- Tu ferrais mieux de partir.

Nul doute. Elle n'est pas seulement furieuse, elle est hors d'elle. Mais, étrangement, je n'ai pas l'intention de m'en aller. Alors qu'il est dans ma nature de filer entre les arbres sans chercher à aller plus loin que mes limites me l'imposent, je fuis face à un danger plus grand que mes capacités et je n'ai aucune intention de m'en éloigner. En fait, l'adrénaline qui monte est délicieuse, alors que je la sens grimper en moi comme une furie.

- Pars, ou je serais obligée de te tuer. Je ne peux pas te laisser faire du mal à l'un des miens.

Je vois ses pattes pétrir nerveusement le sol. Elle peine à se maîtriser, mais je n'ai aucune envie de partir. Toujours pas. En dehors de cette colère sourde qui se reflète dans son regard, et sur sa face toute entière, je perçois une lueur d'un sentiment étrange. La déception ? Des regrets ? Pour quoi ? Pour ne pas m'avoir attrapé dès notre premier échange de regard ? Pour avoir attendu si longtemps avant de répandre mes tripes sur le sol ? Non. Si elle me demande de partir, c'est bien qu'elle ne souhaite pas me tuer. Alors pourquoi m'en aller, si je connais déjà ses intentions ? Je reste planté là, sans bouger, à la regarder se contenir de longues secondes.

- Je n'ai pas l'intention de m'en aller. On s'amusait si bien, ce serait vraiment dommage. En plus, tu n'm'as pas dit ton nom. Et j'aimerais le connaître, maintenant.

J'essaie de détendre l'atmosphère, à nouveau. J'essaie, mais rien ne change. Au contraire, j'ai l'impression d'attiser davantage sa fureur. Elle n'est vraiment pas contente, et je n'ai pas besoin de la connaître de longue date pour le comprendre. Il est normal, après tout, d'en vouloir à un loup qui vient menacer sa propre meute impunément. En revanche, si elle ne cherche pas à m'abattre après ces menaces ouvertes, c'est qu'elle a une raison. Et elle doit en avoir une sacrément bonne, étant donné qu'en plus d'être témoin de mes paroles, elle est une Sekmet pure et dure. La curiosité m'emporte, et j'en viens à me demander ce qui peut bien l'empêcher de vouloir me mettre en pièces. Est-ce que les Sekmets auraient évolués, ces trois dernières années ? Est-ce qu'il serait apparu chez eux une once de bon sens ou ... De compassion ? Dans le cas de la jeune femelle immaculée, cependant, c'est davantage une question d'incohérence. Même moi, solitaire, je sais qu'on ne laisse pas partir vivant un intrus qui a menacé les siens de mort.

Elle ne prend pas la peine de répondre à ma dernière tirade, voilà qu'elle fond sur moi avec cette hargne sur le visage, et pas la moindre hésitation dans ses mouvements. Peut-être que je me suis trompé, peut-être qu'elle pourrait effectivement me tuer, et qu'elle me demandait de partir juste pour me laisser une chance de sauver ma peau. Sauf que même quand elle atterrit lourdement sur mon et qu'elle m'étale dans la terre meuble, je ne peux m'empêcher de ne rien regretter. Après tout, elle n'est qu'une Sekmet et elle n'a visiblement pas les mêmes idéaux que moi. Elle est, comme sa meute, dénuée de bon sens, incapable de faire autre chose que massacrer et détruire. Elle ne peut pas comprendre mes motivations, ce qui me pousse à en vouloir aux siens, à mes anciens compagnons, mon ancienne famille. Alors qu'elle a déjà repris ses distances pour se préparer à une seconde offensive, je reste au sol un long moment. Si un Sekmet, d'après moi, m'aurait achevé immédiatement ou aurait au moins continué à me faire souffrir au sol, voilà que la jeune femelle m'incombe de me relever et semble attendre ça avec impatience. Je tire une grimace affreuse et le sang coule entre mes dents, je me suis mordu la langue dans notre chute. Je tire la langue à l'extérieur, le goût de mon propre sang n'est décidément pas le même délice que celui de mes proies. Je secoue la tête, couché sur le ventre, et je tourne finalement mon regard vers la louve immaculée, tous ses muscles bandés prêts à en découdre.

- J'suis pas sûr que mon intérêt soit de me relever...

