Il existe des forces qu'on ne peut contrôler, des choses qui nous échappent, des êtres qu'on ne peut comprendre. Les Hommes étaient de ceux-là. "Pourquoi?" était la question qui trônait en maître dans tous les esprits. "Pourquoi fait-il tout cela?" ou encore tout simplement "Pourquoi existe-t-il?". Après ce qu'ils avaient fait, aucun loup ne pouvait les aimer. Mais Athos, malgré tout ce qu'il avait enduré, malgré tous ce que les Hommes avaient fait à ses proches, ne pouvait s'empêcher de ressentir une sorte de fascination qui s'emparait de lui à chaque fois qu'il voyait ce que ces êtres inutiles étaient capable de faire. Les aigles de fer, les armatures capables de naviguer sur l'eau, rien que leurs tanières laissaient pantois.

Elle le regardait, désorientée, du regard perdu de ceux qui en ont trop vu. Elle ne s'était pas échappée, elle avait été relâchée, de même que des dizaines d'autres loups-cobayes. Il inclina la tête pour mieux l'observer. Elle avait été marquée, c'était certain. Mais il ne pouvait rien contre ça. Aujourd'hui, il ne pouvait que la soutenir, lui faire voir qu'il la comprenait. Après tout, lui aussi avait été fait prisonnier après la bataille entre les Navnik et les Sekmet. Les Hommes et les chiens de l'enfer étaient arrivés de nulle part pendant la bataille, et avaient enlevé les loups qu'ils avaient jugés aptes à subir des expériences. Malheureusement pour eux, Athos avait été atteint d'une maladie à ce moment là, celle de la grave épidémie qui courait à l'époque. Il se croyait plus fort que tout, plus fort que ça surtout, et n'était pas allé voir une guérisseuse. A la place, il avait préféré combattre, même avec sa maladie. Et lorsqu'il s'était réveillé il était dans une cage, en face de celle d'Anya d'ailleurs. Les Hommes avaient déjà détecté sa maladie et testaient sur lui un remède, ce qui aurait pu causer la mort du jeune loup, s'il n'avait pas été des plus chanceux. Heureusement, le remède avait marché, à la perfection. Il était ressorti guéri de chez les Hommes. Et il était ressorti par lui même, il s'était évadé. Il avait réussi à sortir de ce calvaire avant que les Humains ne se rendent compte qu'il était guéri, et qu'il pouvait servir à autre chose à présent...

Il reporta son regard sur la louve en pensant à cela. Son emprisonnement. Il lui avait déjà dit, qu'il avait été fait prisonnier, elle le savait. Mais il savait aussi qu'elle avait dû souffrir, bien plus que lui n'avait souffert pendant cette période.

" Je comprends, tu n'as pas eu l'occasion qu'il fallait. Je... Ecoute, Véga. Je n'ai pas l'habitude de dire ça, tu me connais. Mais vraiment, si tu as besoin de moi; Je suis là. "

Il la regardait à présent de son regard profond, plongeant les yeux dans ceux de la louve, ses yeux bleu-corbeau si vertigineux. Il continua :

" Tout à changer, pour toi comme pour moi. Je suis Alpha aujourd'hui, cela ne veut pas dire pour autant que je dois être moins présent pour les miens, pour mes amis, ... pour toi. Je sais que c'est difficile, mais ça aide parfois de parler de ceux qu'on a vécu. Je peux te comprendre Véga. Tu le sais. "

Il était droit, toujours le regard fixé dans ses yeux.

Peut-être qu'il existait quelque part, loin, au delà de la grande eau et plus au delà encore, un pays où nulle bête n'affronterait sa consoeur, ou nul animal n'aurait à tuer pour survivre, ou nulle personne ne ressentirait le vice de vouloir faire du mal. Mais il parait que ce pays est très loin, trop loin. Certains disent qu'il est utopique, qu'il n'existe pas, d'autre disent qu'il est éphémère, impénétrable, que chacun trouve ce pays en lui-même s'il accepte de le chercher. Et les plus pessimistes iront plus loin encore : un tel pays n'existe pas et ne pourra jamais exister car c'est la nature de l'être de vouloir faire le mal, il doit y avoir quelque chose dans notre tête, un morceau qui pète à un certain âge puis qui se balade ensuite dans notre crâne pour nous vriller le cerveau, nous empêchant de réfléchir au moment de commettre ce qu'il ne fallait pas commettre.


