Il n’avait pas réellement prévu de rester assis là, à regarder le crépuscule se lever tout doucement, embrasant les ruines de sa lumière rouge. Eprouvait-il une quelconque nostalgie à l’idée de quitter cet endroit ? Peut-être bien… Après tout, il était venu ici dans le seul but de ressembler à son père, qui avait préféré mourir entre les mains des Bipèdes, visiblement. De tout ce qu’il avait tenté d’ériger avec Atom, il ne restait rien, pas même la louve blanche n’avait daigné conserver la dignité que lui conférait son rang. Tout était parti en fumée, dilapidé par des décisions traîtresses et des supérieurs laxistes.
Après tout, tant pis.
Le jeune loup n’avait plus aucun regret, à présent. Il savait où se trouvait sa voie désormais, et elle n’était nulle part ailleurs qu’aux côtés de Koschei, chez les mercenaires. Il y serait mille fois mieux, et pourrait enfin franchir les frontières qui le barricadaient sans cesse. Un peu de liberté et de libre-arbitre dans ce monde où tout le monde semblait vouloir le contrôler. Mais il était incontrôlable, mesdames et messieurs ! Un électron libre, un cheval hystérique ! Personne ne pourrait jamais lui dicter sa conduite. Et cette pensée suffit à lui faire gonfler son poitrail et scintiller ses prunelles grises de cet air de défi qui lui est devenu si propre.
A cet instant, alors que le soleil finit de disparaître derrière les murs délabrés de la chapelle, il se détourne de ce spectacle pour s’en aller, définitivement. Et alors qu’il a à peine fait trois pas dans la direction opposée, une odeur inconnue vient lui chatouiller les narines. Un léger sourire se dessine sur ses babines tandis qu’il se retourne vers la source de l’effluve. Là-bas, à une centaine de mètres, une silhouette un peu rachitique déambule parmi les rochers. Et il ne s’agit pas d’un Navnik. Pandémonium fait volte-face et galope gaiement jusqu’à cet « intrus » qui n’en est plus un, et s’arrête à quelques mètres de lui, frappé de curiosité.

Le jeune loup se trouve face à une situation qui le rend soudainement perplexe. Il a bien fait de s’arrêter avant d’approcher cet inconnu de trop près. Il semble… étrange. Son physique, tout d’abord, fait peur à voir. Son corps maigre et décharné, monté sur quatre pattes si fines qu’elles semblent prêtes à craquer. Il ne semblait pas avoir d’âge, bien qu’il fût certainement à peine plus vieux que Pandémonium. Mais ce n’est pas l’état de cet animal qui intrigue le petit Dragon : il n’a que faire des états de vie de ses semblables. C’est plutôt cette lueur dans son regard, cette lueur étrange qu’il n’a encore jamais rencontrée auparavant. C’est une lueur sauvage, totalement primaire, comme s’il se trouvait soudain face à quelque chose qui avait la forme de son espèce, mais qui n’en faisait pas partie. Et l’autre demeurait planté là, à le fixer de ses yeux si dérangeants que Pandémonium en eût presque envie de détourner le regard.

Son instinct ne lui criait qu’une chose : tire-toi avant qu’il ne te fasse la peau.

Mais il demeure figé sur place, ne pouvant détourner les yeux de cet inconnu qui le fascine brutalement, par son aspect si particulier tout d’abord, mais également par autre chose… Il ne sait pas quoi exactement. Son odeur lui est inconnue, totalement. Elle est vaguement empreinte de celle des Bipèdes, et le jeune loup n’a pas la présence d’esprit de se demander pourquoi.
Quelque chose dans cet animal l’intrigue, lui rappelle de vagues souvenirs enfouis dans sa mémoire. Serais-ce ceux de sa jeunesse éperdue et solitaire ? Ou alors quelque chose d’autre ? Il a quelque chose qui émane de lui, qui fait sentir le jeune loup en sécurité. Pourtant, n’importe qui aurait pu voir que Pandémonium était tout, sauf en sécurité, à cet instant précis.