Pourtant, dans une grimace se voulant ressembler à un sourire, je me relève, prenant le temps de m'ébrouer même si je sais qu'elle est déjà en train de revenir à la charge. Cette fois, mon corps est prêt à encaisser le choc de l'impact, mais rien ne vient. Elle ne me percute pas, préférant de loin attraper ma nuque entre ses crocs puissants pour me lacérer la peau avec excitation, comme si j'étais un vulgaire lapin qu'on sert aux louveteaux pour leur apprendre à monter en tension au départ d'une chasse en meute. Je souffle, je gronde et je me débat, de sorte à me libérer de son emprise sans pour autant lui rendre ses coups. Même si elle m'en veut, moi je n'ai pas l'intention de me battre contre elle. Cependant, si je veux survivre et si je veux qu'elle s'arrête et m'écoute, il va bien falloir que je trouve un moyen de la faire ralentir et de l'immobiliser. Mes pensées sont for prétentieuses, j'en conviens, mais je n'ai pas d'autre choix que de remporter ce défi si je veux avoir une chance de vivre encore un peu, et le bonheur de revoir ma soeur. En tout cas, va vraiment falloir que je me fasse soigner. Entre les combats et les chasses interminables que je mène ces derniers temps, je sens mon corps qui commence lentement à se fatiguer, et un loup épuisé est un loup mort, surtout un solitaire sans personne pour le protéger. Dans le noeud de nos corps, je sens ses crocs se refermer sur mon épaule et je gronde, la repoussant brutalement pour m'éloigner de ses armes destructrices. Haletant, je réfléchis à toute allure à un moyen de la stopper net. Et puis, l'ouverture est là, juste devant moi. Plus qu'à saisir ma chance à l'instant le plus propice.

Là, à quelque distance de moi, la jeune louve immaculée est furieuse, mais blessée. Si elle s'en donnait à coeur joie depuis le début du combat, elle ne peut maintenant plus poser sa patte au sol, et l'obligation de la maintenir en l'air l'empêche de se concentrer pour m'attaquer à nouveau, et de toute façon diminuerait considérablement l'ampleur de ses offensives puisqu'elle perdrait l'équilibre et se ferait probablement plus de mal toute seule qu'elle ne m'en ferait à moi. Résignée à mourir, elle attend que je porte le coup de grâce plutôt qu'essayer de fuir. Absence de bon sens, oui. Une louve digne des Sekmet. Je souris largement quand elle me pousse même à l'irréparable, et je m'approche d'elle lentement, comme si elle était une vieille compagne de route que je retrouvais après une longue absence. Et dire qu'après tout ça, elle n'a toujours pas daigné me juger méritant de connaître son nom. Je m'approche encore de quelques pas et, brusquement, je bondis en avant pour la plaquer au sol. Si j'ai bien vu ses muscles bandés prêts à repartir dans la bagarre au moindre signal de ma part, elle n'a cependant pas eu l'équilibre nécessaire pour encaisser mon poids ajouté au sien et s'est écroulée avec une facilité déconcertante pour la force que j'ai pu lui voir tout à l'heure. Ainsi maintenue sous mon poids, je la toise de toute ma hauteur et montre légèrement les dents, même si je suis davantage amusé par la situation que je ne le laisse paraître. J'approche mon museau de ses oreilles, elles plaquées contre son crâne probablement par la colère, et je susurre comme une confidence, espérant ainsi attiser sa curiosité et la pousser à l'écoute plutôt qu'à la tentative de meurtre.

- Je suis né Sekmet, je connais les tiens mieux encore que toi.

Elle ne me croit pas. Pas le moins du monde. Je vois clairement dans son regard qu'elle ne m'accorde aucune confiance, et qu'elle n'a nulle intention d'entendre ce que j'ai à lui dire. Pourtant, étrangement, j'en ressens l'envie, presque le besoin. Je n'en n'ai rien à faire, de toute cette populace poilue. Je n'ai pas la moindre intention d'aider un loup qui ne fait pas partie des miens, et je ne considère parmi les miens que ceux qui portent mon sang. A une exception près, bien sûr. Mais, face à elle, cette inconnue au nom mystérieux, attise ma curiosité, attire mon regard, me coupe l'envie de faire preuve d'une cruauté sans limite. Cruauté qui, pourtant, est ma nature la plus profonde. Ou alors, à y réfléchir, c'est ce qu'on a voulu faire de moi. Si je replonge dans mes souvenirs, je ne vois que le visage de mon père et sa fureur en tous instants. Je ne sens que ses coups de pattes et de crocs, ses ordres aboyés entre deux menaces. Peut-être que si j'y réfléchis longuement, je pourrais bien réaliser que tout ce que j'ai cru, n'a été que mensonges et calomnies. La louve m'apprend qu'elle ignore d'où elle vient. Comment est-ce possible ? Je me pose la question, mais rien qu'un instant, parce qu'elle continue sur un ton fier qu'elle est prête à mourir entre mes crocs. Je ne veux pas qu'elle croit ça. Surtout pas. Elle ne me connaît pas. Je plonge mes mâchoires grandes ouvertes vers sa gorges et, tous crocs dehors, je l'enserre entre mes dents puissantes sans la toucher nulle part. Je lâche un grondement sourd, menaçant, puis je relâche ma fausse prise et je m'éloigne brusquement d'elle. Je lui tourne autour quelques secondes, je m'arrête et je la fixe de mes yeux saphirs, le regard franc.

- En effet, j'aurais pu et je pourrais encore te tuer. Maintenant écoutes-moi s'il te plait.

