d’ailleurs, il ne mentait pas. Auquel cas, il suffisait d’attendre. Quelque chose intriguait Pandémonium dans cet étrange personnage, quelque chose lui soufflait qu’il fallait absolument qu’il découvre ce qu’était l’autre, ce qu’il représentait. Il n’oubliait pas la sensation de déjà-vu qu’il avait du subir à la première approche, et commençait à penser qu’il n’y avait rien d’anodin là-dedans. Non, cet être renfermait quelque chose en lui, d’une importance capitale. Et Pandémonium allait le découvrir, à force de persévérer, il percerait ce secret. Et pour cela, il lui suffisait de nouer des liens suffisamment forts avec ce presque inconnu pour qu’il lui dévoile ce qu’il cherchait.
A cette pensée, Pandémonium se rendit compte qu’il fallait tout faire, et dès à présent, pour devenir le seul repère, le seul appui de Thuleux. Tôt ou tard, ce dernier finirait par l’adorer comme un Dieu. Le jeune loup était prêt à tout faire pour éprouver à nouveau le plaisir qu’il avait ressenti lorsque le regard désaxé trouvait un appui dans le sien. Il aurait des réponses plus tard, il suffisait d'être patient.

Le nouveau Mercenaire regarde l’autre avaler goulûment le reste de sa nourriture, comme s’il avait eu peur de le faire attendre. Encore un nouveau témoignage d’attention qui ravissait le jeune Dragon. Il s’empêcha cependant de sourire, pour que Thuleux ne le prenne pas comme une moquerie.
« Pan.dé.mo.nium, je pars. »
Ainsi, il avait réellement cru qu’il s’appelait Pan-dé-mo-nium. Regrettable incident de prononciation, fallait-il croire… De toute façon, le jeune loup ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même : s’il ne l’avait pas prit pour un débile mental dès le début, peut-être qu’il l’appellerait de façon plus… commune ?
Le jeune loup se contenta de hocher de la tête d’un air entendu : lui aussi, allait partir. Dans quelques heures, la réunion des Mercenaires se tiendrait aux pieds de Koschei, et il n’aurait raté ça pour rien au monde. Ni la réunion, ni Koschei, d’ailleurs. Il accorda un ultime regard, un regard qui, s’il l’avait vu lui-même, l’aurait choqué par sa gentillesse et son respect, à l’autre, avant de lui tourner le dos. Il n’avait même pas réfléchi avant de lui présenter son postérieur, et il s’en fit la réflexion. Décidément, il accordait confiance bien plus vite qu’il ne le pensait… Ou du moins, à cet inconnu-là en particulier…
Pandémonium se fit la promesse de retrouver cet animal un jour ou l’autre. Il fallait nouer quelque chose d’important avec lui, il en était persuadé. L’autre avait besoin de lui, il le sentait. Et curieusement, il avait besoin de l’aider.

THE END.