« Heu... Est-ce qu'on se connaît ? », lâche-t-il d'un ton timide.

Timide ? Pour la première fois de sa vie, Pandémonium est hésitant. Il a quitté son habit de jeune loup égocentrique et exubérant, pour endosser celui de l'adulte prudent et il bégaye presque. Il fallait faire attention à ce genre d'individu, il le pressentait bien : pourtant, il était persuadé de l'avoir déjà vu quelque part, mais impossible de se souvenir où.

L’autre penche la tête sur le côté, avec une lenteur infinie qui lui donne un air assez stupide. Mais Pandémonium n’a pas du tout, mais alors pas du tout envie de se moquer de lui.

« Tu me connais ? » La voix résonne âprement dans les oreilles du jeune loup. Cette voix, il ne la connaît pas, c’est certain. Elle est trop rugueuse, trop hésitante. Il sait d’avance que s’il avait rencontré cet animal ailleurs, il se serait moqué de lui et l’aurait maltraité, tant son manque de confiance en lui est flagrant. Cependant, quelque chose le retient, quelque chose l’empêche de se ficher ouvertement de lui. Quelque chose de fort, d’imposant. Quelque chose qu’il avait toujours respecté, quoi qu’il arrive. Oh, il avait bien une petite idée à présent, de ce à quoi ce loup lui faisait penser, bien qu’ils n’aient rien en commun. Oui, il lui faisait penser à ce grand Dragon. Mais pourquoi ? Il était si faiblard, si petit, si amoché… Rien à voir.
Il s’approche de lui, d’un pas plus ou moins assuré. Pandémonium résiste à la furieuse envie de reculer. Se battre ne lui fait pas peur, bien au contraire, mais il s’agit d’un adversaire bien trop imprévisible. Il sent que quelque chose ne tourne pas rond chez ce loup. Il sent que quelque chose ne va pas, et qu’à chaque instant il est susceptible de l’attaquer.

« C’est bon, t’as tenu le coup gamin ? C’est quoi ton nom d’ailleurs ? Le mien c’est Manîthil. Tiens, mange ça, avec ce que t’as perdu comme sang ça ne te fera pas de mal. »

Les yeux de Pandémonium s’écarquillent de stupeur. Mais de quoi diable lui parle-t-il ? Il se retourne une fraction de seconde, pour regarder derrière lui, histoire d’être sûr que c’est bien à lui que cet inconnu s’adresse. Mais non, il n’y a personne : il lui parle bel et bien à lui. Mais est-il tombé sur la tête ? Son nom, Manîthil ? Pandémonium manque de lui sauter dessus à crocs découverts à l’annonce de ce nom. Peut importe d’où il connaît ce loup, mais il est en train de se payer sa tête et il a un lien avec sa mère, ce qui n’augure rien de bon ! Mais un détail retient le jeune Dragon ; encore cet œil qui le fixe cette fois avec une franchise et une naïveté incroyable. Il ne peut pas mentir. Ou alors Pandémonium n’est qu’une foutue marionnette aveugle.

« Si c'est une blague, elle n'est pas drôle. Manîthil est ma mère. Et je ne vois pas le rapport entre ce que tu me dis et la situation. », répond-t-il d'un ton maussade.

Histoire de remettre les points sur les i. Soit cet énergumène se foutait de lui, soit il était totalement fou. Dans le premier cas, cela engendrerait nécessairement un combat, dangereux ou non, et dans le second... mieux valait se montrer diplomate. Là était la différence entre les petits malins et les idiots.

