Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Etrangement, je n'avais pas eu peur quand tout cela avait commencé. Il y avait eu des coulées rouges orangées, puis dans cendres grises à brûler les poumons. J'avais survécu. Comme toujours. Je passais mon temps à survivre. Cet évènement ne m'avait pas changé, du moins, je ne crois pas. Jamais je n'avais vécu telle catastrophe. Mais j'étais restée la tête haute, les yeux vifs : mon maitre était à l'abri, loin sur ces bateaux. C'était tout ce qui compter et tout ce qui devait compter.
Il avait fallu que je trouve de quoi me nourrir. Les petits animaux s'étaient bien cachés. Mais les gros troupeaux avaient été dissous, y compris les "troupeaux de loups". Alors j'avais ramassé quelques morceaux de cadavres par-ci par-là, je m'étais évertuée à ne rien gâcher. Je me nourrissais des carcasses souvent cuites, pour autant qu'elles restaient mangeables. Parfois même, il s'agissait de ce genre que les humains appelaient "loups". Bref, des choses comme moi. Peu m'importait. Ils n'étaient rien d'autres que chair et os, comme tous. J'étais tombé sur cette carcasse une fois, les babines étaient tellement grillées qu'elles étaient remontées presque jusqu'au yeux sous le resserrement de la peau, certaines dents avaient été cassées ou tombées, le ventre du loup était grand ouvert, viscères à l'air, que les corbeaux et d'autres charognards avaient déjà commencé à manger. Le corps était encore chaud, cela faisait très peu de temps que le loup était mort, peut être même moins d'une heure. J'avais chassé ces maudits volatiles, et avant plongé à mon tour le museau dans la chair chaude, déchirant un bout de viande au passage. Je n'avais pas trouvé ça mauvais, c'était légèrement cuit par la chaleur étouffante et les cendres qui s'étaient échappés d'on ne sait où.
Aujourd'hui, je n'avais plus rien à manger. Et je cherchais. Alors, peut-être que je ferai une heureuse rencontre ?
Encore un jour nouveau qui se lève, sur un monde nouveau que nous découvrons, acceptons petit à petit. Je me déplace peu depuis l'exode, je veille mon frère en silence, je guette sa guérison et je fais de lui ma priorité, comme toujours. C'est ainsi que nous fonctionnons depuis le commencement, c'est ainsi que nous terminerons nos existences. Ensemble. Je souffle dans l'air chaud, je cherche parfois mon oxygène et je peine à trouver les bulles salvatrices. Mais aujourd'hui, mon regard se pose sur autre chose que mon frère. Là-bas entre les arbres, j'aperçois une silhouette fine, presque rachitique. Je m'en approche au trot, l'échine hérissée d'un pelage immaculé, les crocs légèrement à découvert, la truffe en l'air. Et à mesure que je m'en approche, je réfléchis à ce que je ferais de cette trouvaille. Parce qu'elle n'est pas une Sekmet, cette petite chose. Elle n'est pas une Sekmet et je n'ai les pattes liées qu'aux Sekmet. Un sourire sardonique étire mes babines alors que la distance qui nous sépare diminue à chacun de mes pas, et bientôt je lui fais face dans une attitude clairement menaçante.
- T'as perdu ta mère ?
Une poulette paumée après l'éxode ? En voilà une qui ne reverra jamais le ventre chaud de sa génitrice. Ou en tout cas pas grâce à moi. D'ailleurs, si la p'tite chose sortant à peine de l'adolescence est seule ici, sa famille est probablement morte là-bas. Je la fixe dans les yeux, la défiant du regard, et j'attends qu'elle daigne m'accorder l'importance que je mérite, que j'exige.
J'avais continué à chercher. Décidément, cette terre pourrie n'offrait rien de bon. Si je continuais comme ça, je boufferai du loup toute ma vie, ou alors je n'aurai rien à bouffer du tout et je crèverai. Comme eux. Et j'voulais pas finir comme eux. J'voulais pas crever dans le caniveau comme ces imbéciles qui ne pensaient qu'à parler parler et encore parler. Pourquoi parler? Pourquoi négocier. Le truc c'est vivre ou mourir. Y'a pas de demie mesure. Alors parler ne sert à rien.
