Les gouttelettes glissent sur mon pelage épais pour venir s'écraser au sol dans un ploc ploc régulier. Il ne pleut pas vraiment, c'est davantage une bruine désagréable qu'une averse véritable. Pourtant je profite du crachin comme s'il était béni des Dieux. Je soupire entre les gouttes, observe le monde à mes pattes. Assis là, au sommet de la Dune de Sable, je profite de la vue, du temps qui semble s'être enfin arrêté, de la terre qui a enfin décidé de cesser de tourner. J'observe le monde et je déguste enfin ma liberté, je suis de retour. Depuis ce satané jour, il y a de cela si longtemps pourtant, je ne me suis jamais senti aussi bien, aussi apaisé qu'aujourd'hui. Et si certains points restent encore à éclaircir, si certaines choses demeurent sans réponses, je m'y vais, parce que désormais j'ai tout le temps devant moi. Je pose un regard fier sur mes petits, tout en bas. De jeunes mâles téméraires et de fiers combattants, des Dragons dignes et loyaux. J'ai toujours été fier de ma progéniture, mais je crois que mon coeur a menacé d'exploser quand ma famille, mon sang, ma propre descendance s'est liée d'elle-même pour me sortir de l'Enfer. Qui aurait cru que des gamins d'à peine un an, ayant tant souffert, pourraient risquer leurs vies sans aucune condition et sans rien attendre en retour, pour sauver un loup qu'ils n'étaient même pas certains de retrouver vivant ? Il n'y avait que des Dragons pour être aussi insensés, aussi braves. J'affiche un léger sourire en détournant lentement mon regard de mes deux derniers fils, avant qu'une voix ne vienne me réveiller de ma douce torpeur et faisant disparaître le mirage de garçons.

- Alors t’étais où chez les hommes toi ? Moi j’avais plein de cages autour, c’était cool on pouvait discuter entre nous tout ça, tu vois. Y’avait Sageeth aussi, et Tybalt. Tu les a pas oublié ? Moi non plus j’espère. Tu as apparemment eu du temps pour la famille des Dragon and co par contre.

Cette voix emplie de rancoeur ... Je tourne lentement la tête vers la jeune louve blanche, mais son visage déclenche en moi une douleur que je n'attendais pas, me coupant le souffle. Son reflet ...

- Anya ...

Je l'observe plusieurs secondes en silence, cherchant dans ses yeux quelque chose de familier qui m'a beaucoup trop manqué. Qui me manquera encore. J'ignorais qu'elle avait été capturée, que d'autres l'avaient été. En même temps que moi ? Plus tard ? Comment savoir ? Et surtout, pourquoi ? Ils vont bien, c'est probablement le plus important aujourd'hui. Les Navnik survivront toujours.

- J'étais avec des chiens. Pas grande conversation, si tu vois ce que je veux dire ... Quant à savoir si j'ai passé du temps avec les Dragons, saches qu'on m'a tenu loin d'eux aussi longtemps qu'il a fallu pour me sortir de la tête les pulsions meurtrières de l'arène. Je ne les ai pas vus plus que toi. En fait, tu es la première de mes petits que je revois depuis que tes frères m'en ont sorti.

Ne sois pas jalouse, tu as toujours compté. Si longtemps sans les voir, et je me nourrissais de la seule certitude qu'ils allaient bien pour accepter de rester loin. Mais aujourd'hui, la distance peut être anéantie, parce que je suis de retour parmi les miens.

Le temps s'écoule lentement mais la sensation de le voir passer n'est plus la même que dans les cages de l'arène : ici il est agréable de regarder le soleil monter et décliner dans le ciel à mesure que les jours passent. Là-bas, chaque nouveau repas indiquait un jour de plus, un pas supplémentaire vers l'Enfer. J'en venais parfois à vouloir perdre un combat, pour enfin dormir à jamais. Mais une fois dans l'arène, c'était plus fort que moi, j'étais un combattant, un assassin, et rien ne pouvait m'enlever ce désir de vengeance, cette rage qui me consumait jour après jour alors que rien ne semblait vouloir me donner un moindre espoir.

- Je ne suis pas ta fille, Dragon. On me l’a très bien fait comprendre durant ton absence. Je n’ai plus de frère. Appledore et Eclipse sont morts.

Toute cette rancoeur, toute cette hargne, je suis certain qu'elle la tient de sa mère. Mais pour quoi ? Atom en voulait au monde parce que le monde ne voulait pas d'elle. Mais Anya, elle qui était pourtant tant aimée des siens, qui avait une famille unie et soudée, pourquoi se retourner contre moi aujourd'hui ? Je la regarde, l'interrogeant du regard même si ma question muette restera certainement sans réponse.

