Il était parti depuis l’aube. Les souterrains devenaient étouffants, Athos n’étaient pas de ceux qui pouvaient rester à ne rien faire, cloîtrés dans une pièce. Il était sorti en premier ce matin-là. Il avait décidé de rôder sur ses terres pour vérifier que la présence de Hellhound n’était pas à signaler. D’un pas léger, il foulait le sol, le regard scrutateur. Il était d’abord passé dans la forêt charbonneuse, plus triste que jamais. Elle était si noire, sans vie, sans coeur. Il ne l’avait jamais vu dévastée à un tel point. Athos aimait la nature, il aimait ses terres, il avait grandi ici. Il avait aimé cette forêt. Les Hellhound avaient tout détruit. Contre les Hommes du village, c’était presque facile de se défendre en comparaison à ces monstres de l’enfer. Les Hommes du village avaient toléré la présence des animaux tant qu’ils n’approchaient pas trop de leur territoire. Mais les Hellhound avaient une envie débordante de domination, ils voulaient tout, et ils auraient tout. Car ils le pouvaient. On disait qu’ils avaient capturé des loups, des solitaires, qu’ils les avaient harnachés d’armures truffées de bombes, pour qu’ils deviennent alors un danger pour leurs propres races. Athos avait grincé des dents lorsqu’il avait appris que les enfants d’Abysse avaient été enlevés et étaient maintenus prisonniers. Kobalt, leur père, se voilait la face mais Athos savait, il savait que les petits ne seraient plus jamais des loups. Les Hommes Hellhound les traumatiseront et en feront... des Hellhound. Pauvres gamins. Athos grinça des dents. Il aurait voulu agir, mais les Hellhound n’attendaient que cela, une attaque frontale, tête baissée. Non, cela ne se passerait pas comme ça, et l’ancien général avait un plan. Il agirait par attaques ciblées pour déstabiliser l’ennemi, l’affaiblir petit à petit comme l’orage fait brûler une forêt, arbre par arbre, le feu se répand, quoi qu’on fasse, il brûle tout sur son passage. Il suffit de provoquer une étincelle, au bon endroit, au bon moment.


Il arriva ensuite à la clairière fumante. A peine entré, il sentit une odeur étrange, un inconnu rôdait sur ses terres. Il le pista, retraça cette odeur. Il le vit alors de loin, bien avant de l’entendre. Il avait le museau au sol, comme s’il suivait aussi quelque chose. Invisible, Athos restait à distance, loin, de sorte que le vent ne porte pas son odeur. Le loup n’avait pas l’air agressif, il avait l’air de pister un animal. Puis, il s’immobilisa, le nez au sol, se releva délicatement et mis sa tête dans un buisson, avant de se retourner doucement et de s’asseoir, le nez dans la direction de l’Alpha Sekmet. Il ne l’avait peut-être pas senti mais Athos était certain d’une chose, l’autre savait qu’il était là, et il attendait paisiblement, d’une sérénité étrange. Athos s’approcha doucement, d’une démarche lente et assurée. Pourquoi attendre. Lorsqu’Athos arriva juste en face du loup, il comprit pourquoi l’autre attendait le museau légèrement vers le haut, ses yeux aussi bleu parlaient pour lui. Ils ressemblaient à peu près à ceux de Helya, sauf que Helya les avait plus blancs que bleus. Il était aveugle. Il le voyait, mais sans les yeux.


« Qui es tu ? »

Des paroles simples, des paroles claires. Il n’était pas chez lui, aveugle ou pas il le savait. Au contraire, mieux que quiconque il pouvait le savoir, les aveugles étaient réputés pour avoir le meilleur odorat, comme Helya. Athos était curieux de savoir ce que ce loup atypique pouvait faire ici. Il n’avait pas l’air de vouloir se battre, et de toute façon, Athos n’aurait aucun mal à le maitriser. Alors pourquoi s’être aventuré aussi loin ?

Athos garda son regard serein et sûr de lui sur le mâle gris, voyant peu à peu que ce loup qui se trouvait en face de lui perdait tous ses moyens. Probablement avait-il du mal à s’exprimer devant quelqu’un, un peu comme Requiem, la nièce de l’Alpha, mais d’une manière différente. Peut-être même était-ce la première fois qu’il rencontrait un étrange, un loup qui n’appartenait pas à sa meute. Celui-là était un Esobek, cela se sentait à plein nez. L’ancien chasseur était de ceux qui mémorisaient sans mal les odeurs. L’autre loup semblait affreusement gêné. Sa queue, qui peut de temps avant semblait se balancer vivement, comme s’il y avait eu occasion de se réjouir avant l’arrivée du grand mâle, s’était stabilisée dès qu’Athos s’était approché un peu plus, et de balancier elle était passée enclume. Alors que le regard bleu d’une clarté époustouflante fixaient l’horizon, le grand mâle brun observait les pattes du freluquet qui commençait littéralement à grelotter, comme si la pression de se trouver face à un étranger était soudainement montée et semblait fixer le loup au sol tout en était les piliers les plus fragiles du monde.

