Depuis combien de temps ne me suis-je pas retrouvé seul, au juste ? Depuis combien de temps n'ai-je pas simplement profité d'une journée en tête à tête avec moi-même ? Pas que je m'implique fortement dans ma meute. En fait j'ai même tendance à ne pas faire grand chose, pas même m'entraîner pour progresser dans les rangs d'Apprenti. Je suis un peu flemmard, il faut l'admettre. Pas que je manque de volonté pour progresser mais ... Si en fait, je manque fortement de volonté. C'est que leurs entraînements sont chiants, et les mentors n'ont pas la pédagogie qui me convient. Oui, c'est cela. Les mentors n'ont pas la pédagogie adaptée à mon intelligence. Alors me voilà, filant sur le sable fin. Je pourrais être sur la dune, tout près de chez moi mais non. Trop de Navnik rôdent là-bas, leurs visages me lassent. J'inspire profondément l'air marin et me laisse emporter par la douce mélodie des vagues qui s'écrasent contre le rivage. Il n'y a pas à dire : ne plus m'épuiser à en vouloir à ma mère, ça fait du bien. Je m'apprête à continuer ma balade en solo', quand une masse sombre apparaît dans mon champ de vision. Je hume ses effluves à distance et comprends rapidement que j'ai à faire à une demoiselle. Mes instincts de Don Juan s'éveillent, mes pattes me guident jusqu'à elle dans un sourire charmeur.

- Hey ! Tu es seule ?

Pas dans le sens "je peux te tenir compagnie" mais bien dans celui de savoir si un mâle risque de surgir à chaque instant pour me casser les dents ... M'enfin vaut mieux lui laisser croire que je lui propose simplement mon agréable compagnie ...

La louve sombre me fait face, le visage fermé et le regard fixé dans le mien comme si elle me défiait. Je reste immobile, impassible, sans chercher à m'éloigner ou même à apaiser ses émotions.

- Tu vois quelqu'un d'autre ?

Elle s'éloigne déjà, alors qu'un autre mâle fait son apparition à la lisière des bois. Je lui lance un regard, puis repose mon attention sur la louve sombre. Un rictus moqueur étire mes babines, ça se passe de commentaire mais je vois bien qu'elle l'a aussi bien vu que moi. Ce que je vois aussi, c'est qu'elle ne le connait visiblement pas puisque le vagabond trace sa route sans même nous regarder. Je suis la louve d'un pas tranquille, ne la lâchant pas des yeux. D'humeur taquine, je la ferais bien chier un petit moment ...

- Vas-y, dis-moi ce que tu veux, qu'on en finisse !

Je ricane en silence, le regard enjôleur rivé à elle. Croit-elle réellement qu'elle a la moindre importance, si ce n'est d'occuper ma journée d'apprenti feignant ?

- En fait, strictement rien. J'm'ennuie, c'est tout. Et toi aussi, d'ailleurs. Sinon tu serais pas ici à errer sans but.

Un nouveau sourire charmeur alors que je la dévisage, la défiant de nier l'inexorable vérité ...

Elle s'agace, me jauge, se méfie comme si j'avais l'air de lui vouloir du mal. En fait, la situation m'amuse d'autant plus qu'elle s'attend à tout de moi.

- Hé bien, va t'ennuyer ailleurs ! Je n'ai pas besoin de compagnie, et j'ai un but contrairement à ce que tu semble penser.

Je la regarde un instant, ma curiosité piquée à vif. Un but ? Et quel but ? Je me joindrais bien à elle, de gré ou de force d'ailleurs. Je crois que je viens à l'instant de me trouver un "but", moi aussi.

- Oh, et arrête de sourire tout le temps. Ça te donne un air niais insupportable.

Je lâche un bref soupire amusé mais ne me départis pas de mon sourire "niais insupportable" pour autant. Je me rapproche d'elle l'air de rien, et arrivé à son côté je fais mine d'observer partout alentours, comme si elle n'était pas là alors que je calque mes pas sur les siens.

- Moi aussi j'ai un but.

Je tourne la tête pour la regarder de nouveau, plongeant dans son regard mes yeux d'émeraude, et je la toise une seconde avant de subitement afficher une moue furieuse, comme si je m'apprêtais à lui sauter à la gorge. Et mine de rien, je prends une voix volontairement niaise et stupide avant de parler.

- Tu préfères que je n'sourie pas, comme ça ?

Un bref instant et me voilà changeant de grimace. J'opte pour un regard triste à en faire pleurer des violons, prêt à attendrir toutes les louves qui croiseraient ma route.

- Ou comme ça ?

Je guette le moindre rictus, la moindre trace de son amusement prochain. Parce que si je suis un emmerdeur et si j'ai l'habitude de chercher des noises, j'ai également toute confiance en mes capacités de clown de service. Elle succombera, quel que soit le temps qu'il me faudra.

