Hel est toujours faible et lente. Hel ne sait toujours pas parler comme tous les louvards de son âge et surtout, Hel ne parvient toujours pas à progresser à la même vitesse qu'eux. Hel ne côtoie pas d'autres louvards, mais elle sait que toutes les difficultés qu'elle rencontre ne sont pas le quotidien de tous les jeunes loups. Elle s'extirpe de la tanière protectrice de son père, elle observe l'extérieur avec appréhension et doutes. Le danger est-il tout près ? Le danger la guette-t-il comme tous les jours depuis sa naissance ? Probablement. Tapi dans l'ombre, il attend le moindre de ses faux pas. Mais aujourd'hui, Hel ne veut pas trébucher. Elle ne veut pas mâcher ses mots ou les chercher. Elle veut avancer droit devant elle, observer le monde et ne plus le craindre. Pourtant, cette peur est au fond d'elle et refait surface chaque fois qu'elle ose mettre une patte hors de leur tanière protectrice et rassurante. Nocturne n'est pas là. Papa est en chasse pour nourrir la petite chose qu'il couve depuis des mois maintenant. Hel aura-t-elle le courage de s'aventurer loin de chez eux ? Au fond, Hel a sa réponse. Elle n'aura pas le cran de le faire. Elle n'aura pas l'audace de s'en aller pour un temps qu'elle ne saurait mesurer, et encore moins sans l'ombre protectrice de son père derrière elle. Mais, alors qu'elle pense à sa lâcheté, à l'inexistence de son courage, Hel marche. Elle marche et s'éloigne peu à peu, sans se rendre compte de la direction qu'elle prend. Et lorsqu'elle réalise ce qu'elle a fait, il est déjà trop tard : les lieux lui sont inconnus, terrifiants, et pour couronner le tout un loup se trouve tout près. Hel n'a plus le choix, elle doit marcher droit devant elle jusqu'à retrouver la trace de son père. Elle respire avec difficulté, les oreilles basses et la tête rentrée dans ses épaules. Comme si elle pouvait se faire plus petite qu'elle ne l'est déjà. Mais elle essaie tant bien que mal, elle contourne l'adulte qui n'est pas si loin d'elle, et elle espère qu'il ne la verra pas. Bientôt, une odeur répugnante attire sa truffe à se lever. Elle redresse la tête en réflexe, hume les effluves nauséabonds, et comprend. Cette odeur, elle la connait. C'est celle de la mort. Elle se mêle aux effluves sauvages du mâle adulte, et Hel prend peur. Mais peut-elle courir et espérer lui échapper ? Non, Hel n'a d'autre choix que de faire face au prédateur, et s'il veut la tuer, elle devra garder la tête haute. Alors, inspirant profondément, déglutissant péniblement, la voilà qui s'avance vers le mâle sombre en silence. La queue figée entre ses postérieures, elle l'observe d'un oeil apeuré. Mais elle ne tournera pas le dos. Pas alors que son père n'est pas là pour veiller sur ses arrières. Il est temps pour Hel, de faire preuve de courage.

Hel observe le mâle qui bientôt s'extirpe de sa tour de guet et la rejoint. Hel en est certaine, elle va mourir maintenant. L'animal est grand, fort, et s'il n'est rien quand elle repense à son puissant Papa, il n'en reste pas moins un étranger adulte qui pourrait vouloir l'abattre, comme celle qui lui a donné la vie et a voulu la lui reprendre aussitôt. Hel déglutit mais n'esquisse pas le moindre mouvement, elle regarde la mort en face et se laisse docilement approcher malgré sa queue basse et ses oreilles plaquées contre son crâne. Hel ne tourne pas le dos, mais elle a le droit d'avoir peur de la mort malgré tout, n'est-ce pas ?

- C'est moi qui te fait peur comme ça ?

La question lui semble étrange, comme manquant de logique. N'est-ce pas ce qu'il souhaite ? Pourquoi le lui demande-t-il alors ? Hel se recroqueville un instant, la voix lui fait tout aussi peur que son possesseur. Il lui parle, il l'a vue, il la veut. Il s'approche davantage, Hel ne bouge plus. Mais le mâle n'en a pas terminé avec Hel. Il a encore des choses à dire.

- Tu portes l'odeur des Navnik, et moi, tu saurais dire d’où je viens ?

Hel ne le quitte pas des yeux, elle veut être sûre de regarder la mort dans les yeux lorsqu'elle la prendra. Mais, timidement, sa truffe se met en mouvement et elle hume les effluves qui dansent sur le mâle. Sa petite voix, frêle, basse et hésitante, s'extirpe d'entre ses babines.

- Hel sent la meute ...

En revanche, elle ne saurait dire son nom, comme le mâle semble avoir deviné pourtant la sienne. Comment sait-il qu'elle porte l'odeur des Navnik ? Hel ne connait pas les autres meutes. Hel ne connait même pas les membres Navnik, alors ...

- Ne t'en fais pas va, je ne vais rien te faire de mal.

Hel redresse la tête dans un regard intrigué, elle ne sait plus quoi penser. Décidément, Hel a de la chance, tous les loups qu'elle rencontre ne lui veulent aucun mal. Etrange quand elle sait ce que Nocturne lui a toujours répété. Le monde est pourtant dangereux, beaucoup veulent que Hel meurt. Alors pourquoi pas lui ? Un autre frère de Nocturne ?

- Par contre tu as eu tords de partir seule, c'est trop dangereux pour les louveteaux maintenant car ça l'est déjà pour les adultes... tu l'as vu pas vrai ?

Hel ne tourne pas les yeux vers le cadavre putride, sa seule odeur lui donne déjà des nausées. Elle n'a qu'une envie lorsqu'elle le voit, c'est de s'enfuir à toutes pattes.

