Poussière, ciel gris et désolation. Notre territoire ne ressemble plus à celui de jadis. Je ne sais pourquoi je ne me sens plus chez moi, même si une bonne partie de moi-même hurle qu'elle le sait, qu'elle ne demande plus qu'à exploser pour l'avouer.

Je demeure assise en ces lieux. Les collines escarpées. Un endroit où je trouve encore les rires et la joie d'antan. Je les entend, ils résonnent à mes oreilles, j'aimerais tant les attraper, les ramener contre moi, mais ils s'enfuient à toutes pattes. J'ai grandis et je le sais. Je ne suis plus la petite louve insouciante, même si je ne suis pas tout à fait l'adulte dont je crains l'arrivée dans ma vie.

Oui, j'ai autre chose à faire que de me lamenter ainsi, le regard dans le vague, mais je ne peux m'en empêcher. Mon regard balaye l'horizon, les terres des Esobek s'étendent jusqu'à celles des Sekmet. La vie est normale, alors pourquoi se faire tant de soucis ?
Parce que j'ai quelque chose d'important à faire aujourd'hui. Si je suis ici, c'est parce que j'ai donné rendez-vous à Kaïs, mon mentor. J'ignore comment elle va prendre ce que j'ai à lui annoncer.

Mais je ne m'affole pas ! Car mon idée est juste une supposition. Si elle me dit que c'est une mauvaise idée, je l'écouterai et sûrement j'y renoncerai. Mais je n'abandonnerai pas si facilement. L'excitation et la peur mêlée me caressent l'échine et le corps, je me dandine sur place et tremble.

Soudain la bise m'apporte l'odeur de ma meute. J'entend des pas derrière moi. Est-ce Kaïs ? Je ne me retourne pas, j'hume l'air quelques instants, puis sûre de moi:
« Alors... Tu es venue ? »

C'est elle. Je le sais. Son odeur, sa voix aussi, ne trahissent qu'elle. Elle s'approche et se poste devant moi. Je relève les yeux.
Elle m'observe. Elle me détaille. Et je fais de même, enfin, j'essaye. Le silence me gêne, je ne peux m'empêcher de baisser légèrement le regard par moment...
« Tu es tellement grande maintenant. Tellement belle aussi. »

Je me sens si flattée ! Je relève les yeux vers elle, je souris à n'en plus finir, mes yeux laissent paraître une expression de joie. Mais, soudain, le doute me cloue : dois-je lui retourner le compliment ? Ou accepter le sien en silence ?
« M-merci. » Dis-je, fébrile, en fixant le sol avec un sourire gêné.

Je lève le regard vers le ciel. Une nuée d'oiseaux passe en pépiant fort. J'inspire à fond. Je ne sais pas vraiment comment dire ça à Kaïs, sachant que c'est si... Et... Je réalise soudain le portée de mon choix. Je serais séparée d'elle, peut-être bien.
« Kaïs... »
Ma langue passe sur mes babines, ces dernières tremblent, j'expire à fond.

« Kaïs... Tu connais ce sentiment, ce sentiment si fort, si rude... Ce sentiment de devoir dire quelque chose, de vouloir le crier, l'hurler, mais de ne pas réussir à l'oser ? »
Je fixe un instant le sol. J'espère qu'elle va comprendre. Je cille, je reporte mon regard sur mon mentor, je balaye un instant son pelage brun et roux, et plonge mes yeux dans les siens.

Elle n'est pas bête. C'est certain. De même, c'est en partie grâce à elle que je suis ce que je suis aujourd'hui.
J'espère qu'elle va comprendre.

Un "oui" hésitant, un "oui" en suspension, un "oui" qui signifie à la fois tant et à la fois si peu. Voilà ce que Kaïs vient de me répondre. Pas très encourageant.