Athos poussa un grand soupir franc, non pas d'exaspération ou de lassitude, mais plutôt ce genre de soupir qu'on pousse lorsque la vérité est trop compliquée à expliquer. Athos regardait l'autre louve avec une pointe d'ironie dans le regard. Elle voulait l'aider comme lui l'avait aidé et l'aidait toujours. Mais Athos ne put réprimer un petit sourire. Il était convaincu que personne, non personne ne pourrait jamais comprendre le manège qui se passait dans sa tête, les tourments qui le faisaient réveiller en pleine nuit, qui pourtant n'avait rien à voir avec les tourments des autres, faits d'horreur et de sang. Non, lui cela allait bien plus loin que cela. L'horreur était dépassé par l'effroi, le sentiment que le sang se fige à l'instant, se glace dans nos veines et que nos poumons se vident d'un coup, à un tel point qu'on ne se sent plus capable de respirer.

Non. Il le savait, personne ne pourrait l'aider à vaincre tous ces tourments, et il ne voulait d'ailleurs pas qu'on l'aide : il savait à quel point certains fardeaux étaient lourds à porter. S'il les partageait, ils risquaient d'en écraser plus d'un. Le jeune alpha déclara alors avec son ton et sa prestance naturelle, tout à fait habituels, comme s'il s'agissait là d'une simple réponse de formalité :

" Je te remercie de ta sollicitude, mais je t'assure que tout va bien. "

Elle aimait qu'il soit là, elle aimait sentir sa présence et s'était réciproque. D'un regard sur cette plage, le loup brun avait senti qu'ils se comprendraient, elle et lui. Qu'elle était, comme on dit, "quelqu'un de bien". Elle avait aussi parlé de fierté. Etait-il fier? Il ne répondit pas à Véga à ce sujet. Le poids qui pesait désormais sur ses épaules le rendait il fier? Oui, absolument, mais pas pour les raisons que l'on pourrait croire. Il n'était pas de ceux qui se gratifient seuls d'avoir obtenu la place d'Alpha. Pour cela, Athos n'avait même pas du employer la force : la meute avait voté pour qu'Hige parte, Athos reste, et les Anciens, après une réserve émise sur le comportement sanguin d'Athos et, au contraire, plus calme de Hige, avaient fini par laisser place au jeune loup à la tête de la meute. Oui, il était fier, mais pas seulement de s'être hissé en haut de la hiérarchie, il était surtout fier d'avoir ce "poids" sur les épaules, cette responsabilité énorme qu'apporte les décisions à prendre pour la meute et d'en assurer la survie. Il était fier de ce que d'autres appelleraient un fardeau. Et bientôt, il serait fier de les porter au sommet.

Le grand loup brun resta un instant interdit devant la réaction de la louve qu'il connaissait bien, à présent. Elle avait l'air tellement fragile, derrière son apparence de louve dure et forte. Athos se crispa un peu, il avait souvent eu des contacts avec des filles, certes, il en avait eu plus d'une dans sa tanière, d'accord, mais pour exprimer des sentiments il se forçait à se taire. Mais par contre, il comprenait ce que la louve ressentait, il était plutôt doué pour comprendre les gens, mais pas du tout pour faire comprendre ses sentiments. Alors, lorsque la louve se mit à trembler, ce fut instinctif. Il s'approcha doucement d'elle et la serra contre lui, tentant de lui donner un peu de son énergie, de lui insuffler de la force, de la puissance, la volonté de surmonter tout ceci. C'était difficile il le savait, il n'avait pas pour habitude de tenir ce rôle en tant qu'ami, il était plutôt le genre d'ami Don Juan, joli coeur, séducteur. Là, à cet instant, avec Véga, il était l'ami fidèle, l'ami proche, l'épaule sur laquelle pleurer.