- Tu crois être de ceux qui survivent à toutes épreuves ? Moi j'y croyais pas, mais quand on veut on y arrive, suffit d'y croire et de faire réfléchir ta cervelle aussi car sans elle, t'es mort! Enfin, faut un mixte de tout t'façon. Dis moi ma belle, tu vas te spécialiser dans quoi plus tard ?

Hel l'écoute, mais elle ne comprend pas tout ce qu'il lui dit. C'est que ce mâle parle beaucoup, et qu'en plus il utilise énormément de mots, pas comme Kobalt ou Papa, qui savent que Hel est faible et qu'elle ne peut pas suivre toutes les conversations. Finalement, Hel n'a qu'une envie, s'éloigner de la mort pour découvrir le monde. Si ce mâle adulte ne lui veut aucun mal, alors ...

- Hel peut jouer ?

Par cette question, elle veut surtout s'assurer qu'il va veiller sur elle comme Kobalt ou comme Papa, mais elle n'attend en fait pas la réponse. La voilà qui déjà s'éloigne du cadavre et inspecte les lieux, le regard aussi vif qu'il peut l'être, et tous les sens en alerte. Hel veut découvrir le monde.

Hel n'écoute déjà plus le mâle adulte, bien trop occupée à humer toutes les odeurs qui traînent et dansent dans l'air autour d'elle. Hel ne s'était jamais autant éloigné de la tanière réconfortante de Nocturne, elle ne connaissait pas le monde d'ici. Alors aujourd'hui, c'est un peu comme si Hel se trouvait dans un Paradis perdu, un endroit tout nouveau qu'elle découvrirait elle-même pour une fois. Elle sent, pose ses pattes sur ce qui lui semble des milliers de nouvelles matières, elle apprend à identifier des centaines d'odeurs différentes. Près de sa tanière, il n'y a rien que l'odeur de l'eau et le son du courant pour la bercer le soir. Elle ne connaissait pas jusque là les effluves du métal ou le goût du plastique brûlé. Elle se rend compte que le monde est immense et, s'il fait très peur, il n'en n'est pas moins passionnant à appréhender. Hel ne fait pas attention au loup qui la suit, trop concentrée dans ce nouveau jeu qui consiste à essayer de deviner l'origine des différents objets éparpillés ici et là. Elle ne fait pas attention aux pas qui suivent les siens, au souffle qui se mélange à l'air ambiant.

- J'ai une meilleure idée, je vais jouer avec toi, et qui jouera le grand méchant loup ? A moins que tu veuilles choisir un autre divertissement ...

Mais pas le temps pour Hel de répondre. Emportée par l'euphorie, elle fait ce qu'elle a récemment appris aux côtés de son parrain : elle court. Elle se concentre sur ses membres, sur les muscles qui les habitent, et elle ordonne à toute cette formidable machinerie de se mettre en route et de se hâter. Elle contrôle ses pattes et, ravie, elle accélère l'allure en claquant des mâchoires de plaisir. Elle ne regarde bientôt plus où est le mâle qu'elle a semé derrière elle, et plus davantage où elle met les pattes. Et en une fraction de seconde, en moins d'un quart de ce temps, la petite louve est rattrapée par sa légendaire maladresse. Hel glisse sur une plaque métallique abandonnée là par les hommes, emportée avec elle dans une chute vertigineuse qui l'emmène droit vers les ravins de l'autoroute. Dans un moment de lucidité, Hel comprend que ce qu'elle ressent à cet instant est la panique. Une panique violente et profonde, qui s'extirpe violemment par sa gueule en prenant avec elle tout l'air de ses poumons.

- PAPAAAAA

Une voix stridente, emplie d'une terreur sourde, démesurée. Elle voit le ravin approcher, elle sent son corps emporté, elle entend d'ici le choc de son ossature misérable frapper contre le sol assassin, dans le néant du ravin. Hel sait. Hel sait qu'elle va mourir.

Hel sait, Hel va mourir. Alors, dans un élan de ce qu'elle nomme la résignation, Hel ferme les yeux et se concentre sur les battements affolés de son coeur, les derniers de sa triste et courte vie. Mais, avant que son corps ne s'écrase sur un sol dur et froid, et que ses os ne se rompent pour la laisser sans vie au fond du ravin, des crocs viennent soulever son corps du sol et l'emporter avec eux, inversant la sensation de chute et faisant brusquement remonter Hel vers la terre ferme. Le mâle adulte ? L'aurait-il sauvée alors que plus tôt il traînait autour d'un cadavre ? Hel n'a pas le temps de se réjouir, le sol se rapproche enfin d'elle et, tremblant de tout son corps, la petite louve reste tétanisée contre son sauveur. Mais alors que les secondes passent, l'odeur du mâle s'infiltre dans son museau et elle reconnait les effluves rassurants de son père. Alors que son souffle s'apaise à chaque bouffée de son odeur, la petite louve se blottit contre celui à qui elle doit la vie et enfouit son visage le plus loin possible dans son poitrail, comme si elle pouvait se fondre en lui et disparaître définitivement de la surface de la Terre. Plus jamais. Plus jamais Hel ne s'éloignera de la tanière sombre et réconfortante. Plus jamais elle n'essaiera de découvrir le monde, et plus jamais elle ne se laissera emporter par inconscience de son âge. Hel veut rentrer à la maison. Juste rentrer à la maison. Pourtant, dans ce silence pesant mais chaleureux aux yeux de la petite louve, il reste une tâche sur le tableau idyllique de son sauvetage miraculeux : le mâle de tout à l'heure. Où est-il ? Nocturne n'aime pas que Hel soit trouvée par d'autres. Elle relève un regard inquisiteur sur son père, se demandant si l'autre mâle était déjà parti à son arrivée.