J'aurais presque espéré un encouragement quelconque, enfin, quelque chose, n'importe quoi, pour au moins m'aider à parler... Mais juste un oui. Que veut-elle dire par là ? Mon regard n'a pas quitté le sien. Je le vois bien. Elle est toute aussi excitée et toute aussi perplexe que moi. Ses prunelles s'agitent, elle me regarde, elle me contemple, et je fais de même. J'ai chaud aussi.

Est-ce qu'elle sait ce que j'ai à lui dire ? Une part de moi-même l'aimerai tant. Je n'ai honnêtement pas le courage de lui avouer ainsi, j'aimerai tant, mais pourtant... C'est si dur. Et Kaïs le comprend très bien, trop bien même. Mes pattes raclent la cendre qui recouvre d'un fin film le sol. La poussière s'envole dans le vent avec une élégance, une liberté, une insouciance tellement... fascinantes.

J'entend encore les cris des oiseaux au loin. Si je pouvais m'envoler comme eux... Je le ferais, et je fuirais, fuirais tous mes problèmes, et je fuirais cette discussion dont je n'ai plus aucune raison d'avoir envie. Les oiseaux sont nos proies. Pourtant ils sont supérieurs. Eux, ils peuvent fuir où bon leur semble. Nous les tuons, nous les mangeons, pour leur faire payer leur supériorité qui me fais, personnellement, tellement envier.

J'aimerai être la cendre. J'aimerai être un oiseau. Eux n'ont pas à bafouiller devant leur mentor comme des attardés sans même savoir s'il va être clément. Ils n'ont pas tous ces soucis. Je sais pertinemment qu'il y a pire que moi, mais j'avoue m'en contreficher. C'est le présent qui compte, dit-on souvent, alors soit, qu'il compte. Il fait plus que compter pour moi. Il va jouer beaucoup.

Je ne sais même plus depuis combien de temps Kaïs a délivré ce "oui" auquel je n'apporte pas de réponse. Je suis plongée dans mes pensées, je cherche mes mots dans ma plus profonde inconscience, derrière toutes ces métaphores, il persiste une réflexion.

J'ignore par quel bout prendre mon explication. Les bribes de phrases dansent dans ma tête, un vertige s’immisce peu à peu en moi. Une explication déjà toute bredouillante commence à mes chatouiller les babines, j'inspire en saccadé. Mes pattes tremblent légèrement.

L'image de Kaïs devant mes yeux se brouille légèrement. Des cris, des hurlements. Un paysage sobre, des courses effrénées. Mes pupilles se dilatent. Je la vois, cette jeune louve... C'est moi. Elle court dans la poussière en haletant. Des voix sonnent à mes oreilles. Je fronce les sourcils, regarde Kaïs. Elle ne les entend pas. Elle ne voit pas cette petite louvette qui s’essouffle.

Une silhouette, une silhouette lupine, un spectre. Il apparaît. Et disparaît presque aussitôt. Je n'hallucine pas. Je rêve. Je sais qui est ce fantôme blanc. Je le sais trop bien même.

« Kaïs... Je pense que, et malgré ce que tu pourrais penser... Je me racle la gorge, celle-ci commence à se nouer. Mes babines tremblent tellement... Je crois... Que l'heure est venue pour moi de quitter mon rang d'apprentie... J'ai... J'ai appris bien plus que tu ne l'as fait et que tu peux le croire... »

Que va t-elle entendre par là ? Ma tête tombe vers le sol, j'ai l'impression que je viens de me vider de mes forces. Mes yeux se baladent sur le sol cendré, je cherche quelque chose frénétiquement, mais je ne sais même pas quoi. Ma voix est brisée.

La prochaine phrase est coincée dans ma gorge. Je relève les yeux vers elle sans même lever la tête, je cille. Ma tête est emplie de pensées sombres. Des souvenirs noirs, des souvenirs heureux, d'autres douloureux. Tout ça avec elle. Les vagues de la plage résonnent à mes oreilles, les cris des chiens et des hommes au cimetière font un long écho.

Je murmure, sans vraiment chercher à me faire entendre, mais je pense quand même que c'est assez audible :
« Elle... Elle s'appelle Kora. »

H RP: