Athos était tellement plongé dans ses pensées qu'il n'avait pas remarqué le trouble et l'émotion sur le visage de la louve en face de lui. Le grand loup brun entendit  la question de Rajaa  et en comprit grossièrement le sens; bien qu'il n'arriverait pas à répéter ce qu'elle avait dit. Le loup n'était pas très bavard ni très expressif. Il détestait parler de lui même et surtout détestait de parler de son passé aux autres; même avec son ami Askaal. Néanmoins,  cette fois ci, il se laissa aller. La fille avait l'air de le comprendre. Peut-être est ce à cause de son air fragile qu'il se laissait si facilement approcher. Il ne savait pas vraiment.

Erendil. Sa mère, il le supposait tout du moins. Il se souvenait de son visage; sa voix douce, sa queue magnifique et si douce. Une belle louve noire comme la nuit. Aucune cicatrice visible sur ce corps parfait dont les poils brillaient à l'éclat de la lune. C'était de cette image qu'il se souvenait. Comment ne pas croire à une apparition ou un songe quand une si belle image semble être son seul souvenir?

 Il se souvient très peu de l'apparence de son père.  Il revoyait une grande silhouette épaisse et bâtie, peut être brun gris. Il ne savait pas exactement.  Par contre, pour son père, il avait un souvenir très net de sa voix lui hurlant de s'échapper du massacre. Cette voix l'avait fait frissonner pendant des mois. Maintenant; elle faisait parti de lui. Rajaa voulait en savoir plus concernant Erendil et sa famille. Mais Athos n'en savait pas davantage. Un loup, une louve, des louveteaux. Et lui. Tous  morts, sauf un épargné du destin. Il répondit alors simplement, doucement,  comme si il disait ses dernières paroles parce que celles ci reflétaient les derniers souvenirs d'un louveteau qui aurait dû mourir avec les siens. 


" Croyez moi, vous n'avez pas envie d'en savoir plus.  Je suis Athos, fils de la défunte Erendil et de son compagnon, morts lors d'un éboulement causé par un bombardement humain. La louve noire, son compagnon brun et leurs louveteaux ont été broyés et détruits par des rochers et éclats de bombes. Mon père m'a sauvé de cet accident dont je suis le seul rescapé. Non. Vous ne pouvez pas en savoir plus parce que vous ne pouvez pas imaginer ce que c'est de n'avoir comme souvenir de sa famille que des cris de panique et d'agonie et le son des os de ses frères qui se brisent. Erendil était une louve noire du Nord qui avait fondé sa propre meute avec son compagnon, une jeune meute composée uniquement de sa famille et qui connut un bien tragique destin.  Je vous le dis et vous le répète.  Vous ne pouvez pas en savoir plus car personne n'a vu et ne se souvient de ce que j'aurais pu voir. "

Il était là clé de cette meute familiale; l'unique descendant de cette famille maudite car détruite. Il n'avait plus jamais voulu s'attacher à quelqu'un. Peut être y avait il vraiment une malédiction sur sa famille pour qu'ils y soient tous passés.  Sauf un.

Tout d'abord, Athos n'eut aucune réaction.  Il avait bien entendu ce que la belle louve noire lui avait dit, mais il n'avait d'abord pas compris, ou plutôt pas voulu comprendre; que ces paroles s'adressaient à lui.  Puis il réalisa le sens de ces paroles. Ou le père et la mère de Rajaa étaient les sosies parfaits de ceux du grand loup brun, avec les mêmes histoires et les mêmes apparences, ou la louve racontait n'importe quoi, ou encore... Les parents d'Athos étaient également ceux de Rajaa.  C'est à dire que la Solitaire et le Sekmet seraient frères et soeurs. Le loup resta d'abord interdit. Il n'eut que la force de murmurer: 

"C'est impossible..."


