Ca me semble faire une éternité que je n'ai pas revu Sokka et Torak. Je me demande ce que mes bons vieux copains sont devenus. Mais aujourd'hui, j'ai déjà cinq mois. Le temps a passé et si nos parties de jeux semblent derrière nous, il me tarde malgré tout de voir nos chemins se croiser à nouveau. Peut-être un jour, les reverrais-je encore ? J'aimerais leur raconter toutes les bêtises que j'ai pu faire. J'aimerais partager avec eux des courses poursuites dans les cadavres des machines humaines, où ils ne parviendront pas à m'attraper parce que je suis de loin le plus rapide de nous trois. Je veux rouler avec eux dans la poussière et rire aux éclats en l'absence des adultes de nos camps.

- Alors, quelle voie as-tu décidé de suivre ?

Je lance à ma mère un regard plein d'intérêt et d'attention. Mais la vérité, c'est que je n'ai pas la moindre idée de ce que je veux faire plus tard. J'ignore si je devrais déjà penser à demain, mais pour l'heure je ne pense qu'à mes copains de jeu et à toutes les possibilités que le monde nous offre alors même que nos familles ignorent notre lien. Je me rapproche un peu plus d'elle comme pour appuyer mon attention sur elle mais je reste silencieux encore un moment, emprunt à une réflexion intense.

- En tout cas, je t'aiderais dans tous les cas.

Je lui lance un sourire comblé. Ma mère, mine de rien, c'est l'être le plus précieux qui soit à mes yeux. Mais ce n'est pas mon amour incommensurable pour elle qui me formera dans les mois à venir, et pour apprendre il faut déjà que je me décide à emprunter l'un des chemins qui me sont possibles de prendre.

- En fait, je l'ignore. J'aime courir, mais tuer m'effraie. J'aime veiller, mais j'ai peur de ne pas être capable de vous protéger. J'aime m'amuser, mais aurais-je la patience de surveiller des têtes brûlées comme moi ?

Je ris légèrement. Je suis encore jeune et pourtant, je suis désormais assez grand pour savoir que j'ai été une petite terreur durant mes premiers mois de vie. Je lance à ma mère un regard plein de reconnaissance. Pour sa patience, pour son amour, et pour être là, tout simplement.

J'écoute ma mère avec attention, tout en continuant de réfléchir aux différentes voies qui s'offrent à moi. Chasseur ? Guerrier ? Sentinelle ? Espion ? Ou même Nourrice ? En réalité, j'ai été tellement occupé ces derniers mois, à faire l'andouille et à profiter de ma vie, que je n'ai pas vraiment réfléchi à ce que je voudrais en fait une fois adulte. Mais aujourd'hui, je prends conscience que le temps presse alors que ma mère guette mes décisions.

Elle me rassure, me dit de suivre mes rêves et de ne pas me laisser emporter par l'impatience. Elle me colle un coup de langue affectueux qu'autrefois, j'aurais grogné, mais qu'aujourd'hui j'accueille comme un geste agréable. D'autres n'ont pas la chance d'avoir leur mère à leurs côtés. Je ne saurais médire celle qui m'a donné la vie alors que j'ai cette immense opportunité de grandir à ses côtés, d'apprendre de ses propres expériences.

Et puis, alors qu'elle parle, mes oreilles tournoient en même temps que les siennes. Nous avons perçu quelque chose, du mouvement intéressant. Elle me lance un regard, mais je fixe déjà l'endroit d'où émanent les bruits suspects. Je sais ce que ça signifie. J'ai déjà joué à ça avec mes copains, mais j'ignore si je serais capable de montrer une quelconque habileté face à la patience pourtant grande de ma génitrice. Je lui lance un regard incertain.

- Je n'sais pas si ...

Mais ses encouragements surpassent mes murmures d'incertitude et je me concentre sur la tâche qu'elle me demande. Alors que la mort me rebute, aujourd'hui la leçon est d'apprendre à tuer. J'inspire profondément, je me concentre, et j'avance très lentement dans la direction de ma cible. Elle n'est pas loin, je l'entends, mais je ne la vois pas encore. Je guette le mouvement, je le suis du regard et je pose mes pattes l'une après l'autre.

Je fixe l'endroit d'où émanent les bruissements. Quelque chose remue en moi, comme ... un désir ardent. Alors que je déteste l'idée, quelque chose me pousse à m'impatienter. Imperceptiblement, je sens l'excitation monter en moi comme lorsque je jouais avec Torak et Sokka il y a encore si peu de temps. Mais là, près de ma mère, si proche d'une proie, je me sens empli de quelque chose de plus grand, de bien plus profond. L'instinct de survie.

Je sens mes pattes dans la terre, je sens la poussière sous mes griffes, j'entends le moindre frémissement de mon pelage sur mon corps. C'est comme si, l'espace de cet instant, il n'y avait plus que moi. Je suis seul avec ma proie, je suis le tueur face à sa victime, et pourtant je ne ressens ni hésitation, ni honte. L'espace de ce moment, c'est comme si j'étais un privilégié devant le plus beau morceau de viande. Je m'élance.

Mes pattes frappent le sol, je calcule la moindre de mes foulées. Je les prépare avant même d'avoir terminé la précédente. Et lorsque j'atterris lourdement sur la proie, c'est avec une force que je ne me connaissais pas, que j'écrase la tête de la bestiole dans un mouvement sec et mesuré. Je plonge, mes crocs à découvert, et je brise la nuque de la souris dans une secousse brutale avant de m'immobiliser parfaitement, emprunt soudain d'une conscience.

