Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Combien de temps a passé depuis que j'ai perdu mes frères, depuis que j'ai été séparée de ma famille de sang ? Bien des mois se sont écoulés sans que j'ai de cesse de les chercher, mais l'hiver est aussi passé sur le monde et désormais si les beaux jours reviennent lentement, j'ai peur de découvrir au détour d'un chemin le cadavre pourrissant de l'un de mes frères si longtemps attendus. J'ai été à deux doigts de retrouver mon cadet, il y a longtemps. Si près du but et pourtant, je suis toujours là, seule, errant comme une âme en peine sans savoir où se trouvent mes deux frères. Si seulement j'avais pu retrouver Zirconium ... Si seulement j'avais pu au moins veiller sur lui en attendant que Kuro retrouve notre trace ... Si seulement nous n'avions pas été séparés par ces monstres de bipèdes ... La colère est si profondément ancrée en moi désormais, que je me sens parfois comme fusionnée à Kuro. Il était la tête brûlé, l'imprévisible, l'indomptable. Aujourd'hui je suis exécrable, détestable parfois. Je soupire, ferme les yeux et inspire profondément. Mais soudain, je les rouvre. Cette odeur, dans l'air du soir qui tombe. Cette odeur je la connais. C'est la peur, l'effluve de l'angoisse. Mais cette odeur, elle n'est pas seulement celle d'un loup en détresse. Il y a quelque chose. Une nuance que je connais. Quelque chose hurle dans ma poitrine et je m'élance entre les arbres sans davantage réfléchir. Je me projette dans la forêt comme un boulet de canon lancé à pleine vitesse, et je traverse les bois aussi vite que mes pattes me le permettent. Après une course effrénée, je déboule au bord d'une falaise d'où je peux voir un torrent s'écouler, une cascade qui m'aurait paru magnifique si j'étais encore la douce Shiro, et si cette odeur de peur ne me prenait pas aux tripes. Je cherche désespérément le propriétaire de cette angoisse violente qui brûle mon âme. Et puis, en contrebas, une chute de pierres. Je baisse les yeux, le regard d'abord embrûmé par l'écume de la cascade. Mais je le vois. Ce loup suspendu dans le vide, accroché à une racine par la seule force de ses mâchoires, et la maigre puissance de ses griffes raclant la roche pour tenter de se tenir.
- Tiens bon ! Je vais t'aider ! Surtout accroches-toi !
J'observe les lieux en quelques fractions de secondes, repère le moyen de descendre sur un côté abrupte mais praticable. Je ne réfléchis pas plus longtemps, prends mon courage à deux pattes et descends petit à petit pour rejoindre l'inconnu en détresse. Je parviens à rejoindre une petite plateforme qui a rageusement éraflé de ses griffes, probablement pour tenter de s'y hisser. L'adrénaline brûlant mes veines, je tends brutalement le coup et, mue par une force que je ne me connaissais pas, je plonge mes mâchoires dans la nuque de l'animal sombre pour le tirer jusqu'à moi, l'emportant loin du vide et de la mort, le faisant glisser en tirant vers l'arrière pour le laisser reprendre son souffle sur la pierre froide. Des mois. Des mois entiers se sont écoulés. Des mois entiers durant lesquels j'ai rêvé d'eux, durant lesquels j'ai pleuré leur perte. Et là, devant lui, je suis comme une inconnue. Ou plutôt lui l'est. L'écume voile mon regard, le désespoir emplit mon esprit et pas une seule seconde je pense à l'incroyable de cette situation. Pas un seul instant je ne vois en lui celui que j'ai si longtemps cherché. Je n'attends que patiemment, les yeux plissés, qu'il reprenne son souffle pour que nous puissions enfin remonter sur la terre ferme où je pourrais reprendre ma route et recommencer à pleurer mes frères disparus.
