Les Navnik sont et ont toujours été ma famille. Si le Destin avait voulu, j'aurais grandis ici, en ces terres saintes quoi que détruites. J'aurais grandis sous la protection de mon père, Leader et Fondateur de son rang, ainsi que celle de ma défunte mère. Si le Destin avait voulu, Mère serait toujours en vie, aujourd'hui. Mais le Destin nous donne la vie pour le simple plaisir de nous arracher toute raison d'exister. Le Destin est cruel, sadique, et il a pris à celui que je suis, tout ce qu'il pouvait prendre. Que me reste-t-il maintenant ? Deux frères disparus, un autre mort ainsi que mes deux soeurs et ma mère. Tout ce que j'ai aujourd'hui, c'est mon père que je ne vois plus que rarement. La gloire des Dragons a perdu son éclat, et pourtant nous sommes toujours là. Je soupire doucement alors que je me rends sur les lieux de mon entraînement. Parce qu'un Prince n'échappe pas à sa formation, et que si je veux devenir Guerrier, je me dois d'apprendre aux côtés des adultes. Aussi fort puis-je être à cause des combats que j'ai menés durant ma première année de vie, je n'ai pas les techniques de vrais loups. Au fond, même si mon second anniversaire pointera bientôt le bout de son museau, je demeure un sale clébard.

J'entre dans le bâtiment sans aucune crainte. Parce que si les Hommes m'ont arraché mes instincts sauvages, ils m'ont aussi donné le courage et une haine suffisante pour ne rien craindre d'eux. Les épaules droites, la tête haute, je pénètre la grande salle où déjà, l'adulte grise m'attend. Je l'observe quelques secondes, la toise des pattes à la tête. Des muscles finement ciselés, une gueule féminine mais brute et puissante. Une chasseresse. Il ne faut pas longtemps pour qu'elle nous libère du silence qui aurait menacé de s'installer. Pas que je sois mal élevé, mais en bon chien, j'oublie parfois les bonnes manières. Je me rattrape en la saluant d'un signe de tête. Elle ne tourne pas en rond, m'invite à entamer l'entraînement immédiatement. Seulement si je ne la connais pas, elle n'en sait pas davantage sur moi. Je me dois de la prévenir de certaines ... différences, qui nous distinguent l'un de l'autre.

- Il faut que tu saches que je connais mal les limites, je ne sais pas toujours m'arrêter lorsque je me bats. On ne m'a pas appris à mesurer mes attaques.

Après tout, je suis un tueur de loups. Libéré certes, mais dressé pour tuer. Je la regarde encore quelques instants, lui laissant une chance de trouver un apprenti moins puissant, ou peut-être à défaut, moins dangereux.

Elle marque une pause, prend le temps d'analyser mes aveux. Aura-t-elle l'audace de relever un défi d'une telle ampleur ? J'aurais préféré être entraîné par mon père, lui aurait su m'arrêter d'un simple mot. J'ai toujours peur, lorsque je m'entraîne avec un autre Navnik. Un accident est si vite arrivé ... Et puis, j'ai déjà failli tuer mon propre frère, alors une chasseuse à laquelle je ne suis pas lié ... Mais sa voix résonne avec douceur et assurance. Je l'acoute avec attention, elle a clairement décidé de rester et de me donner cette chance, de m'aider. Je la regarde une seconde alors qu'elle m'invite à nouveau, et un léger sourire en coin se dessine sur mes babines. Me voilà peut-être face à une véritable Navnik. Je n'attends pas davantage, m'élance vers elle. Je la prends de front comme je l'ai toujours fait dans l'arène, bombant mon poitrail, bandant chacun de mes muscles, extériorisant tous mes crocs dans une grimace carnassière. Je fronce le regard, me concentre sur ma cible, et je verrouille. La louve devant moi n'est alors plus qu'une proie. Je plaque mes oreilles contre mon crâne, m'efforçant de faire chanter les voix de toute ma famille dans un coin de ma tête pour ne pas oublier qui je suis. Je fonce sur elle comme une furie et, alors qu'un loup ordinnaire aurait évité un impact aussi violent en essayant de feinter sur le côté, je me propulse pour la percuter de toute ma masse, l'envoyant valser dans les airs, mais je lance mes crocs vers son épaule avant que son corps de s'éloigne trop de moi et je capture sa peau épaisse entre mes mâchoires pour la tirer vers le sol dans un choc sourd, où je tente immédiatement de l'immobiliser.