J'ignore ce qui m'y pousse, mais j'aimerais réellement qu'elle comprenne mes intentions. Du moins, qu'elle sache que si je veux la perte des Sekmets, c'est parce qu'ils ne méritent pas de vivre. Elle n'a seulement pas choisi la bonne famille adoptive, maintenant que j'y pense. Voilà tout. Mais si elle a choisi de devenir l'une des leurs, elle peut choisir de les quitter, tout comme je l'ai fait trois ans avant elle.

- Si je suis un Hordien, c'est pour servir mes propres intérêts. Ne crois pas que je suis le chien-chien de mon Alpha. Elle a gagné mes capacités, mais pas ma confiance.

Je n'en dis pas plus, parce que je ne veux pas révéler d'informations sur ce qui pourrait bien être ma seule chance de protéger ma soeur. Et je ne veux pas non plus révéler l'existence de Kaya, parce que pour rien au monde je ne tolérerais de prendre le risque de la mettre en danger.

- Ton propre intérêt est de te venger des Sekmets. Je suis une Sekmet. Mes amis sont Sekmets. Et tu veux leur faire du mal, comment pourrais-je dormir la conscience tranquille si je sais que tu veux leur peau ? Je ne peux pas. Et je ne le pourrai encore moins si c'est un de mes amis qui veut leur peau !

Je crois bien que cette louve est tout autant la plus jolie, la plus bornée et la plus naïve de toutes les louves que j'ai pu rencontrer. Je lâche un léger grognement agacé tandis qu'elle s'est relevée et me fait face. Je ne vois qu'une seule solution, puisque notre échanger semble tourner en rond : partir. Je n'ai rien d'autre à faire. Elle refuse de m'écouter, et je refuse de la laisser croire toutes les conneries qu'elle s'obstine à penser. Si je la laisse continuer ainsi, nous ne terminerons jamais cette histoire et nous serons encore là au lever de la Lune. Je souffle par dépit et je la regarde longtemps. Vu l'odeur de sang qui emplit l'atmosphère, elle ne s'est pas loupé. Et les blessures, c'n'est jamais bon, même pour un loup de meute. Tout autant que notre discussion tourne en rond, mademoiselle à besoin de se faire soigner. Et puis, même si elle croit que j'en veut à ses amis, je suis trop fier et auto-préservateur pour lui expliquer que je n'en veux pas nécessairement à toute la meute, et que la mort de mon père et de quelques loups importants me sera amplement suffisante pour oublier ce que les siens ont fait subir aux miens. Si je devais dévoiler toutes mes intentions à tous les loups que je croise, je pense que je serais déjà mort depuis des années. Je m'approche de nouveau, je lance un regard à sa patte et je hume l'air autour de nous pour m'assurer que personne ne rôde dans les parages, et surtout pas un Hordien. Je soupire, déçu.

- Tu devrais rentrer chez toi. Tout ça ne mène à rien, nous n'avons rien en commun et ne sommes visiblement pas faits pour nous entendre.

Comment lui expliquer que nous ne sommes pas amis ? Comment lui expliquer qu'à l'instant où elle décidera de protéger ses amis, elle se mettra en travers de la route des Hordiens et qu'à cet instant, je devrais oublier tous mes sentiments pour l'abattre, tout comme ses semblables. Comment lui expliquer que si moi, j'ai des principes, les membres de la Horde, eux, abattront louves et louveteaux sans faire de différence ? Il m'arrive parfois de me demander ce qui m'a poussé à rejoindre les rangs de Skull. Il m'arrive par moments, de me dire que peut-être je pourrais tirer un trait sur tout ça, chercher une compagne et faire ma vie loin de ces meutes et de leurs conflits inutiles. Alors qu'ils devraient tous faire une trêve pour se battre contre ce qui est réellement dangereux pour leur existence, ils trouvent encore le moyens de se battre entre semblables pour s'affaiblir les uns les autres. Je me mords mentalement, en réalisant l'absurdité de ce que je peux parfois me mettre à penser. Non mais ne manquerait plus que je pense comme un Esobek, tiens ! Je ne suis pas des leurs. Je suis Isha, un indépendant, et tout ce que je souhaite, c'est la mort des Sekmets, des siens. Non décidément, le Destin a déjà écrit nos histoires, et elles ne sont pas liées. Ou alors, dans la mort, peut-être.

- Pour ma part, je te laisse ici. On m'attend ailleurs et comme je te l'ai dis, je ne m'inquiète pas du sort d'autrui. Alors appelles tes amis, tu vérifiera au passage leur loyauté.

Je lui tire un clin d'oeil, désireux de ne pas laisser cette rencontre sous le signe des mauvais présages, et je préfère imaginer que nous ne nous reverrons jamais plutôt que de m'inquiéter de savoir ce que je devrais faire le jour où nous nous recroiserons, et dans quel état d'esprit nous serons l'un l'autre. Je m'éloigne sans un mot de plus, laissant là une jeune louve blessée sans plus de compassion.