L'ombre des arbres danse sur mon pelage immaculé et je m'avance entre les troncs dans un silence parfait, observant les alentours d'un oeil critique. Je balaye le monde sans un mot, sans un bruit, écoutant chaque son et repérant chaque mouvement dans l'obscurité naissante de la nuit. Je souris doucement, ce monde est si décharné, si sombre, que je m'y sens comme dans ma propre tête. Comme si mon esprit avait pris possession de la planète pour en faire son terrain de jeu. Et si chaque jour je pourrais perdre la vie, je ne m'en sens pas moins à ma place, dans le néant, dans la gueule des Enfers. Je m'approche du précipice et je le regarde le néant s'étaler à mes pattes, pensant à ma soeur. Elle aimerait cet endroit. Obscur, dangereux, tout ce que nous sommes l'un et l'autre. Je souris de nouveau et je m'avance un peu plus, pour marcher pas à pas juste sur la fissure du sol, là où la terre s'effrite et où plus rien n'est écrit d'avance. Là où le monde menace de s'écrouler à tout instant et où le Destin lui-même ne peut plus rien décider. Je regarde le monde d'un tout autre regard pendant de longues minutes, me délectant de cette dangerosité qui danse sous mes pattes. Et puis, je remarque un mouvement à quelques dizaines de mètres. Je relève la tête, plisse les yeux et cherche à reconnaître les effluves qui dansent dans mes narines. Je connais cette odeur. Je reste immobile de longues secondes, j'observe l'animal en face, et je réalise bien vite qu'il s'agit d'un loup. Un solitaire ou un loup de meute ? Je ne me rappelle pas avoir croisé des loups d'autres meutes que la mienne; Un solitaire, donc. Mais qui ? Forcément pas une rencontre agréable, parce que je ne suis pas ce genre de loup avec lequel on discute sans but avant de se séparer d'un sourire amical. J'attends de voir sa réaction lorsqu'il m'aura repéré, bandant mes muscles par réflexe. Je n'aime pas me faire des amis, et je sais ne pas en avoir. Alors la douce mélodie des grognements monte déjà à mes oreilles, parce que je sais qu'un combat approche.

- Tiens donc, je ne pensais pas te revoir un jour, Navnik... Je vois que tu es plutôt bien rétabli.

Rétabli ? Une mauvaise rencontre, donc. Comme je m'y attendais. J'observe le mâle en face, je ne vois vraiment pas qui il est ni où j'ai bien pu le voir par le passé. C'est que je ne me rappelle pas tous ceux que j'ai emmerdé, la liste serait bien trop longue. L'inconvénient cependant, d'être un salopard et de faire chier le monde, c'est que parfois "le monde" s'avère être plus rapide que soi-même à progresser. J'ignore où j'ai rencontré ce mâle sombre, mais il est clair qu'aujourd'hui les résultats ne seront pas les mêmes qu'au dernier match.

- Il semblerait qu'il n'y aura pas d'ours pour nous interrompre cette fois... Ce jour-là, je me suis juré que je te ferais d'excuser pour ce que tu as fait... Et je tiens toujours parole.

Je pars d'un rire sardonique, baissant la tête vers le sol pour mieux feindre d'être plié de rire, puis je me redresse et affiche un air parfaitement sérieux en le fixant dans les yeux. S'il croit m'impressionner, il se trompe.

- M'excuser ?

Mais pas le temps de lancer des piques ou des remarques désobligeantes. Le sang me monte à la tête, le désir de la violence me brûle les entrailles et le besoin viscéral de me battre est trop présent pour que je l'ignore. Je fonds dans sa direction dans un grondement puissant et menaçant, le percutant de tout mon poids pour le faire rouler au sol avec moi alors que dans notre chute, mes mâchoires cherchent sa chair pour n'en faire que de la charpie. Voyons voir comment tu comptes pour pousser aux excuses, solitaire inconscient.

