Des montagnes à perte de vue, le froid des matins à l'ombre de ces géantes immobiles en attendant que le soleil soit assez haut pour les surplomber et l'obscurité des soirées précoces lorsque l'astre de jour s'écoule derrière leur masse imposante. Voilà notre nouveau quotidien dans ce monde que nous découvrons peu à peu. les journées sont courtes et les nuits froides malgré la fin d'un hiver qui n'a pas été normal du point de vue des températures. Mais nous nous adaptons, nous apprenons à faire avec les nouveaux cycles du soleil et de la lune et nous découvrons une nouvelle manière de fonctionner. L'esprit de la meute demeure malgré les changements d'environnement et nous nous efforçons de rester soudés en toutes circonstances. Ce matin, je suis de garde dès les premières lueurs du jour. Et malgré l'impossibilité au soleil de venir réchauffer ma peau, je me dois de me lever tôt et de rejoindre les sentiers pour y veiller à la place de mes frères Sentinelles. Je trotte pour réveiller mes muscles, j'active tous mes sens et je m'efforce de faire courir le sang dans mes veines pour échauffer mon corps et préparer mes membres à toute éventualité. Dans le cas d'une attaque ou d'une intrusion, je n'aurais pas l'air bien maligne si j'étais dans l'incapacité d'interrompre les assaillants. Je dresse les oreilles, écoute les sons qui m'entourent, et je suis prête à parer la moindre attaque furtive. D'ailleurs, parlant d'attaque furtive, une ombre passe sur ma gauche à bonne distance. Je m'élance avec précision et discrétion, me fondant entre les arbres je suis l'être qui s'immisce sur nos terres et je guette ses déplacements tel un prédateur en chasse.

Mais alors que j'arrive près de l'un de nos territoires, je m'aperçois que mes précautions ne sont pas de mise et que ma meute ne court aucun danger : il ne s'agit en fait que de Finwë, notre Bras Droit. Je lâche un soupire de soulagement en redressant mon corps pour ne pas avoir l'air de la traquer. Elle esquisse un sourire agréable, que j'oublie de lui rendre dans l'immédiat, encore concentrée sur ma tâche. Je m'approche lentement, et enfin lui rends son sourire jovial.

- Bonjour Finwë ! Tu vas rire, je t'ai prise pour un intrus.

Je m'approche d'un pas tranquille, observant les lieux comme si je les découvrais pour la première fois. Et en fait, je les découvre effectivement pour la toute première fois. L'endroit sent le charbon et le bois, mais aussi la cendre et la poussière. Je rejoins ma soeur de meute en faisant attention où je mets les pattes, il serait dommage que je m'étale en plein service. J'écoute alentours les bruits qui courent, je suis prête à réagir au moindre bruit suspect, mais je peux en même temps m'arrêter un instant pour prendre des nouvelles de mon amie.

- Tu semble de bien bonne humeur, aujourd'hui.

On ne peut pas dire que mon moral soit au plus haut, Kuro a encore disparu et mes petits m'ont quittés. Pourtant, je cache ma mélancolie derrière des sourires radieux, ceux que tous attendent de moi. Je suis Shiro la douce, Shiro l'agréable. Je suis simplement Shiro, et personne n'attend de moi que je déprime ou que je m'énerve. Alors je m'assieds simplement aux côtés de mon amie et j'observe cet endroit nouveau, découvrant ses recoins d'un simple regard tandis que j'écoute le monde autour et les bruits de Finwë qui lape l'eau en-dessous.

Ma soeur de meute observe les lieux tout comme moi, et je crois que nous dévorons du regard le même espoir d'un avenir meilleur. Ici, au coeur des montagnes, la sécurité semble plein et acquise. Et même si je sais que je dois sans cesse rester sur mes gardes, j'ose croire que nous sommes enfin à notre place, en un lieu que nous n'aurons pas à fuir à cause des Hommes et de leur cruauté sadique. J'écoute alentours les sons qui nous entourent, je découvre les habitants de la montagne par le bruit de leurs pas dans la terre meuble ou les nuances de leurs différentes voix.

Tout comme Finwë, j'aime cet endroit. C'est peut-être parce que je nie la perte de ma famille ou parce que je me voile la face, mais j'aime l'idée que ces nouvelles terres promettent une nouvelle vie, l'espoir d'une nouvelle histoire à écrire. Et nous sommes les auteurs de ce qui se passera désormais. Nous ne dépendons plus des caprices des bipèdes ni de leurs atrocités sans nom. Nous sommes simplement des loups, dans un lieu sauvage et reculé que l'Homme n'a su atteindre avant nous. Et s'ils viennent un jour, alors nous seront prêts à les chasser, je crois en les miens pour protéger leurs biens.

Et puis, la Bras Droit me tire de mes pensées, me faisant réaliser avec culpabilité que l'espace d'un instant, je me suis déconcentré assez pour quitter mes responsabilités. Je me reprends aussitôt, puis je secoue doucement la tête pour l'inciter à rester. Dans ce lieu désolé, même si le calme est apaisant pour mon coeur meurtri, je ne désire pas être seul. La présence de ma soeur de meute est en fait un soulagement.

- Tu peux faire un bout de chemin avec moi, si le coeur t'en dis ?

Surtout éviter d'être seule, et ce même si mes responsabilités de Sentinelle m'y obligent la plupart du temps. Si je pouvais trouver par chance un compagnon de balade à chacun de mes tours de garde, peut-être la douleur finirait-elle par s'estomper et disparaître.

Heureusement, Finwë accepte de me tenir compagnie. C'est avec un sourire soulagé que je l'invite à me suivre alors que je reprends ma ronde, écoutant les sons alentours et concentrant mon odorat sur tous les effluves qui dansent autour de nous. Je me demande, l'espace d'un instant, si Kuro va bien. Parfois je me lasse de me poser sans cesse la même question. J'aimerais qu'il demeure à mes côtés, qu'il se contente simplement de m'aimer comme je l'aime. Mais il a toujours eu soif davantage et aussi loin que je pourrais espérer, nous ne sommes pas télépathes. Je soupire doucement de nostalgie lorsque la douce voix de Finwë me sort de mes pensées. Pas d'hommes, en effet. Je lâche un "hmm" d'approbation, tout en guettant en contrebas, le mouvement d'un petit mammifère tout aussi épanoui que nous pouvons l'être sans les bipèdes.

- N'oublions pas pour autant nos autres ennemis. Nombre d'ours et de pumas doivent habiter ces montagnes. Et s'ils n'ont pas de bâtons de feu, ces ennemis-là sont dotés de crocs et de griffes redoutables.

Ce n'est qu'après avoir fini ma tirade que je tourne vers Finwë un regard doux et un sourire amical. Eux au moins, à défaut d'être dangereux, sont logiques et obéissent comme nous à des lois ancestrales de survie. Ils ne tuent pas pour le plaisir et ne provoquent pas la fin des mondes ...