Je me tourne lentement vers ma mère, ma toute première proie en gueule, et je la fixe dans les yeux. Totalement décontenancé, je cherche à savoir ce qui gagne le plus de terrain dans ma mémoire : la culpabilité, ou la fierté. Je fais un pas vers ma mère et, même si je vois dan son regard à quel point je lui ai fais honneur, je ne sais toujours pas si j'ai envie de réitérer l'expérience ou si au contraire, je donnerais n'importe quoi pour tout arrêter.

Avec Sokka et Torak, la question de la survie ne se posait pas. Je n'étais même pas conscient que dans nos jeux effrénés, nous apprenions ensemble à devenir des loups adultes. Pour moi, toutes nos courses poursuites, toutes nos bagarres n'avaient aucune incidence ni sur le présent, ni sur l'avenir. Nous n'étions que des petits qui s'amusaient et se découvraient aux travers de jeux interdits qui nous plaisaient tous autant qu'ils étaient.

Mais aujourd'hui la vie prend un tout autre sens et nos escapades secrètes deviennent des parties de mon histoire mais aussi, les équations d'une personnalité qui est la mienne et qui s'est construite grâce à la présence de ces deux copains et de tous les autres -quoi que que ces autres aient été rares- que que j'ai connu alors que j'étais encore si jeune. Je ne me rendais pas compte à quel point toutes les expériences de l'époque étaient cruciales.

Je m'approche de ma mère, le regard dans le vague, et j'obéis lorsqu'elle me fait signe de déposer ma proie. Son affection débordante de mère horripile depuis quelques semaines parce que je grandis, je m'épanouis et je forge mon caractère. Mais aujourd'hui alors que je suis plongé dans une incertitude croissante, je me sens mieux lorsque je sens sa langue râpeuse me lisser le pelage. J'inspire un grand coup, je tâche de me calmer auprès d'elle.

- Quelque chose ne va pas ? Tu sais que tu peux tout me dire.

J'inspire doucement, comme si je m'apprêtais à faire un aveu important à ma mère. Comme si je cherchais les mots pour lui avouer la plus grosse bêtise de ma vie. Pourtant il n'est rien de tel, et même je ne suis pas sûr d'avoir fait quelque chose de mal. Mais là au fond de moi, ça gigote, ça cogite, et je ne sais plus trop où j'en suis alors que je devrais être certain de la route à suivre. Je me demande ce que pensent les autres louveteaux.

- Je crois ... Je crois que je grandis.

Je laisse plusieurs secondes s'écouler, plongeant dans le regard rassurant de ma mère, mes yeux empli d'un doute sincère qui m'est presque douloureux. Ca sonne comme un aveu, mais c'est peut-être plus fort que ça aux yeux de ma mère. Peut-être plus grand encore qu'une simple erreur de parcours. Prends conscience des choses, c'est l'un des aléas de mon âge et je devrais être fier de faire ces découvertes par moi-même seulement ...

- Seulement je ne suis pas certain d'en avoir vraiment envie ...

Rejoindre les rangs des grands ? Obtenir des responsabilités et avoir une place dans la meute ? N'était-ce pas plus facile de jouer ? N'était-ce pas le plus amusant ? Ne se soucier de rien, pouvoir aller et venir, ne s'occuper que d'être assez discret pour filer à l'anglaise ... Je me prends à regretter l'innocence que j'avais aux côtés de mes copains d'enfance. Sont-ils eux-aussi dans un tel dilemme ? A choisir entre deux portes ouvertes ?

Je n'ai jamais parlé de Sokka et Torak à ma mère, ni à personne dans la meute. J'ai su dès l'instant que j'ai reniflé leur odeur, qu'ils n'étaient pas de ma famille et que je n'avais certainement pas le droit d'être à leurs côtés. Alors nous avons enfreint les règles les plus élémentaires de la meute et nous avons fondé notre amitié sur le secret absolu. Nous nous sommes vus à plusieurs reprises sans jamais raconter nos aventures à qui que ce soit.

Aujourd'hui encore, âgé de cinq mois, je ne parlerais pas de mes amis à quiconque dans la meute. Un jour, peut-être serais-je forcé de les oublier, de ne plus les retrouver pour nous amuser ensemble. Mais pour l'instant, alors que j'attends les réponses rassurantes de ma mère, je me promets que j'irais les voir bientôt pour leur demander si eux aussi, ils ont commencé à s'entraîner. Si eux aussi, ils ont été rattrapés par le temps qui passe.

Et comme toujours, ma mère trouve les mots juste pour me rappeler que rien n'est définitif, que la vie suit son cours mais que je suis seul à décider de qui je deviendrais. Son soutien m'est précieux, bien plus qu'elle ne pourrait l'imaginer, et bien davantage encore que ce que je serais capable d'expliquer avec des mots. Je souffle doucement alors qu'elle termine sa tirade. Heureusement que j'ai la chance de l'avoir à mes côtés.

- Bien sûr, que j'aimerais devenir fort ...

Oui, évidement que je veux protéger les miens, chasser pour nourrir ma famille. Bien sûr que je veux devenir quelqu'un. Simplement je trouve que les choses vont un peu vite. J'aurais aimé profiter encore un peu de mes escapades en dehors de nos terres, près des carcasses pour jouer encore avec mes copains. J'aurais aimé passer plus de temps à courir devant les frères et à les semer dans les boîtes de métal. Mais ce temps touche à sa fin.

- Peut-être ... Peut-être chasseur.

Je tourne ma tête vers la petite souris morte. Le plaisir indicible qui s'est emparé de moi était net et même si je ressens une certaine honte à l'avoir assassinée, je crois que la fierté prône sur le reste. Je demeure incertain, et je pourrais encore changé d'avis durant tout mon apprentissage. Mais je crois bien que la voie qui m'attire le plus est finalement celle qui me révulsais parmi toutes les autres. Devenir chasseur, comme ma mère avant moi ...