Oui, après coup, c'était facile de dire que c'était ridiculement suicidaire. Oui, c'était facile de dire que soi-même, on aurai pas été assez stupide pour tenter ce genre de choses, qu'on se serai pas risqué à escalader une falaise n'importe comment. Sauf que c'était beaucoup moins facile de frimer quand on était suspendu à une racine douteuse en plein mur, à désespérément tenter de rejoindre un terrain plus confortable. Il avait fait gaffe, pourtant. Et puis surtout, il ne se doutait pas vraiment que l'excroissance brunâtre était un nid parfaitement abandonné, et qu'aucune couvée n'y était. Un pas après l'autre, qu'il s'était dit. Ses pattes glissaient sur la roche friable arrosée d'eau; plus d'une fois, il avait dû se rattraper de justesse sur un rebord proche. On peut pas réussir à tout, et la sixième fois avait été la mauvaise, comme en témoignait le moignon d'arbre qu'il enserrai entre ses machoîres douloureuses, qui craquait lugubrement en guise de protestation à ce traitement pas très empathique pour un végétal qui avait vénérablement survécu aux pluies acides et aux bombardements. Il n'aimait pas des masses dépendre des autres, mais qu'est-ce qu'il avait envie que quelqu'un de serviable débarque, là tout de suite. La fatigue, les conséquences (très) longues du mauvais lapin dont la convalescence ne s'était pas vraiment faite sous l'action de la faiblesse, la faim, le peu de force qu'il avait conservé de ses côtes saillantes suite à l'hiver, tout ça lui tonnait de desserrer les dents pour diminuer la douleur qui courait dans chacune d'elles.
« Tiens bon ! Je vais t'aider ! Surtout accroches-toi ! »
... Eh bien, il suffisait de demander. Répondant instinctivement à la voix qu'il entendait à peine par dessus les sons discontinus de la chute d'eau, ses crocs entaillèrent plus profondément son point d'accroche, provoquant une nouvelle vague de douleur qui se propageait jusqu'au plus profond de ses muscles endoloris. Un gravillon lui fit la mauvaise blague de rebondir sur son crâne, en lui annonçant au passage que l'autre lupin tentait de descendre pour le rejoindre. Il n'y avait qu'à espérer qu'il ne ferai pas la même erreur que lui, pour aller se rompre le dos en contrebas et le condamner au même sort par la même occasion. Les minutes qui le séparaient du secours que cet ou cette inconnu lui offrait lui semblaient des jours, les secondes des heures entières. Pour tout le temps qu'il avait passé comme ça, suspendu dans les airs à érafler à s'en arracher les griffes la pierre pour trouver un point d'appui convenable, c'était assez paradoxal que si peu de temps lui semble aussi long. M'enfin, c'était bien la nature du temps, d'être aussi menteur. Comme tout le temps qu'il avait passé sans voir sa fratrie, par exemple. Des siècles, des millénaires qu'il n'avait vu ni Shiro ni Kuro, sans en avoir la moindre nouvelle ni seulement la simple conviction que les humains ne les avaient pas rattrapés le jour maudit où ils s'étaient vu pour la dernière fois. Plus d'une occasion, l'extraordinaire maigrelet bout de rat qu'il avait réussi à chasser et qu'il contemplait dans son trou de fortune semblait lui avoir dit d'abandonner. Qu'est-ce qu'il deviendrai, s'il cherchait des fantômes? Une âme errante qui courrait tout sa vie derrière deux disparus, qui encaisserai les catastrophes de la guerre humaine jusqu'à ce qu'elle en voit la dernière. Et lui ensuite de se sommer qu'enterrer des vivants, c'était laisser au désespoir son frère et sa soeur qui eux n'avaient pas abandonné comme des lâches parce que la faim les tiraillaient et le sommeil les assommait. Qu'ils étaient là, quelque part, qu'eux aussi traquaient sa piste avec acharnement, qu'on ne pouvait pas disparaître éternellement quand on cherche quelqu'un. De loin, dans un bout rêveur de son esprit, il espérait juste qu'ils étaient ensemble. Qu'ils avaient l'un pour soutenir l'autre, en tant que frère et soeur et en tant qu'amoureux.
