Ainsi donc, il ne pouvait plus chasser paisiblement dans les marécages. Son terrain de chasse favori avait été envahi par les Navniks – à croire que ces derniers s’obstinaient à le poursuivre. Oh bien sûr, il aurait pu continuer de chasser effrontément à leur nez et à leur barbe, mais il n’avait pas envie d’être interrompu encore une nouvelle fois dans sa recherche de proies.
Il s’était donc naturellement dirigé vers la forêt aux pendus. Il était passé devant la tanière de Manîthil, vide depuis quelques semaines à présent. Elle avait du aller se planter quelque part d’autre, voilà tout. Ses faits et gestes ne l’intéressaient pas, de toute façon.

Le jeune loup ne fut pas long à repérer un faisan. L’oiseau n’était pas aussi dodu qu’il aurait dû l’être, mais le Dragon se dit qu’il ferait bien l’affaire en ces temps qui s’annonçaient difficiles, avec l’arrivée massive de tous ces foutus HellHounds. Il se mit donc en position de chasse, le dos cambré et les membres repliés sous lui-même, avançant dans un silence quasi parfait à travers la forêt. Le faisan ne se doutait de rien, picorant tranquillement quelques graines sur le sol. Sans crier gare, et dès qu’il fut assez proche, Pandémonium se propulsa d’un bond puissant dans la direction de l’oiseau, tous crocs dehors. Malheureusement, l’oiseau eut un réflexe instinctif et salvateur, et d’un bond il esquiva la charge du prédateur qui n’attrapa que quelques plumes entre ses crocs baveux. La proie poussa sur ses pattes musclées, et décolla dans un cri strident. Pandémonium se redressa rapidement sur ses quatre membres, et sauta après le volatile qui lui échappa encore. Mais il avait à peine touché le sol qu’il bondissait de nouveau vers l’oiseau, sans faiblir. Ses mâchoires se refermèrent par chance sur les rémiges de sa cible, et il parvint à le traîner dans sa chute, l’attirant tout contre le sol pour lui donner la mort.

Pas peu fier de cette première prise, le Dragon ne s’arrêta toutefois pas là. Il traîna le lourd volatile à l’abri des feuillages de la forêt, et se remis immédiatement en chasse.

[…]

Il avait beau flairer les moindres recoins de cette fichue forêt, il ne dénichait rien. A croire que tous les animaux s’étaient planqués, Dieu seul sait où. Mais un léger bruissement parvint enfin à ses oreilles sensibles. Un bruissement à peine audible, si fin qu’il aurait pu croire avoir rêvé. Mais le jeune loup faisait confiance à ses sens, et il fit brutalement volte-face dans la direction du bruit. Son unique œil fouilla le tapis forestier, à la recherche du moindre mouvement, véritable détecteur de vie. Et là, juste là, il aperçut le petit rongeur qui, le cœur battant, le fixait avec effroi.
Prédateur et proie s’observèrent quelques instants, et comprirent au même instant que l’un avait parfaitement conscience de la présence de l’autre. Les deux animaux se jetèrent en avant dans le même mouvement, l’un pour fuir, l’autre pour tuer. Le campagnol était minuscule, c’était une proie bien dérisoire pour un animal de la taille de Pandémonium ; mais son instinct avait pris le dessus, et forçait le jeune loup à poursuivre cette petite vie qui tentait de lui échapper. Le jeune loup zigzaguait entre les arbres, peinant à suivre les mouvements vifs du petit rongeur qui courait à toute vitesse, changeant sans cesse de direction. Le jeune loup galopait, faisait volte-face, s’arrêtait, cherchait sa proie des yeux, repartait, accélérait de plus belle. Son cœur battait contre ses côtes, avec une force telle qu’il aurait pu imploser, mais Pandémonium ne lâchait rien : il voulait ce rongeur, et il l’aurait. Mine de rien, le campagnol s’essoufflait lui aussi et ne trouvait pas de cachette. Il n’allait pas tarder à lui tomber entre les crocs.
Lorsque le rongeur se faufila dans une souche, Pandémonium lâcha un grondement rageur et se rua sur l’écorce. Ses crocs se plantèrent dans le bois, et il arracha la souche, morceau par morceau, pris d’une fureur incontrôlable. Le bois éclatait partout autour du loup en furie, qui sentait bien les battements effrénés du cœur de sa proie. Lorsqu’il put passer sa gueule dans une ouverture suffisamment large, il n’avait plus qu’à cueillir le malheureux campagnol.