- Tu es la fille d'Atom, ma compagne. Et aussi longtemps que tu sera sa fille, tu sera également l'aînée de nos petits. Que tu le veuilles ou non.

S'il y a une chose que je n'ai jamais toléré, c'est la différence imposée à des fratries nées d'un parent différent.

- Je ne suis peut-être pas ton père, mais Adriel, Ersatz, Maliah et Dalioka sont de ton sang. Ainsi que ceux qui me sont encore inconnus.

A tout jamais. Un éclair d'amertume passe dans mon regard saphir. Zephyr et Zrael. Les noms sont gravés dans ma tête en lettres de sang. J'ai été privé de la croissance d'absolument tous mes petits. Du premier au dernier, d'une compagne à l'autre, jamais je n'ai eu le loisir de voir grandir l'un des miens. Mon propre sang. Ma descendance. Comment sont-ils, tous les deux ? Comment me voient-ils ? Que pensent-ils du père qui ne s'est jamais présenté, qui ne les a jamais consolés et qui ne leur a rien appris ? Suis-je seulement un père, pour eux ? Ou ne suis-je qu'un géniteur ? Un donneur méprisable ...

- T’es au courant, pour maman ?

Toute cette rancoeur me poignarde chaque fois un peu plus, meurtrissant mon coeur abîmé par la vie. Si seulement elle ne suivait pas tant les traces de sa mère ... Je pose sur elle un regard empli de compassion mais surtout, d'un désespoir que je ne saurais montrer au reste du monde. Mais elle, en tant que ma famille, a le droit de voir ma souffrance.

- J'ai appris pour la passation de pouvoir, pour Zephyr et Zrael ... ainsi que pour Clélia dont tu t'es occupé. Et je sais ...

Mais je ne trouve pas les mots pour le dire. Le prononcer à voix haute ? Admettre sa perte définitive alors que tout ce qui me maintenait encore vivant dans l'arène, c'était l'espoir de les retrouver tous ? La tâche me semble bien trop compliquée pour l'heure. Je redresse la tête et me secoue légèrement dans un geste nerveux, avant de reposer sur elle mon regard dur et impénétrable qui a toujours été le mien.

- Je trouverais tes frères et soeurs et obtiendrais des explications. Il faut que tu comprennes que pour l'heure, je n'ai pas toutes les cartes en mains pour expliquer ou m'excuser de quoi que ce soit. J'ignore encore trop de choses.

Et je sens que rien n'est encore terminé. Les questions sont trop nombreux, les sources de réponses trop aléatoires et incertaines. J'ai besoin de temps.

Elle me fixe, m'entend, m'écoute mais ne dit rien. Mes paroles sont tolérées dans son esprit, mais elle juge inutile d'y répondre, comme si elle me graciait de ses sarcasmes ou comme si elle me méprisait au point de ne pas juger nécessaire d'en rajouter une couche. Je soupire doucement. Le monde avance, que je sois mort ou vif, et tous ceux qui m'ont été proches sont désormais presque des inconnus. Mais elle, cette jeune louve effrontée qui autrefois vivait de toute son âme, est une de ceux qui me font le plus mal. Pas seulement pour sa ressemblance avec sa mère, mais avant tout pour toute cette douleur, toute cette rage que la vie à insinué en elle, la marquant à tout jamais de son sceau flamboyant. Elle n'est pas une Dragonne, elle n'est pas davantage ma fille de sang, et pourtant je ne peux la voir autrement que comme ma famille.

- Tu n'auras pas beaucoup de frères et sœurs à trouver à force. Ils meurent tous un par un.

Une bien triste vérité que je ne peux nier. Mais si notre famille se désintègre, si le Destin tente de la dissoudre, nous ne pouvons non plus nier, ni elle ni moi, que nous sommes probablement les morts les plus récalcitrants qui existent en ce triste univers. Ne suis-je pas revenu du Néant ? Et Adriel ? Ne sommes-nous pas morts pour mieux revenir hanter nos ennemis et rallier nos forces ?

- Ce que je peux cependant te dire, c'est que c'est toi qui devrait être l'Alpha. T'es peut être qu'un abruti, mais toi au moins tu ne t'allierais pas avec les Sekmet surtout après qu'ils aient tué maman. Pense pas que je t'ai tout pardonné, je voulais juste te dire ça. Si je dois voir ta tête tous les jours, autant que ça serve à quelque chose.

Je pose sur elle un regard empli de reconnaissance. Au moins, elle n'a pas oublié qui j'étais, et ce qui m'a toujours maintenu haut sur mes puissantes pattes.

- Je reprendrais ma place. Quoi qu'il en coûte. Je n'ai pas fondé les Navnik avec ta mère pour les servir à ceux qui ont voulu la perte des miens.

Et peu importe le prix à payer, je le paierais.