Tout se passe très vite, nos corps s'entrechoquent et nos crocs se mêlent au pelage de l'autre pour tenter de l'arracher, de mutiler l'être qui fait face. Pourtant ce n'est qu'une simulation et chacun doit veiller à garder l'autre entier. Mais je peine à réprimer les pulsions meurtrières qui ont longtemps été mon quotidien. Je m'élance contre la louve, elle me tourne autour et je fais chaque fois preuve d'une force colossale pour la plaquer au sol ou la forcer à prendre ses distances. Je ne lui laisse pas un instant de répit et elle n'en fait pas moins pour moi, tentant chaque fois d'anticiper mes attaques pour en faire un avantage. Mais bientôt elle comprend ma tactique et réalise qu'elle peut y faire face sans trop de difficulté. Si dans l'arène chacun voulait mordre en premier, ici l'enjeu est différent et les moyens d'y arriver tout autant. Je m'apprête à fondre sur elle une énième fois, mais elle sait quoi faire et si je m'attends, comme à mon habitude, à la percuter de tout mon poids, la femelle bondit par-dessus moi pour me surprendre brusquement. En quelques secondes, me voilà au sol sous une louve grondante, me murmurant à l'oreille que je ne suis désormais plus de ce monde. Elle recule aussitôt, je me relève d'un bond. Soufflant fort pour reprendre mes esprits, je targue sur elle un regard empli de haine pendant un instant, avant de me rappeler pourquoi je suis là.

- Tu es fort, c'est indiscutable. Mais la force seule ne fera pas de toi un bon combattant. Il faut que tu te concentres davantage sur ta propre survie. Je ne sais pas ce que tu as vécu, mais ici ce n'est pas pareil. Tu n'as plus affaires à ces Hommes ou à leurs chiens stupides. Tu ne peux pas foncer sans réfléchir.

Je la fixe avec intérêt, mais je sais en l'observant que les leçons à ses côtés ne seront pas une partie de plaisir. Je m'élance au premier signe de tête, fonds droit sur elle, tous crocs dehors, et je gronde par réflexe. Je la percute une nouvelle fois, mais la louve a compris et ses esquives sont d'autant plus efficaces que je n'ai aucune idée de comment me battre autrement.

La louve adulte suit chacun de mes mouvements et ne peine désormais plus à esquiver mes attaques frontales. Un chien aurait mordu droit devant, comme moi, et j'aurais eu le dessus grâce à ma taille de loup. Un chien aurait serré les mâchoires pour ne plus lâcher, comme moi, et j'aurais pu le déchiqueter vivant jusqu'à ce que l'épuisement me gagne, pour finir vainqueur dans l'arène face à un cadavre qui n'aurait alors plus ressemblé qu'à un morceau de viande. Mais je suis face à une louve, et le challenge est tout autre, d'autant qu'elle ne cherche pas ma mort. Finalement, alors que le temps s'éternise et que mes attaques ne mènent nulle part, la chasseuse s'immobilise et m'observe, l'oeil sage. Je reste silencieux et je la fixe de mon regard d'ambre, attendant les ordres.

- Adriel, nous allons reprendre. Mais j'impose une nouvelle règle. Sers-toi uniquement de tes crocs. Pas d'approche par la force, pas de bousculades ni même de contact direct. Seuls tes crocs doivent te permettre d'attaquer, sans rien faire d'autre. J'en ferais de même.

N'attaquer qu'avec mes crocs ? N'est-ce pas ce que je fais depuis le départ ? Oh, sans les frontales. Je la fixe tout aussi durement, me demandant alors comment cela va-t-il m'être possible. Mais je n'attends pas d'avoir trouvé la solution à ce casse-tête, je retrousse mes babines sur mes crocs meurtriers et je m'élance sur elle dans un grondement furieux, agacé par mes cuisants échecs. Le fils du Dragon qui s'écrase, et puis quoi encore ? Alors que mon corps n'est plus qu'à un petit mètre d'elle, sa consigne me frappe en pleine tête et je freine des quatre pattes pour venir plonger mes mâchoires tout près de sa jugulaire, enserrant sa peau avec force pour la tirer violemment vers l'arrière et la flanquer à terre. Plus de bousculade, commençons.

Le temps passe et je m'agace de ses feintes que je ne connais pas. Pourquoi ne se bat-elle pas comme les chiens ? Je n'ai aucun moyen d'anticiper ses attaques, je suis puissant et je me sens minable. Si Père me voyait ici, il aurait certainement honte de son dernier fils. Je me retrouve une énième fois flanqué au sol, et c'est dans un grondement furieux que je me relève en roulant sur moi-même. Je lui fais face, je la toise de bas en haut et de haut en bas, je me demande si je ne pourrais pas me contenter de l'abattre et de cacher son cadavre. Mais l'instinct qui dort en moi depuis ma naissance m'en rend incapable, et tout dressage quel qu'il soit n'est jamais parvenu à me faire oublier complètement ma véritable identité : tout au plus l'a-t-il altérée. Je m'élance, cherche à lui mordre l'épaule et écope d'une morsure douloureuse. Je me retourne brièvement, tords sa cuisse entre mes mâchoires et recule avec vivacité pour ne pas me retrouver encore une fois pris dans son étau. Je m'élance à bonne distance, l'observe de loin, mais son regard ancré sur moi ne met au défi et je ne peux que répondre à l'appel. Je fonds sur elle, tous crocs dehors, fais mine de vouloir la percuter de front, encore. Au dernier moment, je copie sa propre technique et je m'élance puissamment par-dessus elle, me retournant avant qu'elle n'ait le temps de réagir pour plonger mes crocs dans son échine et la balancer à terre. Je l'écrase de tout mon poids en une fraction de seconde, et alors que mes antérieures bloquent ses membres sous elle pour protéger mon abdomen, mes crocs plongent dans sa gorge avec une force colossale.