Le jeune loup se remettait en route pour une énième chasse. Même si les environs lui semblaient déserts, il flâna à la recherche d’une trace, d’un effluve ou quoi que ce soit qui aurait pu l’aider dans sa quête de nourriture. C’est après de longues minutes de recherche qu’il parvint enfin à tomber sur la carcasse immonde et puante d’un … animal indescriptible, en décomposition plus qu’avancée. Le genre de truc immangeable, en somme. Pandémonium allait se détourner de cette charogne sans intérêt, lorsqu’un croassement lui fit lever la tête. Là-haut, dans les arbres noirs, se tenaient les corbeaux, à l’affût de la chair faisandée. N’ayant rien trouvé de mieux à se mettre sous la dent – faute de grives on mange les merles – le Dragon se tapit un peu plus loin, sous les buissons, attendant que les sombres volatiles descendent de leur perchoir.
Les deux oiseaux, croyant apparemment que le prédateur s’en était allés, consentir à descendre de l’arbre pour se poser lourdement sur le cadavre. Centimètre par centimètre, le ventre au ras du sol, Pandémonium s’approcha avec une infinie lenteur des deux volatiles qui demeuraient aux aguets. Il avançait d’un mètre, puis attendait, puis ravançait, puis attendait à nouveau.
La vigilance des corbeaux baissait de minute en minute, et lorsque le loup bondit hors de sa cachette, l’effet de surprise fut total. Il se rua vers eux, poussant violemment sur ses pattes arrière, tous crocs dehors. Les deux proies croassèrent avant de décoller prestement, à l’instant même où Pandémonium effectuait un dernier bond vers eux. Ce qui ne lui donna que l’essor nécessaire pour bondir vers les deux oiseaux, ses crocs happant les rémiges de la queue d’un d’entre eux. Le loup entraîna le corbeau vers le sol, atterrissant dans un équilibre plus que précaire. Il tenta de faire balancier avec sa queue pour retrouver son équilibre, mais il s’effondra lourdement, relâchant sa prise. Le corbeau eu le temps de faire deux pas, de déployer ses ailes noires, mais le jeune loup s’était redressé trop vite et avait sauté sur le dos de l’oiseau, attrapant sauvagement sa petite tête entre ses puissantes mâchoires.

Une proie semblant en attirer une autre, le loup brun ne fut pas long à détecter l’appétissant fumet d’un lapin qui attira vivement son attention. Il pressa le pas pour suivre cette odeur qui lui mettait l’eau à la bouche, et ne fut pas long à apercevoir les deux longues oreilles surgir entre les broussailles. Mais le hasard avait probablement décidé de donner du fil à retordre au jeune loup : même s’il n’avait pas détecté sa présence, le lapin décida de sautiller hors de l’abri des buissons, se mettant totalement à découvert pour grignoter un peu d’herbe rase, au beau milieu d'une clairière, au grand dam de Pandémonium. Toujours caché dans le sous-bois, ce dernier se trouvait dans l’incapacité la plus complète de pouvoir profiter du moindre effet de surprise. Il attendit donc, patiemment, que le rongeur daigne revenir s’abriter dans les fougères – où il y trouverait la mort, sans aucun doute.
Mais le lapin était visiblement têtu, et il s’obstinait à demeurer à l’écart du périmètre mortel. Pandémonium prit donc les devants : il surgit d’un bond hors de sa cachette, se ruant vers sa proie, galopant ventre à terre. Le lapin l’aperçut, sursauta et prit la fuite. Le jeune loup le prit en chasse, et les deux animaux galopèrent bon train. Le rongeur zigzaguait en espérant semer son poursuivant, mais la chasse au corbeau avait rendu le jeune loup plus vif que de coutume, et il gagnait davantage de terrain qu’il n’en perdait. Lorsqu’il parvint enfin à crocheter une des pattes arrière de sa proie, un grondement victorieux s’échappa de sa gorge, et les deux animaux finirent leur course dans un roulé boulé dont le loup sortit victorieux.

Ça faisait un bout de temps qu'il n'avait rien bouffé. La famine faisait son boulot, quoi. Il avait déjà un profil atypique, de type décharné et maigre, mais là c'était pire que tout. On voyait ses côtes et les os de sa croupe ressortaient admirablement, le faisant davantage ressembler à un squelette plus qu'à un loup. Il fallait qu'il se mette quelque chose sous le croc.
Ça lui prit un sacré moment pour trouver un terrier. Pas un terrier de lapin, ou de lièvre, non. Un petit terrier pourri, duquel il pourrait extraire un minuscule morceau de viande. Il aurait certainement fait la fine bouche d'ordinaire, mais il ne pouvait pas se le permettre actuellement.
Bon. Alors il avait creusé dix bonnes minutes, avait manqué de boucher définitivement le terrier une bonne fois pour toutes, laissant ses habitants crever et lui mourir de faim par la même occasion. Ce fut un peu décevant d'avaler la musaraigne qui jaillit du trou de terre, qu'il ne se donna même pas la peine de mâcher. Il n'y avait pas assez à bouffer sur ce rongeur pourri, c'était clair.

La musaraigne ne l'avait pas du tout satisfait, mais alors pas du tout. Son estomac produisait des gargouillis mécontents, et Pandémonium n'avait pas d'autre choix que de lui obéir et de trouver à manger. Il n'aurait pas craché sur une grosse proie, un sanglier ou un cerf, mais il n'en avait pas vu depuis un sacré bout de temps. Autant dire qu'il était inutile d'espérer attraper quelque chose de consistant.
Cependant, lorsqu'il débusqua son faisan, il n'était pas mécontent. En effet, c'était l'une des plus grosses proies qu'il pouvait espérer dénicher ces temps-ci. Il se tapit dans les fourrés, attendant patiemment que le volatile — pas très gras, malheureusement — se rapproche de sa planque. Lorsqu'il bondit, il était parfaitement sûr de son coup : il atterrit avec une précision diabolique sur le dos de l'oiseau, et ses mâchoires se refermèrent immédiatement sur sa nuque fragile, qu'il brisa d'une simple torsion.