Mes grimaces n'obtiennent pas le résultat escompté. Non seulement elle ne rit pas, mais en plus la voilà qui me plaque violemment au sol comme si je n'étais qu'un louveteau immature qu'elle remettrait à sa place. L'espace d'un instant, le sang Sekmet hurle dans mes entrailles et menace de me monter au cerveau. L'espace d'un instant, je me vois déjà rompre sa nuque entre mes crocs et déchiqueter sa peau et sa chair pour ne faire d'elle qu'un morceau de viande putride. Mais je reste là, interdit entre ses pattes, le visage figé dans la stupeur. Et elle ricane, mais je doute d'apprécier l'échange. C'est moi, le moqueur. Moi, le rigolo de la bande. Je n'aime définitivement pas cette situation nouvelle. Je lâche un grognement léger pour montrer mon agacement, et roule brusquement sur moi-même pour lui faucher les pattes. La faisant tomber sur le côté, je me redresse aussitôt pour lui faire face et la toiser un moment, les yeux emplis d'un sentiment indescriptible. Ai-je toujours envie de m'amuser, ou suis-je sur le point de l'attaquer ? J'avoue douter moi-même de mes intentions, sur le moment.

Elle s'agace de mes doutes, mais ignore clairement les risques qu'elle encourt. Elle ne me connait pas, tout comme moi je ne saurais prétendre savoir qui elle est. Mais elle ne semble pas être une psychopathe. Pas plus que moi en tout cas. Alors qu'elle me nargue, je la toise encore un moment dans un silence qui devient pesant, mais je n'esquisse pas le moindre mouvement. Elle s'impatiente, comme je le prévoyais, et tout à coup ma bonne humeur est de retour. Je flanque sur elle un regard défiant, un sourire narquois étirant de nouveaux mes babines.

- Tu penses que je suis venu là pour toi ? Tu n'es qu'une distraction, ma belle. Je partirais quand toi, tu n'aura plus d'importance.

Parce que c'est toujours moi qui mène la danse, bien sûr. Moi qui décide de qui reste ou s'en va. Je ricane entre mes crocs, mais je reste là face à elle, sans esquisser un mouvement, tout comme elle se refuse à bouger elle aussi.

Devant ses faux airs d'intouchable, je me sens plus puissant que jamais. Si elle croit que je ne me satisfais pas de ce petit jeu, elle se trompe. Je me réjouis de la voir s'efforcer ainsi à rester paisible alors que je sens son sang bouillir jusque dans mes propres tempes.

- Je ne suis pas ta belle, je ne t'appartiens pas et tu n'as pas à m'appeler comme ça ! Mon nom est Midona, et rien d'autre.

Je ne me défais pas de ce sourire narquois qui pourrait être ma marque de fabrique.

- Eh bien, Midona et rien d'autre, saches que ton nom me sera sorti de la tête dans à peu près ... Ca y est.

Je la regarde qui se détourne de moi comme un chasseur narguerait sa petite proie avant de la tuer. A la seule différence que je n'ai pas l'intention de la manger, mais la manoeuvre est identique. Quand brutalement, du sable froid et craquant vient se propulser entre mes crocs et m'arracher un grognement dégoûté.

- Oh désolée, je ne t'avais pas vu ! Tu es tellement insignifiant que je remarquerais à peine ta présence.

Je la toise un moment, plissant le regard comme pour lui dire "tu ne paye rien pour attendre." mais je reste silencieux quelques secondes avant de daigner enfin lui répondre.

- Au point même que tu te sens obligée de t'excuser, ma belle. Tu es trop mignonne !

Je me rapproche d'elle en penchant légèrement la tête en avant, comme pour la défier de nouveau, l'invitant toujours dans ce même ballet auquel elle menace de succomber à chaque instant. En fait, elle est aussi lassante qu'amusante. J'ignore qui craquera le premier, mais j'ai envie de relever ce défi.

Je lâche un grognement de surprise alors que la morsure résonne dans mon crâne comme un coup de massue, et je me retourne en une fraction de seconde pour claquer mes mâchoires sur l'encolure de la femelle sombre. Je me retourne complètement pour lui faire face, la plaquant sous ma masse pour la forcer à reculer avant de la libérer de mon étreinte pour me redresse. Je la toise une seconde, le corps tendu et les sens en alerte, mais aucun signe d'agressivité apparent, la sommant de se calmer maintenant pour éviter un débordement plus important.

- On s'détend, ma belle, je n'voudrais pas abîmer un aussi beau visage !

Mais cette fois je ne souris plus, trop concentré pour anticiper ses signaux corporels et pouvoir me protéger d'une nouvelle attaque. C'est que je tiens particulièrement à mes deux belles oreilles, ainsi qu'à toutes autres parties de mon sublîme corps !

La louve me toise longtemps, mais visiblement elle a compris que son intérêt n'était pas de chercher les ennuis face à moi. Je crois que le jeu à assez duré, elle semble trop lasse pour rester de marbre et je n'ai pas l'intention de l'amocher.

- Dommage, j'aurais pourtant aimé abîmer le tien.

Dommage parce qu'elle sait que je suis trop fort pour elle, ou dommage parce qu'elle ne veut pas attaquer la première ? Je la dévisage en silence, mais je n'ai pas le temps de répondre que déjà, la louve sombre s'évapore derrière un nuage de sable. Je ne cherche pas à la suivre, je me contente d'observer sa silhouette qui disparait devant mes yeux, sans plus essayer de la provoquer. Je hausse légèrement les épaules et me détourne finalement du chemin, décidé désormais à aller voir ailleurs si j'y suis. C'était quoi, déjà, son nom ?