Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Ton ombre se meut entre les carcasses rouillées des véhicules de la mort. Elle avance avec quiétude entre les cendres qu’élèvent le vent en ce matin si morne. Elle pose avec délicatesse – et non sans détermination – ses longues pattes sur le gris tapis de déchets volcaniques. Dessinant tes empreintes recouvertes aussitôt par la brise. Les cendres s’accrochent sur le poil noir. Et l’ombre devient de plus en plus blanche à mesure qu’elle avance. Elle erre. Tu erres.
Tu erres dans ce paysage gris et triste. Tu erres pour t’évader un instant, loin des problèmes de la meute. Loin des problèmes du monde. Non pas que cela ne te concerne pas, loin de là. Mais tu n’aimes pas être confronté en permanence à cette misère. Tu n’aimes pas les entendre se plaindre. Tu n’aimes pas les voir – si je puis dire – se prendre le chou pour résoudre ces problèmes. En somme, à part râler et raconter des histoires, tu n’aimes pas grand-chose Korbën… Quoique, si. Dans ces moments où tout t’énerves, tu aimes t’échapper. En profitant de la rare chaleur du soleil, en racontant tes histoires ou, lors de journées grises comme celle-ci, en marchant sans but. Cela te fait du bien. Cela fait du bien à ton corps. Tu dérouilles tes articulations qui parfois te font souffrir. Tu fais fonctionner tes sens – plus que jamais. Tu remets le cœur en route, et toute la machine qui va avec. Et cela fait du bien à ton esprit. Il se pose. Et s’échappe lui aussi. Loin dans tes pensées.
Aujourd’hui, tes pensées vont vers celle qui met un peu de lumière dans ce monde pourri. Celle avec qui tu peux râler sans crainte de te faire traiter de vieux con – quoique cela reste à vérifier – et avec qui tu peux passer des heures à écouter le monde ou à s’écouter mutuellement. Elle, c’est Ostea. La vieille grise aussi aigrie que toi. L’amie avec qui tu peux vieillir. Tu aimes passer du temps à ses côtés. Tu aimes lui parler, râler, bougonner, charrier. Faire le vieux con, c’est sympa. Franchement, c’est vraiment marrant. Mais faire le vieux con avec Ostea, ça l’est encore plus. Et c’est ça que tu aimes. Cette relation simple où personne n’a de secret pour l’autre. Et avec qui tu peux faire des trucs de vieux. Oui, vraiment. Tu aimes bien Ostea.
Tes pattes se campent dans le sol meuble. Et tu t’extirpes soudain de tes pensées. Ou plutôt, une odeur t’extirpe soudain de tes pensées. Tes narines frétillent, tes lèvres s’étirent en un sourire et tu relèves la tête. Ah, le hasard fait bien les choses !
« Vieille Ostea ! Je suis surpris de voir où peut te mener ton arthrose ! »
Une apostrophe signée Korbën… évidemment. Tu émets un grognement rauque, satisfait de ta connerie. Puis, d’une voix étonnamment plus douce, que certains seraient surpris d’entendre, tu rajoutes :
Vieille Ostea était fatigué, comme bien souvent, comme trop souvent. Ostea s'ennuyait, comme chaque jours et, vieille Ostea en avait marre de rester sans rien faire. La vieille conteuse s'était alors extirper de sous terre, cet endroit infecte dans lequel les loups ont dû se réfugier, une fois encore, à cause des bipèdes. Il y a une année déjà, où les loups ont dû fuir sous terre et, les revoilà, tel des rats, vivant loin de la surface pour pouvoir survivre, loin de ces Portes Morts, loin de ces bipèdes, loin de ces HellHounds. Est-ce là une solution ? Ostea n'en sait rien, Ostea est trop vieille pour cela. Elle n'est plus la guerrière d'autrefois, plus depuis sa dernière bataille qui avait faillit lui coûter la vie. Ostea n'est désormais plus que l'ombre de cette magnifique et forte louve qu'elle était autrefois. Cette guerrière fidèle et dont tout semblait lui sourire. Un compagnon, des enfants mais, cette vie lui semble bien lointain désormais.
Ostea repense parfois au passé mais, rester dans le passé n'apporte rien de bon. Ostea avait réussi à faire cicatriser ses blessures lorsque ses enfants sont mort. Elle a su faire face à la mort de son compagnon également, il y a deux ans de cela. Ostea était désormais seule, elle ne possède plus aucune famille, du moins, plus aucune proche d'elle. Mais la vieille Ostea n'est pas si seule que cela, non, vieille Ostea a des amis, enfin, un ami, son seul et unique ami restant, celui qu'elle connaît depuis qu'il n'est qu'un sale louveteau braillard, ce bon vieux Korbën. Aveugle mais, toujours aussi aigri, quoique, le vieux Korbën s'entend fort bien avec vieille Ostea. Ensemble, ils ont pleins d'histoires à conter, ensemble, ils ont pleins de temps à laisser s'écouler.
Oui, vieille Ostea n'est pas seule, elle n'est jamais seule, tant dans la vie que dans la mort car, Ostea entend la voix des morts, du moins, c'est ce qu'elle raconte aux plus jeunes mais, est-ce la vérité ? Qui peut savoir après tout, n'est-elle pas un peu folle de toute manière ?
Ostea marchait, Ostea traînait sa carcasse de nouveau sur les terres et, Ostea parvint à atteindre la plaine de cendres. Ostea s'arrêta, leva sa truffe au ciel et, huma l'air. L'odeur, un vieille odeur, l'odeur de ce vieux con de Korbën. Et un sourire en coin s'afficha sur la gueule de la vieille louve qui se traîna lentement et difficilement jusqu'à cet ami de longue date. Tandis qu'elle s'approchait de lui, le vieux la sentie et lui lâcha une phrase qui fit presque cracher un rire à la vieille Ostea.
« Ah vieux Korbën ! Quand Ostea veut aller quelque part, Ostea y parvient, tu devrais le savoir. »
Elle se rapprocha de lui et, comme si tout le poids de son corps pourtant si maigrelet venait de la rappeler à l'ordre, elle se laisse choir au sol pour s'allonger avec douceur, ses vieux os protestant de plus en plus.
« Dire que je vais bien serait mentir mon ami. Je suis loin de ma belle jeunesse ! De ma splendeur ! Et vivre sous-terre tel un rat n'aide pas mon corps à tenir le choc ! »
Gronda-t-elle. Elle n'était plus en état de vivre ainsi, non la vieille Ostea avait besoin de la surface, de la bref chaleur du soleil sur son pelage, de l'odeur de l'air, aussi pollué soit-elle mais, ça sera toujours mieux que là, en dessous, cet endroit que Ostea méprise, cet endroit qui la fatigue. Mais la voilà, Ostea à la surface, ayant réussi à bouger et, profitant pour se ravigoter un peu. Ostea passa sa langue sur ses babines. Le voile blanc sur ses yeux ne cessaient d'estomper sa vue et, d'ici peut-être deux à trois lunes, vieille Ostea ne verra plus rien … Au moins, elle sera comme ce vieux Korbën, vieille, folle, grincheuse et aveugle !
« Et toi, comment vas-tu ? »
Demanda Ostea d'une voix plus douce cette fois-ci, quoique rappeuse.