Il se produit soudain un instant de flottement, comme s’il avait fallu que les mots montent au cerveau de l’inconnu pour qu’il les analyse et les comprenne. Pendant ce temps, malgré de nombreux efforts, Pandémonium avait beaucoup de mal à garder son calme : sa queue oscillait de gauche à droite dans un mouvement agacé, et sa tête légèrement inclinée laissait paraître une irritation croissante.
Et puis brusquement, les mots semblent faire leur effet : les oreilles de l’autre se plaquent sur son crâne et dans le même temps, les muscles de Pandémonium se contractent violemment. Il recule d’un pas, prêt à attaquer. Il le savait, ce fourbe allait le prendre en traître et l’agresser ! Mais il lui suffit de croiser l’œil contrit qui ose à peine le regarder pour se poser à nouveau quelques questions. Non, ce n’était pas une posture d’attaque mais plus celle d’un jeune qu’on vient de sermonner. Serais-ce encore une feinte ? Pandémonium le couve d’un regard suspicieux. Va pour cette fois, il se laisse avoir volontairement par le piège qu’on lui tend. Mais il demeure sur ses gardes, en conservant une apparence détendue. Il se rassoit, l’air calme et serein. Peut-être ce loup était-il tout simplement plus jeune que lui et qu’il avait un humour assez… spécial ?

Non, clairement non. Il n’y avait pas que son humour qui était spécial, le jeune loup le comprit rapidement. Dès l’instant où l’autre se mit à tourner sur place à toute vitesse sous l’œil éberlué du jeune Dragon, ce dernier comprit que quelque chose ne tournait visiblement pas rond dans le crâne de cet animal-là. Et il tournait, il tournait comme s’il n’allait jamais s’arrêter. Pandémonium en eut presque mal au crâne de le regarder, mais il ne pouvait pas détacher ces yeux de ce spécimen si étrange. Vraiment, s’il l’avait déjà rencontré quelque part, il s’en souviendrait, c’est certain. On n’oublie pas quelque chose comme ça si facilement…
Pandémonium songe un instant à se faire la belle pendant que l’autre s’amuse à courir après sa queue. Mais il a à peine le temps de trouver cette idée attrayante que déjà, l’inconnu lui fait face, plantant ses yeux fous dans les siens. La distance entre les deux loups s’est considérablement réduite, ce qui indispose un peu l’ancien Navnik qui, contrecarrant un réflexe qui aurait pu être désastreux, se fait violence pour ne pas reculer. Qui sait si l’autre ne le prendrait pas comme une offense personnelle ? Tout et n’importe quoi semblait pouvoir passer dans son esprit dans une seule et même seconde.

« C’est quoi ton nom. » Ô Miracle, enfin quelque chose de sensé ! Aucune intonation interrogative, juste un ordre donné comme ça, lancé à la volée. En temps normal, face à un être normalement constitué, Pandémonium aurait sûrement balancé fièrement qu’on ne lui donne pas d’ordres. Mais là, il n’a pas trop le choix et pas du tout envie de provoquer ce malade. Il esquisse donc un sourire forcé – qui ressemble davantage à une grimace d’ailleurs – et s’entend répondre d’une voix docile :

« Je m'appelle Pan-dé-mo-nium. », dit-il en articulant exagérément sur chaque syllabe, pour être sûr de se faire comprendre. Et poussant même la politesse jusqu'à l'hypocrisie, il avance d'une voix douce : « Et toi ? C'est quoi ton nom. », ordonne-t-il comme l'autre l'avait fait. Mieux valait communiquer sur la même longueur d'onde, pour la sécurité de tout le monde.

On notera d'ailleurs qu'on passera outre le fait que cet imbécile avait tenté d'usurper l'identité de sa propre mère, et qu'il ne s'était pas donné la peine de se justifier ni même d'émettre le moindre début d'explication à ce sujet...