Quelques échanges cordiaux, presque amicaux quand je compare ce combat à mon dernier entraînement contre ma Leader. Je gronde, me retourne violemment pour capturer l'antérieure du mâle entre mes mâchoires et je me jette en arrière pour lui faire perdre l'équilibre et l'emporter avec moi. Roulant sur moi-même pour éviter les douleurs de la chute, je n'épargne pas le loup que je mords sauvagement en serrant mes mâchoires le plus fort possible. Je le relâche avant que notre élan de chute ne cesse, et je roule pour me redresser d'un bond mal assuré. Je n'attends pas, le charge une nouvelle fois, le percuter violemment et le rapproche dangereusement de la falaise dont je m'éloigne tout aussi vivement sans avoir cherché à le faire basculer. C'est que je ne voudrais pas lui filer de mauvaises idées, mine de rien il est largement supérieur à moi. Physiquement tout du moins. Parce que pour vouloir me faire lâcher des excuses, faut être sacrément con. Je m'élance vers lui, lui mords violemment l'encolure et recule en tâchant d'esquiver ses propres mâchoires qui donnent malgré moi du répondant à chacune de mes attaques. Je m'élance dans l'autre sens, parcours quelques dizaines de mètres en tournant autour du mâle adulte, et je bondis dans sa direction pour le percuter et lui mordre méchamment le visage. Je recule tout aussi vite, recommence à courir, lui tourne autour et continue ainsi de le harceler jusqu'à ce que ses réflexes s'habituent à ma manoeuvre et lui permettent de m'arrêter en plein élan, capturant mon épaule dans un étau puissant. Je gronde de douleur, me jette sur le flanc pour lui faire perdre l'équilibre et me secoue dans tous les sens en mordant avec brutalité dans ses membres, dans le seul but de lui faire lâcher prise pour me dégager de son étreinte.

Des coups de crocs, des griffes qui se plantent dans la chair de l'autre et tentent de déchiqueter. Une violence sans pareil, une colère qui semble croissante et impossible à canaliser. Je m'éjecte sur les côtés, me propulse contre lui pour lui faire perdre l'équilibre et plonger mes mâchoires dans sa peau. S'il est plus fort, je n'en demeure pas moins un combattant, un guerrier pour toujours et à jamais. Je propulse mes pattes vers son corps, j'atteins sa chair entre mes dents et je cherche à trouer toujours davantage son corps puissant. J'écope de violentes représailles que je tâche d'ignorer même si la douleur danse dans mon corps et me rappelle à chaque nouvelle offensive que je suis trop faible. Je me dégage par de brutales saccades et je reprends toujours de l'élan pour revenir à l'assaut, comme si je désirais mourir, comme si je n'avais pas peur de la mort. Mais c'est vrai, je ne crains pas la fin de ma vie, elle arrivera tôt ou tard et probablement par un autre. Je ricane lorsque ses coups me blessent davantage, cachant la souffrance terrible infligée par mon ennemi sous un rire sardonique que je force. Mes poumons me brûlent, mes membres menacent de se plier sous le poids de mon adversaire, mais je continuer de me débattre et de fondre sur lui sans jamais cesser de le harceler. Je continue de tenter mes offensives, je n'ai de cesse de le mordre et de le griffer, visant sa groupe puis sa nuque, puis ses cuisses et sa gorge. Je plonge mes crocs dans toutes les parties de son corps qui arrivent au niveau de mes mâchoires et je continue ainsi de me battre comme si la mort ne me guettait pas de son oeil fourbe. Mais violemment, avant que j'aie le temps d'esquiver l'emprise de la mort, elle tente à son tour une offensive. La force puissante de mon ennemi me propulse en arrière, m'éjecte vers les falaises, et mon corps se refuse à ralentir, mes pattes ne savent plus comment freiner. Les secondes me semblent s'éterniser alors que tous les muscles de mon corps se tendent pour essayer en vain d'arrêter ma descente aux Enfers. Ce sont les puissantes mâchoires de mon ennemi qui se plantent dans mon antérieures et me ramènent à la réalité. Alors que son corps puissant emporte le mien loin de la mort, mon regard s'écarquille. Et si je n'écoute plus que les battements de mon coeur affolé, j'entends malgré moi ses paroles auxquelles je ne réponds pas. Ami ? Leader ? Je reste couché sur le flanc, le coeur affolé, le corps trop engourdi par la douleur, et je fini par poser ma tête dans la terre et le sang pour reprendre mon souffle alors que le mâle sombre s'en va, me laissant là avec ma vie.