Les crocs de l'autre dans son cou lui rappelaient si vivement la rencontre avec l'autre solitaire aux yeux opposés qu'il lui sembla un court instant que c'était de nouveau lui, lui qui l'avait traîné sur toute la longueur des souterrains de l'autoroute pour le balancer au dehors, qui le tenait et le soulevait de sa sécurité plus que discutable, et la douleur qu'il s'était coltinée un bout de temps se réveilla presque malgré que la plaie soit plus que disparue. Il eut envie de se débattre, et ce fut la même faiblesse qui lui avait chuchoté ce genre de paranoïa à l'oreille qui l'en empêcha. De toute façon, il aurai été presque content de voir arriver un humain hellhound, dans la situation critique où il se trouvait maintenant. Zirconium se laissa traîner, immobile comme un poids mort, sur le même rebord duquel il avait glissé et qu'il avait lacéré à en saigner avec ses griffes pour s'y agripper. Pouvant enfin se remettre à respirer, il ne s'en priva pas et avala en longues goulées l'air humide, profitant de la liberté de ses mâchoires trop longtemps tendues et douloureuses, plus ankylosées que des pattes nécrosées maintenant qu'il pouvait tenter de les animer à nouveau.
« Preuve définitive que chasser les piafs de cette façon est une mauvaise idée. »
Parce que, même à demi dans le vide sur un rebord peu engageant, essoufflé, épuisé et fourbu de tout son corps, Zirconium c'était Zirconium et qu'une falaise et de la flotte n'allait sûrement pas l'amputer de ses commentaires opportuns.
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Jeu 16 Juin - 19:58
I miss you so much
F: 51 - A: 52 - E: 51
Quel âge aurait-il aujourd'hui ? Depuis combien de temps ai-je été séparé de mes frères ? Cinq mois. Cinq interminables mois, et je n'ai toujours aucune trace d'eux. J'attends chaque jour de découvrir leur piste, de trouver la moindre de leur odeur, et je continue de chercher avec un espoir vain en priant pour qu'un jour mes recherches payent enfin. Il a passé son anniversaire, son premier, sans moi. Et peut-être même sans Kuro. J'avais compté les jours, mais les uns après les autres depuis leur disparition. Me disant seulement que c'était un réveil de plus sans mes frères à mes côtés, sans ma famille sur laquelle veiller. Mais aujourd'hui je réalise, que le temps à si vite passé. Je réalise à quel point mes chances de les retrouver sont désormais si minces. Peuvent-ils seulement avoir survécu ? Au fond de moi, une petite voix hurle que oui. Après tout, n'ai-je pas été acceptée chez les Navnik alors que la famine guettait et qu'ils ne pouvaient se permettre de nourrir une gueule supplémentaire gratuitement ? Kuro et Zirconium ont forcément trouvé un moyen de demeurer en vie. Et aujourd'hui, chaque jour qui passe me rapproche d'eux, je ne peux m'empêcher d'y croire. Chaque jour n'est plus un de plus à passer sans eux. Chaque jour est désormais un de moins qui me sépare de mes frères. Bientôt, les trois Destin seront réunis, j'en suis certaine. Je soupire doucement, reprend mon souffle alors que j'observe le jeune mâle devant moi. Etourdi, épuisé, il essaie ses mâchoires comme un louveteau nouveau né qui découvre ses propres crocs. Il ouvre et ferme la gueule pour désensibiliser probablement les muscles de sa gueule. J'affiche malgré moi un sourire amusé et tendre. Ses mimiques me rappellent mon petit frère. Et puis, sa voix, ce timbre étrangement mûr et à la fois encore si jeune, me perturbe et éveille en moi un doute profond, une hésitation désagréable.
- Preuve définitive que chasser les piafs de cette façon est une mauvaise idée.
Sa façon de parler fait tilt dans mon esprit. Ne lui ai-je jamais appris à s'exprimer convenablement ? Si, des centaines, des millions, des milliards de fois. Et Zirconium a toujours eu horreur de ma façon de le réprimander à chacune de ses erreurs. J'écarquille les yeux en le fixant droit dans les siens, et je reste silencieuse de longues secondes. D'abord incapable de réfléchir, je comprends dans son regard que je ne peux pas me tromper. Alors, j'entre ouvre les babines comme pour entamer un long discours, mais ma voix met plusieurs secondes à daigner enfin sortir des tréfonds de ma gorge.
- Zirco' ? Zirco...nium ...
J'ai du mal à croire ce que je suis en train de dire. Depuis combien de temps n'avais-je pas prononcé son nom ? Depuis combien de temps n'avais-je pas plongé mon regard chaleureux dans le sien, grognon et taquin à la fois ? L'émotion brûle mon poitrail et remue mes entrailles. Mon coeur se met à battre à toute allure, incapable de s'arrêter ou même de ralentir. Ce ne peut être que Zirconium. Ce ne peut être que lui.