Là encore, le loup inconnu semble réfléchir avec une lenteur à laquelle Pandémonium commence à s’habituer. Il est peu lent à la détente, mais il semble plus abruti que méchant, en fin de compte. Et il y a toujours cette impression désagréable qui le démange, celle qui lui susurre tout doucement que cet inconnu ne l’est pas tant que ça… Mais il a beau chercher, il ne trouve aucun souvenir qui l’y rattacherai. C’est sûrement un égarement de son esprit, comme un de ces sensations de déjà-vu, lorsqu’on a l’impression d’avoir déjà vécu une scène alors que pas du tout. C’est ça, ce loup n’était qu’une illusion, un mirage. Un mirage bardé de quatre rangées de crocs, ne l’oublions pas.

« Tues-le. » Les yeux du jeune loup s’écarquillent encore de stupeur. Ce drôle-là n’a pas fini de le surprendre… S’appelle-t-il réellement Tues-le, ou alors est-ce que son nom n’avait rien à voir avec le verbe tuer ? Peut-être qu’il s’appelait en réalité Tuleux, ou Thuleud, allez savoir. Ou alors étais-ce encore un ordre lancé en l’air ? Pandémonium regarde derrière lui, au cas où quelque chose à tuer se serait glissé dans leur conversation, mais ils sont bel et bien seuls au milieu de ces ruines sur lesquelles la nuit commence à tomber pour de bon. Il reporte son attention sur le loup brun, sur Tuleux. Après tout, on ne choisit pas comment on s’appelle, songe le fils du Dragon. Sa chère mère l’avait bien appelé Pandémonium, ce nom à rallonge qu’elle avait pêché dieu seul sait où.
Bien, et maintenant ? Les deux loups restaient plantés là, à se regarder en chiens de faïence, sans savoir quoi dire. De toute façon, la communication avec ce drôle-là semblait assez restreinte… Pandémonium avait cette envie pressante de partir, aller tracer son petit bonhomme de chemin en solitaire, loin de cet étrange spécimen, mais quelque chose le maintenait cloué sur place. Sûrement ce déjà-vu, encore et toujours plus persistant. Ses yeux se perdirent un instant sur la fourrure rêche de son « interlocuteur », qui masquait mal ses côtes saillantes et brutalement, une idée s’impose dans l’esprit du jeune loup.

« T'as faim ? Tu veux manger ? »

Ce n’était pas un accès de pitié qui l’avait fait parler, c’était plutôt une envie de se mettre quelque chose sous la dent, l’envie de faire quelque chose, au lieu de rester à contempler l’autre dans le blanc des yeux sans savoir quoi dire ni quoi faire. Et puis, il y avait un garde-manger dans lequel on pouvait allègrement se servir, alors pourquoi se priver ? Autant montrer à ce loup décharné le moyen de subvenir à ses besoins sans trop se fatiguer, il semblait en avoir besoin...

Les mots « faim » et « manger », ça Thuleux semble parfaitement les comprendre. Ces deux mots semblaient presque être un pot-de-vin universel, qui marchait à tous les coups : ses yeux brillèrent soudain d’une lueur intéressée, et il hocha de la tête avec un enthousiasme qui ravit soudain Pandémonium. Enfin quelque chose à faire où il ne risquerait pas de marcher sur des œufs face à cet inconnu si étrange ! Un léger sourire vient étirer ses babines dans un rictus malin. De nuit, tous ces imbéciles de traîtres doivent dormir, et Pandémonium sait parfaitement qu’il n’y a aucune sentinelle pour les intercepter. Il connaît le territoire comme sa poche, et il sait que ce sera un jeu d’enfant que de se nourrir dans le garde-manger de la meute. De toute façon, qui s’apercevrait de la disparition d’une ou deux proies ? D’un signe de tête, il invite le loup à le suivre. Il se permet même de lui tourner le dos. Oh, il ne lui accordait pas une once de confiance par ce geste, il savait pertinemment que l’autre pourrait lui sauter dessus à chaque instant. Mais il sentait naître en cet animal une admiration pour lui-même que personne ne lui avait jamais porté, et ce sentiment était si agréable que Pandémonium ne pouvait s’en lasser. Pour une fois, c’était lui qui menait la danse.