Il était là. Près d'elle et il resta là encore un instant. Elle devait être surprise par sa réaction, il n'avait pas pour habitude de faire cela mais il savait que Véga avait un besoin vital d'être réconfortée, secondée, épaulée. Alors c'était instinctivement qu'il l'avait prise contre lui, posant sa tête sur son encolure doucement, comme on ferait pour un enfant.


Un instant après, il se dégagea, tout en restant proche. C'était son ami, tout ca n'était qu'amical et cela semblait presque logique, mais de la véritable amitié, vous voyez, l'amitié dans laquelle on peut vraiment se complaire, se vider, s'épauler. Athos la regardait, de son regard bleu nuit intense.

" Tu sais que je suis là Véga. Mon territoire n'est jamais loin. Si jamais tu as besoin de moi, tu n'auras qu'à dire que tu viens de ma part, nul ne te refusera plus l'accès à mes terres en cas de besoin. "

Il sourit, puis, décida que c'était assez pour les épenchements en tout genre.


" Au fait, j'ai eu un fils, il y a peu. Il s'appelle Illidan, tu devrais le rencontrer un jour. Il est comme toi. Volontaire, fort et loyal. Je suis certain que vous vous entendrez très bien.

Il lui lança un grand sourire.

La conversation touchait à sa fin, Athos ne pouvait pas se permettre de traîner, il avait des responsabilités et bien des choses à régler aujourd'hui. Sans doute que Vega avait des choses à faire également. Elle était mercenaire après tout. Mais le resterait elle même après avoir vécu tout cela ? Il faillit lui proposer de rejoindre ses rangs, mais se ravisa. Vega était une solitaire, une louve libre de toute contrainte, et de surcroît une mercenaire. De plus, elle savait que les portes des terres d'Athos lui serviraient toujours de refuge, alors il était inutile de préciser quoi que ce soit d'autre.

Il fallait partir, mais Athos ne pouvait pas, il ne voulait pas. Il ne voulait pas la laisser comme ça, dans ce tel état. Elle ne voulait pas le suivre car elle se sentait assez forte pour rester seule, comme la solitaire qu'elle est, mais elle ne voudra pas refuser l'offre qu'Athos allait lui faire.

"Une balade, ça te dit ?"

Lui lança t il avec le sourire le plus naturel du monde, ce même sourire qu'elle avait vu lors de leur première rencontre. Oui, une balade. Elle n'allait pas refuser de faire cette balade, référence subtile à leur première rencontre , leur marche le long de la dune pendant la nuit.

Il balaya l'horizon du regard. Oh oui, une balade ici permettrait de découvrir et de voir des choses. Et de prolonger cet instant.

Elle semblait heureuse. Heureuse de partager cet instant avec son ami, heureuse de vivre, heureuse d'avoir survécu. Mais dans cette même sensation de contentement profond, un goût amer semblait lui rester dans la bouche, une chose qui n'avait pas échappé au jeune loup. Il avait bien trop vu ce genre de lueur pâle qui subsistait dans les yeux de certains. Châtiment avait été l'un d'entre eux. C'était une chose étrangère au jeune Alpha. Mais qui pourtant lui apparaissait dans toute sa splendeur et sa dangerosité.

Ils avaient marché plutôt longtemps, en fait ça lui paraissait une éternité. Pourtant il ne voulait pas arrêter, comme s'il avait envie d'eterniser cet instant jusqu'à ce qu'il ne soit plus capable de pouvoir mettre une patte devant l'autre. Mais la balade était finie. L'heure était venue de se quitter.

D'un geste doux, intimement amical, il passa doucement le museau sur le dessus de la tête de Vega, une fraction de seconde puis la retira presque aussitôt, sensation éphémère de réconfort et d'amitié intense. Il lui lança un sourire, une promesse, un au revoir synonyme de à bientôt. Puis il recula d'un pas, de deux, pour enfin se retourner et partir. Pas d'adieu ni autres banalités ça non. Car au fond d'eux, les vrais amis ne se quittent jamais.