Le grand loup brun regardait la louve; mais son regard était vide et ses pensées étaient ailleurs. Il ne parvenait pas à croire ce qu'il entendait. Ses parents avaient survécu ! Mais comment ? Pourtant il avait entendu les os craquer, sa mère hurler  et les appels à l'aide de son père.  Il avait senti son père le pousser pour que le louvard ne se fasse pas écraser par une roche de plusieurs centaines de kilos. Le grand loup qu'était son père aurait dû périr sous cette même pierre. Ou la chance avait été avec lui et il aurait pu esquiver, ou être abrité par une autre pierre.  Le loup ne savait plus. Il ne savait plus rien. Déjà qu'il  ne connaissait que très peu de choses de son passé; les révélations et la trouvaille de Rajaa lui faisaient réaliser qu'il ne savait rien. Ses frères avaient pourtant bien péri, broyés. Mais ses parents avaient survécu.  Des milliers de questions se bousculaient comme un troupeau de biches apeurées dans la tête du grand loup brun. Pourquoi l'avaient ils laissé si eux aussi avait il survécu ! Il aurait pu éviter bien des souffrances et des tourments s'il n'avait pas été seul, livré à lui même,  traité de batard par les uns et d'orphelin renégat par les autres. Le loup avait souffert. Mais ce qui était fait était fait. Les deux loups avaient survécu mais la louve était finalement morte. Le père l'était d'ailleurs aussi, peut-être bien. Athos n'en était pas triste. Il était seul depuis déjà bien longtemps. Il essaya tant bien que mal à taire les questions qui l'assaillaient;  il tenterait d'y répondre plus tard.  Il essaya aussi de se calmer pour parvenir à aligner quelques mots :

" J'ai entendu leurs os craquer, j'ai vu mes frères mourir sous mes yeux. Je ne me rappelle ni de leurs visages ni de leurs noms alors que nous avons vécu presque toute notre enfance ensemble. Et j'étais certain d'avoir vu ce rocher qui allait m'écraser aussi écraser mon père qui m'avait secouru. J'ai entendu les cris d'agonie et de terreur de ma mère.  J'ai entendu les pierres s'éclater au sol; balayant tout sur leur passage.  J'étais certain d'être le seul qui ait échappé par une mauvaise farce du destin au sort de ma famille. Mais maintenant je ne sais plus rien. Si ce que tu  dis est vrai... "

Il ricana et dit avec ironie :

     " Alors c'est sûrement pour ça que mon stupide subconscient m'a incité à te donner ce foutu blaireau."

Il sourit avec simplicité et calme.  Il ne savait pas tellement comment réagir, laissant aller le naturel,  et voulait simplement comprendre. Seulement pour aujourd'hui c'en était assez. Il apprendrait à connaître sa propre famille. Sa propre mere; meme si la jeune louve ne pouvait pas en dire beaucoup plus sur ce sujet, et apprendre à connaitre son propre pere. Mais plus tard.  Alors il avait simplement souri. Souri parce qu'il n'était plus le seul rescapé de la meute d'Erendil. Souri parce qu'il avait une  soeur.

Au fur et à mesure que la louve noire parlait, le grand loup brun hochait la tête.  Il n'avait que très peu de souvenirs de sa vie passée, mais ce qu'elle avait dit y correspondait parfaitement.  Il ne pouvait le nier. Ils étaient frères et soeurs. Le tourment causé par sa perte de mémoire n'était certes pas effacé,mais il avait une chose qui le rattachait à sa famille, et c'était très important pour lui. Il resta néanmoins assez grave, presque interdit dans son regard vide de sentiments, vide de tristesse ou de joie. Il ne parvenait plus à réfléchir logiquement tellement tout ceci lui semblait insensé. Mais il devait se faire une raison, et inconsciencemment il s'en voulait de ne pas se réjouir vraiment. Il avait une soeur, une famille,  ce dont il avait manqué lors de sa perte de mémoire.  Puis; il avait appris à vivre sans. Il n'avait besoin de personne d'autre que lui même .  Mais à ce moment précis, il se rendait compte que cette louve qui venait d'apparaître dans sa vie occupait déjà une place importante.  C'était sa seule famille. Et la famille, c'est le plus important. Il le sentait des ses tripes,  elle était ce que sa mère aurait dû être : élancée et noire comme la nuit. Cependant; il sut que la douceur qui caractérisait sa mère n'était pas un atout de la louve qui semblait endurcie par ce qu'elle avait déjà vécu.

Athos cessa de hocher  la tête.  Une seule question lui vint à l'esprit :  "Et maintenant ? " . Il grimaça. Il venait de retrouver sa "famille" , du moins ce qu'il en restait. Il ne voulait pas la perdre à nouveau.  Il savait au plus profond de lui même que cette louve et lui avaient un destin en commun; que les fils de leurs vies allaient s'entrecouper,  se croiser , s'entremêler.  Ils auraient sûrement un rôle à jouer l'un pour l'autre un jour. Athos observa mieux la louve blessée. Elle était jeune, peut être environ un an de moins que lui. Elle était solitaire et donc sans grade ni formation quelqueconque. Alors il eut un idée.  Athos non plus n'a jamais vraiment été formé. Louvard agité et perturbateur lorsqu'il arriva dans la meute des Sekmets,  il avait préféré s'entraîner seul sans être aux crochets de quiconque, seulement en observant en cachette les meilleurs combattants. Mais la, il pourrait s'entraîner avec quelqu'un sans avoir cette impression : sa propre soeur.