Ils ne tardèrent pas à arriver non loin du garde-manger, et Pandémonium fit une halte, se tournant vers son compagnon le moins brusquement possible : ses réactions semblaient tellement étranges, mieux valait prévenir que guérir… Ils ne couraient aucun risque en s’aventurant chez les Navniks, mais ce loup semblait si peu expérimenté que Pandémonium préféra le mettre en garde, au cas où il serait tenté de vouloir manger facilement une autre fois, dans un autre garde-manger.

« Attention. On ne doit pas se faire attraper par les autres loups. », lui chuchota-t-il d'un air conspirateur.

Le risque rajoutait un peu de piment à cette aventure qui s’annonçait d’office comme un succès. Puis, sans prévenir, Pandémonium s’élança vers la nourriture d’un bond leste et, courant à toute vitesse, repérant un faisan qui traînait sur le tas, l’attrapa entre ses mâchoires. Il se retourne, prêt à déguerpir et voit l’autre encore planté à plusieurs mètres, le regardant fixement. Pandémonium lâche un soupir, et accourt, faisan entre les dents, de son « coéquipier ». Il n’ose pas le toucher pour lui donner un coup d’épaule, comme il l’aurait fait avec n’importe qui, mais d’un regard pressant, il marmonne entre ses crocs serrés :

« Allez, fa chercher le chtien ! »

Son ordre semble arracher le loup inconnu à ses pensées. Mais à quoi peut-il bien rêvasser comme ça, au beau milieu d’un pillage ?! Il semblait tant excité à l’idée de commettre ce méfait, que Pandémonium en avait ressenti une joie intense qu’il n’avait cependant pas laissé paraître. Jamais il n’aurait cru qu’initier un autre que lui-même à quelque chose d’inconnu puisse autant l’égayer. Il regarde donc d’un œil amusé le loup brun qui file à son tour vers le garde-manger à toute allure. Ses mâchoires se plantent dans le corps d’un chevreuil que déjà, Pandémonium fronce le museau. Arrivera-t-il à soulever une proie aussi imposante, surtout au vu de son gabarit ? En effet, Thuleux ne parvient pas à se saisir du cervidé et jette un coup d’œil affolé au jeune Dragon qui tente de demeurer impassible, bien que l’inexpérience de l’inconnu lui soit si étrangère qu’il se demande encore si l’autre n’est pas réellement stupide. Thuleux semble jeter son dévolu assez rapidement sur la dinde qui trône fièrement à côté du chevreuil désormais abandonné, et avec une rapidité assez déconcertante, il galope vivement jusqu’au jeune loup qui l’attends patiemment.

Lorsqu’il est sur le point d’arriver à sa hauteur, Pandémonium fait volte-face et s’élance à son tour, droit devant lui, pour s’éloigner un peu des ruines – au cas impossible où ils croiseraient quelqu’un. Mieux valait faire croire à son complice qu’il risquait réellement quelque chose à traîner dans les parages, le risque semblait tellement lui plaire… Ils galopent tous deux sur plusieurs centaines de mètres, jusqu’à s’arrêter non loin d’un rocher sur lequel Pandémonium se hisse avec quelques difficultés, alourdi par le faisan et déstabilisé par la pente. Il parvient cependant en haut tant bien que mal, et y pose son butin avec une certaine fierté, sous les étoiles qui commencent à poindre. Un léger sourire retrousse ses babines ; il est heureux d’être ici. Il a commit son deuxième méfait contre les Navniks et, en plus de ça, il a découvert une compagnie fort agréable en cet inconnu un peu… spécial.
Il hoche la tête dans sa direction, le regard brillant, et lui fait signe de monter le rejoindre.

« Monte, on sera tranquilles pour manger là-haut ! », lance-t-il avec enthousiasme.

