Si j'avais pu anticiper nos déplacements, si j'avais pu sentir avant tout le monde l'arrivée de la fin du monde, j'aurais donné jusqu'à ma vie pour l'éviter. J'aurais sans hésiter offert mon âme en sacrifice pour que rien ne force les miens à disparaître, à quitter le monde qu'ils avaient connu. Nous étions installés, nous avions pris nos repères là où la vie désormais n'est plus. J'observe le ciel au-dessus de ma tête, et je compte autant d'étoiles que j'ai perdu de proches. Alors je regarde les autres astres, encore si nombreux, et je pense à tous ces êtres chers que de nombreux semblables ont aussi perdus lors de la fin du monde. Devrions-nous nous réjouir d'être encore en vie ? Mais en vie pour quoi ? Pour se battre à nouveau ? Pour tout reconstruire sur des bases pas moins frêles que les précédentes ? Le monde semble se jouer de nous, et le Destin se moque éperdument de ce qu'il nous inflige. Il est là à nous regarder cramer sous sa loupe comme un gosse assis sur une fourmilière. Nous ne sommes rien. Rien de plus que des loups, des êtres infimes qui tentent désespérément de survivre dans un monde plus fou chaque jour. C'est dans ces pensées dénuées d'espoir que je marche, à l'aveugle sous le ciel étoilé, jusqu'à être ramené à la réalité par un grondement menaçant. Une seconde et me voilà sur mes gardes, mais l'instant d'après c'est Finwë qui me fait face, mon mentor. Alors je perds toute notion de danger et je m'approche un peu plus, bercé par sa voix monotone dans la nuit sombre. Les mots résonnent en murmure dans l'air nocturne, portés jusqu'à ses oreilles dressées.

- Comme tout le monde, je suppose.

Je l'observe une seconde, elle semble abattue, fatiguée. Finalement je m'assieds silencieusement à ses côtés et lance mon regard au loin.

- C'est un peu tard, ou peut-être trop tôt, mais toutes mes félicitations pour ton nouveau grade.

L'avantage d'être un Prince, c'est qu'on a les oreilles à portée des grandes informations.

Quand je pense à mes frères, quand j'essaie d'imaginer où ils sont, ce qu'ils font et que je me demande à quoi ils pensent, je réalise à quel point je suis pathétique. Pensent-ils à moi comme je pense à eux ? Se demandent-ils où je suis, ou se battent-ils pour survivre dans un monde qui se déchaîne et que nous avons fui sans eux ? Sont-ils restés là où le monde n'existe désormais plus ? Les silences sont pesants au coeur de la meute. Plus personne ne parle, la communication est coupée entre les membres de la meute et même entre mon père et moi. Je crois que nous vivons le deuil chacun à notre façon, mais peut-être qu'en parler nous aiderait à passer ce cap douloureux qui nous assaille tous. Y'a-t-il des chanceux parmi nous, qui n'ont perdu personne ? J'en doute. Les visages des uns trahissent la peine des autres. Les dos courbés, les queues ballant, tout montre que personne ne se remet vraiment de ce qui nous est arrivé. Le monde que nous avons connu est totalement anéanti, et tout ce que nous avons vécu jusqu'ici n'est plus qu'un amas de souvenirs flou, envahi par les derniers voiles sombres de la fumée toxique. Je soupire doucement, j'aimerais pouvoir tourner la page définitivement, mais il me semble que pour chacun des Navnik, il est encore trop tôt. Certains parviendront à se relever en premier, et il y aura aussi un dernier. Qui mettre le plus de temps ? Qui parviendra à faire un premier pas ? Nul ne saurait le dire aujourd'hui, pourtant dans le fond, je suis impatient de voir la meute se relever encore plus forte que par le passé. Nous avons survécu.

- Prêt pour un petit entraînement ?

Je tourne la tête vers la louve grise, l'observe rien qu'un instant. Le premier pas ? Peut-être n'y en aura-t-il pas qu'un. Nous ferons tous un premier pas, puis un autre, et nous ne réaliserons même pas que finalement, nous nous sommes relevés. Un jour nous nous dirons "te souviens-tu ?" et là, nous saurons. Je me redresse, lance un dernier regard vers l'inconnu, et pose finalement mes yeux d'ambre sur la louve qui est et demeure ma mentor malgré les souffrances. J'arbore un visage franc et assuré malgré mes peines douloureuses qui ne me quittent pas.

- Absolument.

Les pattes fermement ancrées au sol, je suis prêt.

Je m'attends à une attaque frontale, je suis même prêt à anticiper un combat en traître, qu'elle pourrait déclencher par une offensive de droite ou de gauche. Mais rien, et sa voix résonne dans l'air pour m'annoncer une modification des plans. Je lui lance un regard inquisiteur.

- Il faut que tu te défoules avant de débuter l'affrontement. Une fois ta force passée contre quelque chose d'autre, tu seras plus apte à réfléchir et à utiliser la ruse face à ton adversaire. Tu apprendras à économiser ton énergie, à calculer chacun de tes mouvements.

