Je m'élance à travers les bois, m'éloignant le plus possible de la dune de sable tant que mes pattes acceptent encore de me porter. Je gronde, claque des mâchoires dans ma course et me balance dans les airs par de violentes propulsions de mes postérieures puissantes, atterrissant violemment sur le sol pour repartir de plus belle. Je suis un guerrier minable. L'un des pires de ma meute, certainement. Et j'enrage de me savoir si faible et en même temps incapable de devenir meilleur. J'ai beau m'acharner tous les jours, me donner corps et âme à la chasse et à l'entraînement avec les miens, je suis toujours aussi misérable, aussi maigre et aussi lent. Je claque des mâchoires, m'arrête brutalement et me jette contre un tronc d'arbre innocent que je déchiquette de mes crocs meurtriers. Mes griffes se plantent dans l'écorce, mes canines entaillent la chair de l'arbre et mes muscles roulent sous ma peau comme si mon corps était contrôlé par un autre, consumé de l'intérieur par la rage qui m'habite depuis toujours. Si Delta était là, peut-être saurait-elle me calmer. Mais alors mon tempérament de feu ne s'apaiserait que le temps de sa présence, et aussitôt son départ, je reprendrais cette jalousie au centre de mon esprit pour en faire une arme, une motivation de ma rage. J'écharpe l'arbre à violents coups de crocs et de griffes, labourant sa chair, déversant sa sève, m'acharnant à prendre sa vie comme si j'avais la moindre chance de l'affaiblir. Mais je ne suis qu'un loup. Un loup parmi des centaines d'autres, et je n'ai pas la moindre importance aux yeux de l'arbre. Je ne suis rien face à lui. Alors, après de longues minutes d'une lutte acharnée contre moi-même, je m'arrête, tourne le dos à ma victime insensible, et je m'assieds dans la terre sèche pour reprendre mon souffle en silence.

Je tourne lentement la tête dans la direction de la voix qui m'interrompt et j'observe le nouveau venu. Un mâle, adulte ou peut-être plus, et bien plus fort que moi. Ma frustration laisse passer un grognement agacé entre mes babines, et je détourne le regard en fronçant les paupières et en plaquant mes oreilles contre mon crâne. Décidément, toute la meute s'est concerté pour m'humilier. D'abord mes défaites aux entraînements, puis mes échecs à la chasse et maintenant, ça. La rencontre d'un Navnik portant bien l'odeur des miens, que je n'avais jamais vu jusque là et qui, pourtant, est bel et bien l'un de ceux que j'ai décidé de protéger. Je gronde, me relève et m'éloigne de quelques pas sans même lui retourner ses salutations polies. Pourquoi être poli avec un être que je ne connais même pas ? Je n'ai aucun intérêt à m'attirer les grâces de qui que ce soit. Je fais mon boulot de guerrier, on me nourrit, et la cohabitation s'arrête là. Mais après quelques secondes d'un silence pesant, le mâle ne s'est toujours pas retiré. Et si je préférerais de loin ma solitude, je réfléchis et me dit qu'il peut peut-être m'être d'une quelconque utilité. Je me tourne dans sa direction, debout sur mes quatre pattes, et je le fixe dans les yeux comme un dominant condescendant.

- Tu as déjà entraîné les tiens ?

A vrai dire je me moque pas mal de savoir ce qu'il a fait de sa vie avant aujourd'hui. Le véritable fond de ma question est de savoir s'il serait apte à me donner des compétences supplémentaires.

L'animal réfléchit, face à moi, et déjà le temps me parait trop long. Mais la patience vaut visiblement le coup, parce que le mâle accepte. Cependant, j'écoute ses indications et je plisse les yeux : bourrin ? Je suis un guerrier. Que serais-je si je n'étais pas bourrin ? Un stratège ? Je laisse ça à mes supérieurs, faut bien qu'ils servent à quelque chose. Je lève la tête à sa demande, gardant d'abord un oeil sur lui, puis j'aperçois l'humain cadavérique et je l'observe de longues secondes. Décrocher ça ? C'est bien trop haut. Pourtant, je ne m'avoue pas vaincu. S'il veut que je réfléchisse, je réfléchirais, soit. S'il le faut pour devenir plus fort, je suis prêt à tout. Je recule de quelques pas, fixe le cadavre, réfléchis et me jette dans les airs pour capturer entre mes crocs la patte arrière du bipède. Qui me reste entre les crocs alors que je me ramasse par terre, atterrissant lourdement sur mon arrière train. Je plaque les oreilles sur mon crâne en grondant. Bien, la journée commence brillamment. Je crache la patte au sol et me redresse sur mes quatre patte pour m'ébrouer avec énergie. Fixe le cadavre, prends un nouvel élan et m'éjecte une nouvelle fois. J'attrape les vêtements qui se déchire sans peine et je m'écrase de nouveau au sol, me tapant la mâchoire sur la terre ferme. Je grimage, serre les mâchoires, puis les travaille pour oublier l'étourdissement de la chute. Ce mâle à décidé de se payer ma tête ? Un dernier regard à l'humain, et je pose mon attention sur l'arbre qui le retient. Par là. Essayons par là. Je recule davantage, m'élance droit devant, frappant puissamment le sol sous mes pattes. Je me projette de toutes mes forces sur le tronc haché par mes propres griffes et je plante ces dernières dans la chair de l'arbre pour me hisser sur sa surface, tentant de m'élever le plus possible pour attraper l'être humain là-haut. Une première chute, en arrière, me vaut un grondement de douleur. Je me relève et recommence, j'étais trop près du but pour abandonner maintenant.

Les minutes s'écoulent et je me lasse rapidement. Je fini par abandonner, faisant face au loup brun avec un regard mauvais. Il se paye ma tête, j'en suis persuadé. Je m'élance une nouvelle fois sur l'arbre pourtant, bien décidé à trouver le moyen d'atteindre ce foutu cadavre. Je grogne, plante mes griffes dans l'écorce à m'en faire mal aux pattes et je m'acharne à grimper. Quelques centimètres d'abord, bandant les muscles de mes épaules et m'efforçant de m'élever toujours plus haut. Je m'approche petit à petit de mon objectif mais le corps reste indéfiniment loin et malgré mes muscles tendus à l'extrême j'ai la sensation de ne jamais me rapprocher assez. Encore d'autres centimètres s'ajoutent aux premiers, mes épaules me brûlent et mes cuisses forcent sur leurs puissance pour m'aider à gravir la distance qui me sépare encore du corps humain. Je m'agrippe si fort à l'écorce que je l'entends craquer sous mes avancées maladroites. Quand brutalement, elle lâche complètement et m'entraîne dans une chute vertigineuse vers le sol où je m'écrase avec force. Je roule sur moi-même, me redresse et réitère l'expérience avec acharnement. Je plante mes griffes dans le bois, l'écorce au sol s'amoncelant à mesure que je l'arrache de son arbre. Je grimpe encore, un mètre, presque deux. L'homme reste pendu avec obstination et j'échoue à chacune de mes tentatives. Je retombe une seconde puis une troisième fois, dans un bruit sourd, le choc résonnant dans mon corps pendant plusieurs secondes à chaque fois. Je m'arrête, complètement essoufflé, et je regarde le cadavre de longues secondes comme s'il pouvait me donner la réponse à mes innombrables questions. Mais non. Rien ne vient. Alors je m'agace rapidement. Je me tourne vers le mâle et lui lance de nouveau ce regard sombre qui veut tout dire.

- Assez ! Tes idées sont stupides, vieux loup !

Sans un mot, je m'éloigne et quitte les lieux pour ne plus y revenir.