L’œil qui le fixe brille de cette lueur intrépide propre à l’enfance. Ce loup semblait si émerveillé, si facilement impressionnable, comme s’il s’était agit d’un louveteau à peine né qui semblait découvrir le monde. Pandémonium était un peu jaloux de cette innocence qu’il avait déjà perdue, incapable de s’émerveiller devant le danger d’un pillage, comme si ce genre d’activité était devenu une routine morne et répétitive. Même pas une année de vie entière sur cette terre, et il se sentait déjà désabusé, incapable de s’étonner de quoi que ce soit. Et juste là, devant lui, se tenait un animal qui était en fait encore un enfant, naïf et innocent, auquel il pouvait faire croire ce qui lui chantait, auquel il pouvait dévouer son expérience et son temps, ou bien lui mentir et l’enfoncer. Quoi qu’il fasse, l’autre le croirait. Pandémonium n’aurait su dire ce qu’il y avait de plus plaisant dans ce sentiment : si c’était cette supériorité nouvelle fraîchement acquise, ou bien si c’était le fait de pouvoir se servir de lui comme d’une marionnette, de pouvoir le manipuler à sa guise. Ou alors étais-ce ce sentiment d’être devenu indispensable qui le ravissait ? Il ne savait pas, mais il avait envie de rester avec Thuleux, de lui faire voir le monde à travers lui. A travers lui, et à travers personne d’autre. Il penserait comme lui, il réfléchirait comme lui. Il serait lui, grâce à son enseignement. Enfin quelqu’un incapable de le trahir, incapable de le contredire, incapable de l’abandonner. Il serait son double, son unique allié. Il serait sa Chose.

Et il voyait bien dans les yeux brillants de son acolyte, ainsi qu’à son sourire niais, qu’il parviendrait à tout ce qu’il escomptait. Il pouvait faire du loup ce que bon lui chantait. Par chance, Pandémonium n’était pas encore assez vieux, ni assez expérimenté, ni assez vicieux pour trouver un quelconque intérêt à le manipuler dans un sens malsain. Non, pour l’instant il ne lui voulait que du bien. A condition, bien sûr, d’y trouver son compte, cela va de soi. En le voyant déchirer la chair de la dinde à pleines dents, Pandémonium se rendit compte que, pour la première fois de sa courte vie, il venait d’accomplir une bonne action. Une bonne action pas dénuée d’intérêt, certes, mais une bonne action tout de même. Etrangement, cette idée ne le répugna pas. Enfin, presque pas. Serais-ce son premier pas vers le monde des faibles ?

« Kon mongue, rakonque-moi. » Les oreilles du louvard s’agitèrent vivement. Il resta planté, mâchouillant sa viande avec perplexité, hésitant sur le sens des mots que l’autre venait de dire. Etais-ce encore une de ses phrases sans queue ni tête, ou bien étais-ce juste parce qu’il avait la gueule pleine ? Quand bien même, si l’autre lui avait bel et bien demandé de raconter ce qu’était « son monde », il ajoutait encore une dose de perplexité dans le crâne du jeune loup. Lui raconter quoi ? Par réflexe, Pandémonium embrassa l’horizon du regard. Son monde à lui, n’était-il pas le même que celui de l’autre ? De quel monde voulait-il qu’il lui parle exactement ? D’où venait-il réellement ? N’oublie pas qu’il n’est pas totalement sain d’esprit, Pandémonium. N’oublie pas qu’il peut t’attaquer. Mais curieusement, ces pensées le laissaient moins méfiant qu’auparavant. Un semblant de confiance semblait s’être installé pour cet inconnu dans le cœur du louvard, comme par réflexe, un vieux réflexe mû par quelques souvenirs effacés. Il ne pouvait pas répondre à cette question, dénuée de sens, qu’il ne comprenait pas. Il ne pouvait pas lui décrire leur monde en entier. Et puis de toute façon, l’autre ne l’avait-il jamais vu ? Il était en plein dedans, pourtant ! Le jeune loup s’arrête un instant de manger, pour le fixer avec insistance. D’où viens-tu exactement, pour être à ce point perdu ?