" Je vais devoir rentrer chez moi pour aider les autres chasseurs.  Mais il serait bête de se quitter ainsi.  J'ai besoin de quelqu'un de confiance pour m'aider et m'entraîner à être meilleurs que certains en particulier dans ma meute et  en dehors. "

Il ricana un peu. Il avait des loups bien précis auxquels il mettrait  volontiers une bonne raclée. 

" Nous pourrions nous entraîner ensemble. A la prochaine pleine lune sur un territoire neutre. Tiens, le Styx. Qu'en dis tu ? "

Athos s'appliquait toujours à faire comme si tout lui était égal.  Par exemple, qu'elle refuse ou qu'elle accepte.  Mais au fond de lui, il espérait fortement qu'elle veuille bien garder contact avec ce prétexte d'entraînement, qui mêlait l'utile à l'agréable.

Étonnée du soudain revirement de situation et de comportement d'Athos, la louve noire regarda son frère, interrogative.  Athos fronça les sourcils et regarda le tronc d'un arbre calciné. Voilà.  Ils finiraient tous comme ceci. En miettes, difformes et personnes ne se soucieraient d'eux, détruits par d'autres loups, amis ou ennemis. Car quand la bataille fait rage, qui peut dire ne jamais avoir donné un coup conscient,  inconscient ou involontaire à ses amis ? Même lui avait déjà ragé lors d'une bataille contre un ami. Les pensées d'Athos voyageaient et s'égaraient,  si bien que de fils en aiguille il se retrouva à se demander si un jour il serait amené à se battre contre les siens pour sa famille ou ce qu'il en reste. La meute qui l'avait accueilli, adopté ou celle qui avait toujours été là sienne ?


Il ferma les yeux.  Le fait que la louve noire, sa soeur, avait rejoint les Navnik était d'autant plus perturbant. Si les deux meutes venaient un jour à se battre, il aurait à choisir son camp,  à choisir sa famille, à choisir son destin. Traître, paria ou fratricide ? Ce choix, nous en conviendrons,  ne susciterait l'engouement de personne. Le grand loup fit une moue coincée, comme si il souffrait de l'intérieur.  Il n'arrivait pas à répondre aux questions de sa soeur. Que lui dire ? Bonjour je ne sais pas quoi faire, te tuer ou tuer mes pairs ? Cette question pourtant terrible sonnait ridicule dans son esprit.  Athos  était parmi les plus loyaux des Sekmets.  C'était une de ces principales qualités, ce pourquoi on le trouvait chevalier dans l'âme. Mais la loyauté envers sa meute, que valait elle face à l'amour de sa famille?  Pour Athos, elle valait beaucoup.  La loyauté était une chose qu'on donnait peu, mais qu'il fallait conserver à vie si on l'accordait.  C'était un de ses nombreux principes du code d'honneur.

Il rouvrit les yeux, et se rendit compte qu'il était parti très très loin dans sa réflexion.  Il ouvrit la bouche comme pour parler, mais l'air sembla lui manquer et seul un long souffle exaspéré et agacé en sorti. Il ne voulait pas être froid et distant avec sa propre soeur, mais il avait toujours été ainsi avec tout le monde; et n'avait eu aucune famille pour palier à ce défaut. Alors il souria, l'air de rien, sans répondre. Il tourna le dos à sa soeur et commença à faire rouler un tronc d'arbre à demi calciné devant lui. Puis, il en aligna un second collé juste derrière.  Un ricanement au bout des lèvres,  il imaginait le faciès de sa soeur dans l'incompréhension la plus totale de ce nouveau revirement de situation. 

Après avoir déplacé quelques troncs, il se retourna et dit :

" Une course d'obstacle pourrait nous aider à améliorer notre rapidité et notre souplesse, ainsi que notre façon de réagir à l'environnement. On pourrait commencer par delimiter un circuit, puis placer des troncs comme obstacles. Ensuite, chacun de notre côté; on se prépare des pièges pour voire notre façon d'improviser selon la situation. Après on passe l'un après l'autre. Quand un passe; l'autre compte; et le but est d'améliorer son temps à chaque passage. Pour corser la difficulté, l'autre pourra aussi rajouter entre deux courses de nouveaux obstacles surprises. Je pense que ça peut donner un bon truc !"

Le loup montra la piste. C'était un sorte de grand sentier qui serpentait  un peu,  avec de petites bosses. Cela pour convenir.