La terre sous ses pattes avait tremblé dans un fracas de fin du monde. Rejetant aux confins de l'oubli la poursuite du lapin qui l'accaparait tant une demi-seconde plus tôt, Zwey s'était instantanément jeté au sol tandis qu'un grondement orageux, mêlé de mille hurlements de métal, se propageait sur toute la plaine. Yeux mi-clos, le loup aurait presque juré voir celle-ci trembler et onduler en réaction à ce bouleversement donc la cause, quelle qu'elle soit, venait de foudroyer la terre et y suspendre toute vie alentours pendant une minute interminable.
Lorsqu'enfin tout bruit cessa, Zwey osa ouvrir les yeux et dresser une oreille : autour de lui, la nature retenait son souffle. Son cœur battait entre ses côtes aussi fort que le choc qui venait d'ébranler les vastes terres cuites et sèches des solitaires. Sa deuxième oreille se redressa lentement sur sa tête, alors qu'il cherchait des yeux la cause de ce bruit terrible, sans pouvoir d'abord la localiser.
Puis, un pépiement bref retentit non loin, causant chez lui un léger sursaut. Du coin de l'oeil, il aperçut un petit oiseau brun, posé sur une branche morte, qui scrutait lui aussi les environs de ses yeux brillants. Le souffle précipité qui agitait les côtes du loup s'apaisa un peu, et il considéra même l'idée de sauter sur ladite branche pour ne faire qu'une bouchée de l'oiseau.
Malheureusement, celui-ci s'envola, et Zwey en fut réduit à fixer la trace de patte laissée par son lapin perdu précédemment en s'interrogeant sur la cause de ce vacarme.
Il finit par se lever, s'ébrouer, et plisser des yeux sur l'horizon : la curiosité était l'un de ses défauts, et ce jour-là, elle allait jusqu'à lui faire négliger la proie qui avait filé sous son nez. Il allait peut-être le regretter plus tard mais, pour le moment, il aurait voulu savoir ce qu...
La sentinelle plissa ses yeux noisette : au loin, une forme sombre paraissait encombrer le long ruban de pierre noire craquelée que les hommes nommaient "autoroute". Dans le ciel, de nombreux rapaces commençaient à s'amonceler au-dessus de la chose morte et pachydermique.
Le loup passa la langue sur ses babines puis, au petit trot, s'engagea dans cette direction.

Il arriva rapidement au niveau de l'autoroute. Tapis derrière son rebord surélevé et fissuré, il observait prudemment les aller-retours des humains autour de leur engin métallique de cauchemar. Une forte odeur de fer et d'essence imprégnait l'air, mais pas uniquement : autrement, Zwey aurait eu vite fait de tourner les talons. Traîner les pattes près d'autant d'humains sans objectif précis était après tout, plus que suicidaire, singulièrement stupide.
Le fait était que, et les oiseaux l'avaient bien senti, se répandait dans l'atmosphère tout autour de la carcasse de métal, comme la fragrance du sang près d'un cadavre fraîchement chassé, une forte odeur d'eau fraîche. Et elle mettait l'eau à la bouche de Zwey.
Pendant de longs jours, la sentinelle avait été assaillie par le mal causé par les eaux contaminées, arrivant difficilement à se déplacer et à se nourrir. Son estomac parvenait péniblement à accepter la viande, mais pour ce qui était de l'eau, il avait vite fait de la rejeter. Elle prenait un goût ignoble sur sa langue. De fait, aujourd'hui, la sentir si proche et si pure le rendait téméraire.
Il s'était placé aux abords de la grande mare formée par le jet qui jaillissait joyeusement du corps éventré de la citerne, et attendait. S'il était patient, quelque chose finirait par distraire les gardes. Après tout, il n'était pas le seul attiré par l'odeur liquide dans le coin.

Il n'eut pas à attendre longtemps. Très vite, la sentinelle aperçut une petite forme noire qui se glissait subrepticement vers l'arrière du véhicule, au nez et à la barbe des hommes. C'était un loup à priori, trop loin pour sentir son odeur ; et physiquement, il ne disait rien à Zwey. Celui-ci s'appliqua donc à le suivre des yeux en priant pour que quelque chose de dommageable lui arrive. A la guerre comme à la guerre.
Et effectivement, par une maladresse quelconque, le loup noir attira l'attention du garde en faction, qui aboya quelque chose dans son étrange langage et se jeta sur lui avec violence. Les muscles de Zwey se tendirent sous sa fourrure : c'était ce qu'il attendait. Il ne prit pas le temps de vérifier une énième fois les environs et sauta prestement sur l'autoroute, avant de courir à la mare. Quelques bonds, et l'animal plongea le museau dans l'eau glacée avec une magnifique sensation de délivrance. Il lapa en vitesse tout ce que son estomac pouvait contenir d'eau fraîche, cruellement conscient de la proximité des hommes autour de lui. Non loin, un couinement de loup se fit entendre. Puis un cri humain.
Zwey releva la tête, sa fourrure dégoulinante d'eau claire et l'estomac contracté par le froid et l'apport soudain. Ne pas vomir - songea-t-il confusément. C'était le plus important à l'heure actuelle. Avec la fuite.
Alors qu'un homme se dirigeait vers lui en armant son fusil, Zwey fit demi-tour sans demander son reste. Il bondit de l'autoroute et fila aussi vite que possible, alors que derrière lui retentissaient des coups de fusil dans le vide.

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