J'ai longtemps cru que les Dragons était une lignée solide et puissante. Que ce que mon père avait fait de moi, n'égalait pas ce que j'avais construit. Que ce que je fondais, ne vaudrait rien à côté de ce que mes fils deviendraient à leur tour. Mais rien de tout ça n'est arrivé. Mes fils ont disparu, mes filles ne sont plus de ce monde et ma compagne elle-même s'en est allé. C'est l'esprit morne que je guide les miens ces derniers temps, et j'avoue penser parfois à tout abandonner pour disparaître dans les montagnes à l'instar de ma compagne avant moi. Peut-être aurais-je dû perdre espoir bien plus tôt, et simplement mourir dans l'arène. Peut-être ne méritais-je pas cette vie de Roi, finalement.

J'avance sur le sentier déchiqueté, sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit. La vie semble m'avoir déserté et, le temps de cet instant, la solitude me parait être ma seule alliée. J'aurais dû disparaître en héro, aujourd'hui je ne suis plus qu'un Roi vieillissant qui bientôt ne sera plus aux yeux de son peuple, que l'ombre d'un souverain. Oui, j'aurais dû disparaître et laisser derrière moi l'image du fier combattant. Je regrette souvent le passé, cette époque où tous mes craignaient et me respectaient. Aujourd'hui qui sommes-nous ? Une meute pacifique qui ne cherche qu'à survivre dans un monde en ruines. Pourtant nous aurions dû avoir une bien meilleure image, j'en suis certain. Mais où ai-je fauté ? Où me suis-je trompé ? Quand aurais-je dû me relever au lieu de me laisser aller à ramper ?

Ca en deviendrait presque morbide, d'être là encore debout, alors que toutes ces machines de guerre se sont écroulé depuis des décennies. Je les observe dans un silence de mort et je reste là, immobile au milieu des cadavres d'acier, me demandant toujours si j'ai encore ma place ici. Je soupire doucement, puis je perçois sur ma gauche un mouvement fluide et lent. Je tourne la tête, et je le vois. Mon visage se fige, mon regard s'arrête sur lui et ne le quitte plus. Que fait-il ici ? Pourquoi s'est-il autant éloigné des siens, lui que je n'avais pas revu depuis qu'il m'a abandonné ? Je le laisse approcher sans esquisser le moindre mouvement, sans lâcher un moindre mot. Je le fixe en silence, et j'attends qu'il s'arrête.

La distance entre nous semble tout à coup minuscule et à la fois, infranchissable. D'abord j'affiche un air désintéressé, parce qu'il ne mérite plus mon attention depuis longtemps. Mais dans mes yeux se reflète notre passé, toutes ces années passées à se côtoyer, à s'entraîner et, finalement, à s'apprécier sincèrement. Je soupire encore une fois, je le fixe toujours de ce regard d'azur qui l'a longtemps jaugé. Je me rappelle de nos débuts, rien n'aurait pu présager une si grande amitié, et une si douloureuse chute. Pourtant nous sommes là, comme deux vieux grincheux, à se toiser l'air de rien. A se demander surtout, lequel craquera le premier face à l'autre. Mais les souvenirs son beaucoup trop nombreux, l'attachement, trop grand. Je soupire encore en clignant lentement des yeux.

- Regardes-nous ... Deux vieux mâles que la vie a malmenés ...

Je ne saurais dire ce que j'attendais. Peut-être une réplique, une quelconque pique qui aurait réveillé en moi une colère sourde. Peut-être aurais-je préféré qu'il me bondisse au visage pour me faire croire qu'il n'a pas mon âge. Mais la vérité semble l'avoir frappé lui aussi, et il s'est laissé couler par l'existence. Je le regarde, indécis, me demandant encore si je le déteste ou s'il me manque. Et puis, il franchit encore deux pas. Il ne répond pas, il reste silencieux, et il se fond dans mon encolure sans que j'aie eu le temps de m'y préparer. Et moi, machinalement, comme si le geste m'était aussi naturel que de respirer, je lui rends cette douloureuse étreinte. C'est à ce moment-là que me percute violemment la réalité : nous sommes Alpha, mais nous ne sommes que deux loups détruits par la vie. Nos titres n'ont plus rien de vrais, ils ne sont que symboles minables.