Je commençais de plus en plus à me demander comment survivre, depuis quelques jours. Je n'avais aucune idée d'où était Crow, mais ce qui était sûr, c'est que vivre seule dans ce nouveau monde apocalyptique était beaucoup plus difficile que je ne l'imaginais. Et pourtant, j'aurai tant aimé tuer jusqu'au dernier de ces imbéciles.
Un loup était arrivé. Malheureusement, il était bien en meilleure forme que moi, plus grand, plus carré et plus musclé. Lui, il n'avait pas la faim qui lui brûlait l'estomac. Alors qu'il s'approchait dangereusement, je fis comme s'il ne représentait aucune menace. J'étais entrainée depuis ma naissance au combat, chez les hellhound. Je n'avais pas peur d'un simple loup et j'étais la preuve vivante qu'on pouvait battre plus fort que soit. Cependant, il ne fallait pas être stupide. J'étais loin d'être au meilleur de ma forme. En fait, je ne me rappelle pas avoir déjà été aussi mal en point, niveau force physique.
D'un sourire presque sadique, il ironisa en me demandant ce que je faisais sans ma mère. Je venais d'avoir un an, à cet âge, les jeunes loups sont encore auprès de leur famille. Mais moi, je n'avais pas vu ma mère depuis mon premier mois. J'avais été nourrie avec du lait artificiel pendant le reste de mon sevrage, lorsqu'on a jeté ma mère dehors. Pour mon plus grand bien d'ailleurs. Parce que c'était grâce à ça que j'avais rencontré mon maitre, grâce à ça que j'étais devenue un Hellhound d'élite alors que j'avais à peine cinq mois. Grâce à ça que j'avais tué mes premiers animaux alors que mes dents de juvéniles commençaient à peine à tomber... Ma mère n'avait jamais été personne pour moi. On m'aurait demandé de la tuer que je l'aurai fait sans une once d'hésitation. Egorgée entre mes crocs, son sang coulant dans ma gorge. Ni chaud, ni froid, non, tout cela ne me faisait rien. Cela ne m'avait jamais rien fait. Je dis entre mes dents blanches légèrement découvertes par mes babines, avec un léger sourire en coin.
" Si j'avais une mère je l'aurai perdue bien volontiers. Et toi... T'as perdu ton papa? "
C'était un loup de meute. Il avait forcément une famille. De sang ou non. La meute est la famille du loup sans sang. Ces loups de meute... Tous à vivre au crochet les uns des autres... Des faibles. Ca ne pouvait être que des faibles. Alors pourquoi l'autre loup blanc semblait-il si fort? Comment pouvait-il manger à sa faim alors que cet abrutit se crevait la carcasse parce qu'il devait nourrir toute une bande d'inutiles, voire de nuisibles? Ce genre de mystère restait entier pour moi. Parce que ce n'est pas comme ça que j'avais été élevée. Ce n'était pas comme ça que mon Maitre m'avait façonnée.
Elle me fixe de ses petits yeux de fouine, exacerbant mes sens en alerte. Je n'ai qu'une envie, plonger mes crocs puissants dans sa jolie petite nuque et la briser. Ou peut-être tirer sur sa peau pour la déchirer lentement, et sentir sa chair se décoller de son corps douloureux pendant que ses hurlements de bébé me berceront.
- Si j'avais une mère je l'aurai perdue bien volontiers. Et toi ... T'as perdu ton papa ?
Mon sourire s'étire. Pour me répondre, à moi, il faut être soit fou, soit Sekmet dans l'âme.
- En fait, je l'ai tué.
C'est faux, mais ça semble plaire à la gamine. Je reste là, immobile et droit comme un Roi, la toisant de toute ma hauteur. Je n'ai peut-être pas tant envie que ça de la dépiauter vivante, finalement. Elle pourrait bien m'amuser davantage en restant vivante, cette petite chose fragile.
- Vu ta gueule, toi t'as tué personne depuis un bail, par contre.
La défier, lui tendre la patte, lui donner une chance de se montrer aussi folle à lier que moi. L'aider ? Non, la tester. Comme une potentielle Sekmet, comme une chose dont je pourrais me servir à l'instar de tous les autres membres de la meute. Des nourrisseurs, des remparts face à l'adversité et la possibilité de me battre sans chercher trop loin. Voilà ce qu'ils sont tous pour moi. Une opportunité.
