Maître corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un mulot.
Maître loup, par l'odeur alléché
Lui dit à peu près ces mot :
« Hé ! Bonjour, monsieur du corbeau,
que vous êtes joli que vous me semblez savoureux,
Sans mentir, si votre filet se rapporte à votre cuissot,
Vous êtes le Phoenix des repas de ces lieux. »
Je hais les loups.
Eux et ces maudits hommes. Je les hais tous autant qu'ils sont. Exécrables, imbus d'eux-même, égoïstes, cruels... Loups, hommes, même chose, mêmes foutues créatures, mêmes plaies pour nous autres, corbeaux...
Les hommes, êtres bipèdes et difformes, se terrant dans les grottes de béton, sans laisser aucune nourriture derrière eux. Tout ce qu'ils parviennent à obtenir, ils le gardent jalousement dans leurs abris inviolables.
Les loups ne valent guère mieux. La famine les touche comme tout le monde et chaque proie qu'ils récupèrent est dévorée entièrement, pas une miette pour les charognards de mon espèce. Et à peine trouve-t-on un cadavre, qu'ils nous chassent sans ménagement, refusant de partager le butin qu'ils nous volent...
Des crevures. Tous. Celui-ci ne fait pas exception. Regardez-le. Ce toutou au pelage immaculé. Il a l'air d'un ange vous ne trouvez pas ? Regardez mieux. Ses babines couvertes de sang et ses pupilles chargées de cruauté. Un vrai démon. Et l'air de rien, il dévore mon repas, la raclure ! Deux jours que j'erre pour trouver de quoi me mettre sous le bec, enfin, je tombe sur ce reste d'écureuil. Pas grand chose. Seuls les os et un peu de chair en début de putréfaction subsistent sur ce cadavre. Enfin, subsistaient. Car, voilà que ce loup s'est jeté sur moi alors que je me remplissais la panse, espérant faire de moi son en-cas. A défaut, il s'est contenté de l'écureuil. Et me voilà, moi, pauvre corbeau humilié, condamné à rester sur cette branche à regarder cet ignoble profiteur se repaître de MON écureuil. Ah, si je pouvais me jeter sur lui et le chasser.
Quoi, qu'est-ce que t'as à me regarder ?! Chienchien délavé ! T'étais pas là, le jour de la distribution des couleurs ?
Ah, le voilà énervé ! Vas-y grogne ! Qu'est-ce que tu peux faire ? Tu vas grimper ? J'aurai trois fois le temps de manger un lièvre entier que tu n'aurai même pas grimper la moitié ! Oh, mais que voilà de jolis crocs ! Continue, tu ne m'impressionnes pas ! Crénom, il faut croire que votre cruauté n'a d'égal que votre stupidité. C'est ça, fait demi-tour. Ah, qu'il est énervé ce crétin de loup.
Pfff. Imbécile...
Et bien, il est bel et bien parti ? Il a laissé encore un morceau. Pour le peu qu'il y avait, il n'a même pas tout avalé ? Gâchis. Est-il vraiment parti ? Mieux vaut attendre encore un peu...
Toujours personne ?
Crôôa, ça m'énerve... Pourquoi a-t-il laissé cela ?
Un battement d'aile agacé, un croassement grave et me voilà hésitant à y aller. Un regard aux alentours. Il a disparu dans ses fourrés. L'écureuil était sans doute trop plein de vers et de mouches pour sa fine de bouche de loup. C'était moi qu'il voulait tout à l'heure. Il doit s'en être retourné chez lui pour voler d'autres proies à d'autres que moi. Et bien bon vent, crétin...
Bon, allez, je n'y tiens plus. Et puis, il est loin, non ?
Un dernier regard autour de moi, je commence à me laisser tomber vers le sol et dès que mes pattes quittent la branche, j'étends mes ailes et me laisse porter jusqu'à terre. Deux battements de mes grandes ailes sombres pour rendre le contact avec le sol plus moelleux et d'un bond, me voilà près de ma charogne. Il n'a quasiment rien béqueter ce loup avec son air précieux... Pff. Gâchis. Et d'un coup de bec, me voilà en train d'arracher un lambeau de chair en décomposition. Que m'importe les asticots, ils sont tout aussi nourrissants que le reste !