Dit comme ça, ça me semble d'une telle logique que je reste interdit, la fixant de mon regard d'ambre. Elle me montre un arbre déchiqueté par la vie, et mes yeux se posent sur lui avec obéissance.

- Détruis-là.

En une fraction de seconde, mon corps se projette en avant. Tues-le ! L'espace de cet instant, je me revois dans l'arène. L'espace d'un instant, ce n'est pas un arbre, ni un loup, ni tout autre être que je devrais aujourd'hui apprendre à respecter. L'espace d'un instant, ce n'est qu'un chien. Un monstrueux chien au visage lacéré par ses précédents combats. Un être abominable qui veut ma mort. Et l'espace de cet instant, je ne suis plus qu'un assassin, une créature dressée pour tuer. Mes crocs plongent dans la chair, mes griffes se plantent et arrachent, mes mâchoires déchiquettent dans une rage telle que je ne suis plus un loup, ni même un Dragon. Je suis un chien de combat.

Je suis l'assassin, le destructeur, l'anéantisseur de vie. Je suis le monstre le plus redoutable, dressé comme un chien et bâti comme un loup. Je déchiquette et arrache sans jamais me demander si j'aurais des regrets. Qu'il s'agisse d'un animal ou d'un arbre, je me contente de saccager son enveloppe corporelle jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien. Jusqu'à ce que je/ Un choc puissant m'écarte avec violence de mon seul objectif. Durant une infime seconde, un grondement sourd s'échappe de ma gorge et je tente de me retourner contre le nouvel assaillant mais son poids m'a déstabilisé et mon corps valse à plusieurs mètres. Je roule sur moi-même et mes pattes s'ancrent dans le sol pour repartir à l'assaut, mais la voix de ma mentor me rappelle à un monde que j'avais déjà oublié.

- Je t'ai demandé de calmer ta colère, pas de l'accroître. Tu n'as rien fait pour t'empêcher de redevenir un chien. Tu ne t'y es pas opposé un seul instant.

Je la regarde, une étincelle de rancoeur dans les yeux. Pourtant, tel un louveteau pris sur le fait, mes yeux fuient son regard et les mots sortent entre mes dents comme un petit qui bougonne une excuse bidon à une bêtise dont il est responsable.

- C'est ainsi que je tue.

Mais elle continue de me fixer de son regard dur, et je me sens comme un jeune qui reçoit sagement une réprimande.

- Tu es un loup, Adriel. Pas un chien. Mais pourtant ce n'est pas l'impression que tu donnes. Souhaites-tu rester à jamais un chien ?

Mon père hait les chiens. Mon père tue les chiens. Et plus que tout au monde, j'aimerais porter avec Honneur le nom des Dragons. Il me faut plusieurs secondes avant d'oser ancrer mon regard dans celui de la louve, et une détermination farouche y luit désormais.

- Non.

Je me relève enfin pour lui faire face, bandant mes muscles pour mieux la défier du regard. ça ne me plait pas, mais elle a raison. Je suis un loup. Je m'élance brusquement, de front, la fixant dans les yeux comme pour maintenir toute son attention sur moi. Je bande chacun de mes muscles, écoute chaque battement de mon coeur, me concentre sur le sang du Dragon coulant dans mes veines et hurlant à mes tempes. Je m'apprête à me fracasser sur elle, et je suis tellement convaincu moi-même que je suis persuadée de la convaincre également. Mais, à la toute dernière fraction de seconde, je freine puissamment des quatre pattes pour m'arrêter dans un sourire mesquin, avant de plonger mes crocs violemment dans sa gorge pour la tirer à moi et la flanquer au sol. Je la relâche immédiatement, le redresse de toute ma hauteur et la fixe droit dans les yeux en attendant qu'elle se relève. "Je suis un loup" laissent voir mes yeux flamboyants.

Cette fois je suis prêt, conscient de mes membres et conscient d'être qui je suis. Je suis prêt à anticiper la moindre de ses attaques et à lui rendre coup pour coup. Mieux encore, j'ai bien envie d'attaquer en premier une nouvelle fois, pour avoir le plaisir de la surprendre encore. Parce que là sous le firmament, je sais qu'elle a été surprise de ma première offensive. Elle s'attendait encore à voir le chien, et le loup lui a flanqué une bonne raclée sans qu'elle puisse s'y préparer. J'esquisserais presque un sourire satisfait si je n'étais pas si concentré dans mes mouvements, à l'écoute des battements de mon propre coeur. Mais, alors que j'espérais un nouvel échange, un tout premier combat en tant que loup, voilà que ma mentor change totalement d'attitude. Plutôt que de se préparer à m'affronter, elle esquisse un sourire et, sans un mot, fait volte face pour s'éloigner dans le plus grand silence. Je reste silencieux, interdit, bloqué sur place comme un véritable idiot. Je fixe son dos pendant de longues secondes, et même plusieurs minutes après son départ je suis toujours debout au milieu de notre terrain d'entraînement, figé dans l'incompréhension.