Il disait qu'il avait tué sa mère. Sans sourire, le regard profondément plongé dans le sien, glacial, sans aucun sentiment, je déclarai d'un ton neutre:
"La chance."
Il m'examina un peu. C'est vrai que je n'étais pas au mieux de ma forme. Je n'avais jamais vraiment eu à me nourrir par moi même. J'avais beaucoup chassé, je rapportais souvent des proies chez moi lorsque j'étais chez les Hellhounds, je tuais aussi souvent des loups ou des humains, mais je le faisais par devoir ou par plaisir, jamais pour me nourrir, je préférais de loin ce que mon maitre m'offrait en rentrant, la nourriture était tellement meilleure. Puis lorsque je suis partie, enfin, lorsque j'ai été contrainte de partir du camp Hellhound parce qu'il n'y avait plus personne, j'avais dû me nourrir d'animaux entier, sans qu'ils ne soient passé par une préparation humaine. Oh, au début c'était dégueulasse, puis on s'y fait, on trouve des astuces pour que ce soit meilleur, et surtout on trouve des proies meilleures que d'autres...
"C'est que c'est pas super facile de trouver quelqu'un à bouffer.
Oui, quelqu'un, quelque chose... Quelle était la différence? Pour moi, aucune. La faim surpassait tout. Si l'animal est fait en viande, c'est bien pour qu'il soit mangé par son prédateur. Sinon on aurait tous eu des dents plates et on boufferait de l'herbe.
" Mais toi quelque chose me dit que ça ne fait pas si longtemps que ça. "
C'était pas vraiment une question, je me foutais littéralement d'une réponse de sa part. C'était plus une constatation, il a la tête à dégommer les gens celui-là. Tant mieux pour lui, ou tant pis, peu importe pour moi, je n'y trouve pas mon intérêt, alors je m'en fous. Par contre, si quelque chose devient intéressant... Ca change la donne. Et peut-être qu'il pourrait être utile à quelque chose. Quoi que je n'en sois pas sûr. J'ai toujours entendu dire les cabots Hellhounds que tous ces loups étaient abrutis et sans ressources. Abrutis, ça, je dis pas. Mais sans ressources... Qu'ils étaient stupides ces clébards. J'm'étais bien amusée à en descendre un paquet, lorsque les hellhounds étaient partis. J'avais pris un malin plaisir à égorger les fuyards...
Je ne suis pas de ceux qui traquent ou qui bavassent. Je ne suis pas davantage de ceux qui ramassent les loques pour les sauver ou veiller sur elles pendant qu'elles reprennent des forces. Chasser pour la nourrir ? Et puis quoi encore, faudrait pas que j'l'adopte, aussi ? Non non, si elle doit vivre, ce sera par ses propres moyens. En revanche, si elle y parvient, j'veux bien être là pour voir et surtout, j'veux bien être celui qui ramassera la gosse pour en tirer avantage.
La gamine est dotée d'une telle ardeur que je me prends à m'en sentir amusé, presque honoré. Je ricane alors qu'elle m'explique ses difficultés. J'espère qu'elle n'essaie pas de me prendre en pitié, parce que mine de rien je n'ai aucune compassion ni pour elle, ni pour aucun autre loup que mon frère sur cette terre. Et mon frère, ben il est pas plus sage et plus gentil que moi. Je la fixe droit dans les yeux alors qu'elle me traite presque de gros porc. C'est clair que j'suis fait en masse musculaire et on n'peut pas s'tromper.
- Quand on sait s'démerder, y'a pas mal de bouffe dans l'coin.
Une proposition ? Certainement pas. Si elle me demande où et comment trouver de quoi se remplir la panse, je l'enverrais se faire foutre et même, je pourrais bien la bouffer, elle. Je la dévisage encore longtemps en silence, comme si j'analysais un cadavre pour y chopper le meilleur bout de viande quand l'occasion se présentera. Je perçois chez elle quelque chose de différent des autres. Elle n'a pas l'innocence insupportable des louveteaux de son âge. Elle n'a pas non plus l'instinct grégaire de mes semblables. Elle est ... unique.