Tout en avalant goulûment mon repas en jetant des regards méfiants aux alentours, je me remets à penser à ce loup. Bizarre quand même. Aussi fine bouche que soient les loups, d'ordinaire ils n'auraient pas laisser ce cadavre. Même pas frais, il y avait encore un peu de chair consommable dessus. Les temps étaient à la famine. Les bouches à nourrir, toujours difficile à contenter. Le temps n'était pas aux minauderies, mais à la survie. Je redresse la tête, soudain en proie en doute. En proie ? Mais oui, c'est ça. C'est moi la proie. Pas l'écureuil. L'écureuil n'est que... l'appât. Appât qu'il a décidé de me laisser...
Soudain en alerte, je fais demi-tour mais ne voit rien. Que des fourrées, des troncs nus et menaçants. Mais, j'ai un pressentiment... Je plie les pattes, me recroqueville, prêt à prendre mon envol, mais à peine eus-je le temps de m'élancer, de quitter le sol qu'Il bondit d'un bosquet et me percute de plein fouet. Une fourrure blanche, des crocs se plantant dans ma chair, le sang qui gicle, le sol se succédant au ciel, voilà tout ce que j'ai vu. Un grognement hargneux, mon propre croassement, le frottement de mes ailes et ses pattes qui glissent sur les feuilles mortes, voilà tout ce que j'ai entendu. La surprise passée, c'est la peur qui s'est emparé de moi. Serres contre griffes, bec contre crocs, le combat s'est engagé. Je ne laisserai pas ma peau si facilement. Foutu loup ! Je les hais !
Un coup de bec près de l'oreille le fait lâcher prise. Mince, je visais l'oeil... Foi de corbeau, je m'en sortirai ! D'un bond, je m'écarte, je m'apprête à prendre mon essor et de nouveau, il bondit sur moi. Il me plaque au sol, dos par terre. Je me débats, donne des coups de becs dans le vide... et finit par me calmer, voyant qu'il attend patiemment, un sourire aux lèvres.
Qu'est-ce qu'il a le marrant avec son sourire de hérisson ?
« Alors, maître Corbac, me dit-il d'un ton faussement doucereux (exécrable ces loups je vous dis ! ), que me disais-tu tout à l'heure, je crains t'avoir mal entendu ? Ne disais-tu pas que je ne t'impressionnais pas ? Es-tu toujours du même avis, face de charbon ? »
Son regard me fait froid dans le dos. Sa voix mielleuse et faussement courtoise me hérisse les plumes. Je bats des ailes encore pour me dégager. Pas moyen, il me cloue au sol de ses grosses pattes poilues.
« Ce n'est pas dans mes habitudes de faire tant de manière avant d'achever mon repas, je n'ai que trop de respect pour les autres animaux, mais pour toi, mon cher, je crois que je vais faire exception et te donner une petite leçon...
-Tu es un parfait crétin !
-Ô combien stupide, je te l'accorde. Et ne te rappelle-tu pas ? Ma cruauté n'a d'égal que ma stupidité... C'est toi même qui l'a dit, non ? »
Mon sang se glace. Et sa mâchoire fond sur moi. Un coup de croc dans la gorge, un coup de griffe sur le poitrail. Crôaaa ! La crevure ! Il s'amuse ! À la troisième attaque, je lui donne un violent coup de bec sur la truffe. Il jappe. Le chiot ! Je profite de sa surprise pour me débattre à nouveau et je parviens à me dégager. Je fais quelques bonds pour m'écarter, d'un coup je bifurque et m'envole. Il tente de sauter à nouveau sur moi, il suit mon changement de direction mais jappe à nouveau de douleur et s'écroule. Un battement, deux, trois, me voilà hors de portée. Juste le temps de ma vautrer sur une branche et j'examine mes blessures. J'y survivrai. J'espère. Mais pas de folie avant un moment, qu'on ne m'y reprenne plus !
L'Autre se relève. Il jette un coup d'oeil à sa patte. Il a l'air d'avoir mal. Tant mieux ! Je pousse un croassement provocateur. Il me répond par un grognement.
Ah, fait-il toujours le malin, le loup ?
Il me jauge de ses yeux jaunes. Un sourire mauvais se dessine sur ses babines. Il se couche. Il sait que je risque d'y rester. Mon sang coule. Il attendra de voir si je succomberai. Et là, plus qu'à ramasser le pâté de corbeau. Mais je ne me laisserai pas vaincre si facilement... J’ébouriffe mes plumes et m'installe confortablement. Je le fixe aussi. On verra qui gagnera à ce petit jeu, loup. On verra qui survivra. On verra qui dansera sur la tombe de l'autre.
Je hais les loups.