Athos resta attentif et entendit les explications bafouilleuses du jeune Esobek. Rien de très structuré, ni de vraiment clair, mais assez compréhensif pour qu’Athos, qui n’en doutait pas, sache qu’il se soit égaré. L’Esobek s’empressa de prouver ses dires, comme s’il avait peur que le Sekmet ne le croit pas, ou plutôt comme une prévention, comme pour appuyer ses dires d’un argument incontournable, qui tombait sous le sens. Alors, retrouvant comme une force instinctive qu’il avait jusqu’alors semblé avoir perdu, il bondit dans un buisson sous le regard plus que surpris du grand loup brun. Athos l’entendit fouiller dans les feuilles et renifler, le museau à terre, des craquements de branches jaillirent lorsqu’enfin l’Esobek réapparut devant Athos. Le jeune alpha était resté. N’importe qui serait parti en fichant un bon coup de patte au derrière de l’Esobek, et d’ailleurs, en particulier les Sekmet qui n’avaient pas pour réputation d’être conciliants. Néanmoins, Athos était de nature très curieuse. Le jeune loup avait une façon bien à lui d’agir. Etait-ce son handicap qui l’avait forcé à évoluer différemment ? Déjà, Athos s’imaginait des scénarii différents.


Le jeune loup ressurgit, une petite chose entre les dents, si petite qu’Athos crut qu’il avait pris un petit caillou. D’une infinie douceur et avec beaucoup de prévenance, le loup en face duquel l’alpha se trouvait désormais posa la chose à terre et expliqua que cette même chose était à l’origine de sa méprise, du fait qu’il se soit retrouvé sur les terres des Sekmet. Dubitatif, Athos continua à observer les agissements de l’Esobek sans dire un mot. L’autre, soucieux, s’approcha de l’insecte resté au sol, roulé en boule, et lui donna quelques coups de museau délicats. Ensuite, et c’est ce qui intrigua le plus Athos, il lui donna une légère goutte d’eau qui coula de sa bouche. Le jeune Alpha plissa les yeux. Il n’avait jamais vu chose pareil, et pourtant, en trois années d’existence (ce qui est d’ailleurs bien peu) il avait vu bien des choses. Il avait connu des guérisseurs en communion avec la nature, des êtres heureux à être bête, ou encore des amoureux fous des animaux et de la nature. Mais jamais, jamais il n’avait vu une telle chose. C’est comme si le loup se sentait responsable du devenir de la frêle et minuscule chose tombée devant lui. Si Athos n’aurait jamais fait une chose pareille, il ne s’en moqua pas, bien au contraire, ce comportement était des plus intriguant : la curiosité de notre jeune intrépide était piquée au vif. Il voulait en savoir plus sur ce loup atypique qui avait l’air de s’identifier lui-même plus à la famille des insectes qu’à celle des canidés. Athos était très curieux de nature, depuis tout petit, il voulait tout savoir sur absolument tout et évidemment, il s’était intéressé aux insectes, à leur mode de vie, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils pouvaient produire, ce dont on pouvait se servir et ce dont il ne fallait pas se servir. Mais cette façon de s’inclure dans leur monde, Athos ne l’avait jamais eu et n’avait jamais compté l’avoir. La curiosité certes, mais il fallait, pour l’alpha, garder les pieds sur terre.


Sur le même ton que précédemment, sans hésitation aucune et de façon tout à fait naturel, Athos posa une phrase, comme une conclusion, une sentence tintée d’une pointe d’interrogation à peine dissimulée :

« C’est donc ton ami qui t’a conduit jusqu’ici. Qui t’as conduit jusqu’à chez moi.»



Il ne savait pas vraiment ce qu’il attendait comme réponse de l’intéressé. De toute évidence, celui-ci, en plus d’être aveugle, préférait le silence plutôt que les discussions avec les êtres de sa race. Peut-être ne s’enfermait-il pas ainsi avec les insectes, qui sait ? Toujours est-il que le jeune alpha comptait bien en savoir plus sur ce personnage étrange...