Où sont passés les fiers guerriers ? Où sont passés les assassins que personne n'aurait su arrêter ? Dans mes yeux d'océan passe une lueur meurtrière. L'espace d'un instant, je sais. Ils sont toujours là, quelque part. Nous les avons coulés, mais ils ne sont pas encore noyés. Ils ne sont pas morts. Je pense aux Sekmet, à tout ce qu'ils nous ont fait subir. Je pense à toutes ces vies qu'ils ont détruites. Je pense à ma haine viscérale qui me redonne une énergie brutale, violente, une force inouïe. Je recule doucement pour me détacher de son étreinte, et je laisse encore quelques instants s'écouler. Puis, brutalement, je lui flanque un coup de patte en plein visage, laissant la traînée rouge de mes griffes sur sa joue meurtrie. Mon regard s'enflamme, illuminé par les fantômes du passé. Je le toise comme si je le méprisais.

- Crois-tu avoir le droit de te morfondre sous prétexte que tu as vécu trop longtemps !? Où est passée ta fierté, gamin !? C'est sous cette couche de graisse que tu cache ta puissance d'autrefois !? Remues-toi ! Les Sekmet sont encore debout ! Vas-tu sombrer avant tes ennemis !?

Je le fixe de mes yeux brûlants. L'ardeur avec laquelle je l'ai giflé m'a moi-même réveillé. Qu'il m'attaque me ferait le plus grand bien. J'aimerais me rappeler de son corps contre le mien, de la combinaison de nos forces brutes. Mais s'il n'a plus la force d'être un tueur, alors je préfère qu'il aille se laisser mourir loin de moi. Parce que ma décision est prise : le temps m'est compté, et je n'ai pas atteint mon objectif ultime : anéantir les Sekmet.

Rapidement et pour ma plus grande fierté, la flamme de l'Ex Hordien se ranime dans son regard de braise. Il s'élance sur moi en une fraction de seconde pour me flanquer au sol avec une violence inouïe, éveillant la fierté du mentor et du tueur en moi. Il n'a pas changé. Il a vieilli avec moi, mais nous sommes toujours des assassins. Alors que sa tirade prend fin, je balance violemment mes pattes postérieures dans son sternum pour lui couper le souffle et l'envoyer au sol. Dans le même temps, je roule sur moi-même pour me redresser et lui faire face, le regard empli d'un sentiment que lui seul connaît bien, pour l'avoir cotoyé des mois durant : la haine.

- Alors entraînes-les ! Il est temps de mettre fin au règne des lâches !

C'est à lui que je fais face, mais c'est contre les Sekmet que je déverse ma colère. Je veux leurs morts à tous. L'anéantissement d'une meute pour le salut de ma famille, de mon sang. Ils paieront le prix fort pour avoir porté outrage aux Dragons, pour avoir volé à deux reprises ma raison de vivre. Mais plus que tout au monde, c'est avec cet allié, cet ami et plus encore : ce frère, que je veux mener à bien mes sinistres intentions. Alors je le toise de mon regard océan, et j'attends sa prochaine offensive avec délectation.

Je le fixe avec rage et détermination. Mais ce que je vois dans ses yeux, ce n'est pas l'ardeur d'un Hordien. C'est la sagesse d'un vieux mage. Mon regard s'éteint alors qu'il me réprimande comme un louveteau, et la déception frappe mon coeur et rend sa lucidité à mon cerveau embrumé.

- Sourd ou stupide? Je n'ai aucune raison d'envoyer mes loups au massacre. Pourquoi faire? Pour l'instant la paix règne, principalement à cause de la fatigue causée par l'exode. On a pas besoin de plus de pertes.

Je le toise longtemps en silence. A quoi bon lutter contre un loup résigné ? En une fraction de seconde, je ne suis plus en colère; Je ne suis plus hargneux ni désireux de vengeance. L'espace de cet instant, le regard rivé à celui de mon ancien frère, je ne suis plus que las du monde et de ma propre existence.

- Je vais partir, Nocturne. J'emmène mon fils et deux des miens.

Je lui laisse le temps d'encaisser mes aveux. Sans ce désir de vengeance, sans ce besoin d'anéantissement, je ne suis plus rien. Et je ne désire que la paix, le silence et la solitude.

- Nous ne reviendrons pas.

Ce n'est pas un au revoir. Je ne lui flanquerais pas une bourrade amicale pour lui dire "à la prochaine". Non, mes mots douloureux, sont aussi nos adieux.