« Dis-moi d'abord d'où tu viens, toi. », répondit-il avec un oeil flamboyant de curiosité.

Dès l'instant où ces mots sortirent de sa gueule, il se demanda pourquoi il n'avait pas posé cette question plus tôt. En réalité, c'était ce qu'il aurait du faire, dès le début. Ce loup provenait peut-être d'un univers totalement différent, ce qui expliquerait son comportement étrange. Quel con.

« Oublié. » Lui ment-il ? Ou ne veut-il tout simplement pas en parler ? Pandémonium scrute son interlocuteur avec suspicion, les yeux légèrement plissés, à la recherche d’une trace, d’un indice, d’un signe qui aurait prouvé qu’il était en train de lui mentir, de façon flagrante. Mais rien. L’autre semblait parfaitement sincère. Il était donc sincère. Pandémonium avait donc affaire à un amnésique. Il déchira un nouveau morceau de viande, qu’il mastiqua tout en méditant quelques instants. Il avait vaguement entendu parler de ces loups qui perdaient la mémoire au lendemain d’un choc émotionnel trop rude, ou d’un coup un peu trop fort sur le crâne. Mais il n’avait jamais réellement cru à l’amnésie en elle-même. Pourtant, se tenait devant lui la preuve irréfutable que l’amnésie existait. Comment expliquer autrement que ce loup pourtant presque adulte, soit aussi inexpérimenté ? Oh, il pouvait être tout simplement stupide, mais les êtres stupides meurent souvent jeunes. Et de toute façon, Pandémonium n’avait pas envie de se dire que cet autre, pour qui il éprouvait une sensation toute nouvelle et pourtant ancienne, pouvait être stupide. Non, il était bien loin de l’être.

Alors, que dire ? Que lui raconter de ce monde qu’il a « oublié » ? Faut-il vraiment lui raconter ce qu’est un lapin, ce qu’est un sapin, ce qu’est un autre loup, ou bien faut-il parler de choses plus générales ? Des relations entre les différentes meutes, des frontières, des combats, des tensions ? Ou de choses absolument abstraites, sur le sens de leur vie à tous ? Se rappelle-t-il aussi que l’on meurt tous, à la fin ? Ne sait-il réellement plus rien, ou sa mémoire a-t-elle été perdue superficiellement ? Non, il se souvient de son prénom, ce qui est déjà un bon début ; il n’a pas tout oublié. Mais la question demeure tout de même trop vaste pour le jeune loup, qui le regarde avec une fixité presque effrayante.

« Mon monde est libre. Dans mon monde, je fais ce qu'il me plaît, sans jamais être contraint. », répondit-il d'une voix hésitante. Étais-ce la réponse que le loup attendait ?

Il fallait qu'il lui montre ce que c'était que le monde, en général, de son point de vue. Ce loup-là ne devait pas écouter le point de vue des autres, il devrait seulement l'écouter, lui. Et ils seraient parfaitement identiques. Pandémonium n'avait jamais rencontré quelqu'un qui pensait de la même façon égoïste et libertine que lui : c'était l'occasion non pas de rencontrer cette personne, mais de la fabriquer.
Il regarde l'autre avec intérêt, frémissant presque, guettant un signe, une expression qui aurait signifié que l'autre avait compris, que c'était la réponse qu'il attendait. Pandémonium avait ce besoin oppressant de lui apprendre, de lui faire comprendre. Et si par malheur il ne comprenait pas, si ce n'était pas la bonne réponse, le jeune Dragon s'en serait terriblement voulu. Il n'hésite donc pas à poser une nouvelle question, espérant une réponse plus précise, qui pourrait guider la sienne :

« Tu veux savoir quoi exactement ? »