En fait, cette partie de chasse avait réellement été pitoyable, de bout en bout. D’abord, il avait tenté d’attraper un lapin, qui lui avait filé entre les griffes aussi aisément que s’il avait eu un an de moins. Après, un corbeau s’était littéralement moqué de lui, avec son croassement narquois, et s’était envolé pile au moment où il s’était écrasé la truffe dans le sable à quelques mètres de ses ailes noires.
Le jeune Dragon avait récupéré le peu de dignité qui lui restait et s’était hissé tant bien que mal sur le toit d’une petite automobile dont les roues avaient disparu depuis longtemps. La carcasse de ferraille rouillée grinça terriblement lorsque le jeune loup s’y jucha, mais elle tint bon et il s’allongea tranquillement, le museau coincé entre les deux pattes antérieures. Ici au moins, il ne rencontrerait plus d’échecs aussi cuisants. Ses paupières commencèrent à papillonner doucement, et le sommeil lui arracha un bâillement. Il était sur le point de s’assoupir, lorsqu’un bruissement l’éveilla brusquement.
Il tourna vivement la tête, cherchant le responsable d’un gâchis pareil, et aperçu une petite forme claire, qui faisait Dieu seul sait quoi dans les buissons. Réveillé pour réveillé, Pandémonium décida d’aller voir de quoi il en retournait exactement. Il s’approcha à pas comptés, et un demi-sourire se dessina sur ses babines lorsqu’il flaira l’effluve aisément reconnaissable des Navniks. Eh bien, un bébé Navnik en perdition – encore un, d’ailleurs ça commençait à faire beaucoup, à croire que ça lui tombait irrémédiablement dessus – voilà qui allait éclairer son après-midi.

« Bah alors nabot, on s'est perdu loin des sales traîtres de la meu-meute ? », ricana-t-il avec mépris.

Le louveteau recula brusquement, les oreilles plaquées en arrière. Surprise ou terreur ? Sûrement un peu des deux, il faisait souvent cet effet aux louvards perdus loin de leurs terres. Il le dévisagea avec une mauvaise humeur mal dissimulée, qui étonna un peu Pandémonium. On est déjà aigri et grincheux, à cet âge-là ?
« Je ne suis pas un Navnik. » Ce qui fit rire Pandémonium, ce fut à la fois l’air arrogant et outré du louveteau, aussi bien que l’affreux mensonge qu’il lui servait. Oui, il avait cette tête que font les dames insultées à tort, cette tête qui disait « Vous vous méprenez, j’appartiens à une caste bien plus élevée ». Et puis, il ne trompait personne : il empestait le Navnik à un kilomètre à la ronde, et il voulait encore lui faire gober qu’il ne faisait pas partie de la meute ? Non, décidément, c’était trop gros ; Pandémonium riait toujours face au jeune louveteau qui lui tenait tête. Lorsqu’il parvint à regagner son calme, il le fixa droit dans les yeux, toujours un demi-sourire figé sur ses babines.

« Ah oui ? », lança-t-il comme un avertissement, alors qu'il s'approchait dangereusement de son petit corps frêle.

Il fit mine de l'observer, et posa une patte sur son flanc droit, le poussant brutalement pour qu'il se renverse. Il observa chacun des détails qui composaient ce louveteau idiot, et dodelina de la tête avant de le regarder à nouveau dans les yeux.

« Pourtant, tu portes leur odeur. Et tu es bien trop jeune pour être un espion. », ricana-t-il encore.

Est-ce que ce petit être se pensait réellement capable de pouvoir lui faire gober un mensonge aussi gros, à lui, Mercenaire ?

La fière boule de poils ne se débattit pourtant pas, malgré son tempérament grincheux du premier abord. Elle se laissa rouler sur le sol, sans lutter contre la pression de Pandémonium, ce qui l’étonna un peu. Il s’attendait à davantage de résistance de la part de ce petit teigneux. Peut-être s’était-il trompé. Peut-être qu’il n’avait en réalité qu’une âme soumise et peureuse, méprisable en fin de compte. Il finit par se redresser, après de longues secondes d’attente. Ah, ce n’était pas trop tôt. Il récupérait enfin un peu de sa dignité ! Le regard du jeune loup au pelage clair était devenu fuyant, il avait perdu une grande partie de son assurance, d’un seul coup, sans crier gare. Il semblait chercher ses mots, hésiter sur comment lui présenter la chose. Pandémonium se laissa tomber mollement sur le sol dans un soupir d’impatience. Il s’allongea de tout son long, ne prêtant pas plus attention que ça à la présence du louveteau.
« Je ne suis pas un Navnik. », répéta-t-il avec insistance, mensonge auquel Pandémonium répondit par un long bâillement. Qu’est-ce qu’il était ennuyeux, à tenter de se convaincre qu’il n’était pas Navnik ! Il l’était, putain de merde, que ça lui plaise ou non. « Mon odeur est Navnik, ma mère de lait est Navnik. Mon mentor est Navnik, mais je… Je ne suis pas un Navnik. » Le Dragon se redressa subitement, presque intéressé par les propos de cette petite chose qui se démenait pour lui prouver qu’il ne faisait pas partie de ces traîtres qu’il haïssait. Pandémonium plissa son unique œil, fouillant de son regard gris les prunelles de son jeune interlocuteur. Disait-il simplement cela pour éviter de se faire bouffer tout cru ? Ou parce qu’il le pensait réellement ? La deuxième option était la plus envisageable : à cet âge-là, on ne sait pas mentir — enfin, pas en général.

« Ta mère de lait ? Et ta génitrice, elle est où, hein ? Elle est Navnik aussi j'suppose ? », avança-t-il brutalement.

Manquerait plus que ce soit l'un des marmots d'Atom, et ça serait le pompon. A cette idée, Pandémonium jeta un bref coup d’œil alentours, au cas où Adriel traînerait non loin de là. Pas sûr qu'il aurait épargné ce louveteau, ce coup-ci.

Le loupiot fit un pas en avant, déterminé. Cette action, bien que minime, fit sourire le Borgne. Avait-on jamais vu un louveteau aussi arrogant ? Il passait tour à tour de fier et prétentieux à soumis et admiratif, et ces changements brutaux de comportement intriguaient Pandémonium. Cette petite teigne lui plaisait peut-être bien, en fin de compte. « Elle était solitaire. Elle l’est encore plus maintenant, je suppose. Elle est partie. » La physionomie de Pandémonium changea brutalement. Elle est partie. Ces trois mots résonnaient dans son crâne, tournaient en boucle comme si quelqu’un les y frappait sur une enclume. Abandonné, livré à lui-même, tout comme il l’avait été. Un léger sourire déforma ses traits. Ce louveteau prenait peut-être le chemin qu’il avait lui-même prit autrefois : celui de l’indépendance, du courage et surtout, de la liberté. Pandémonium le savait : il ne pourrait jamais assez remercier Manîthil de l’avoir abandonné. C’était le plus beau cadeau qu’elle ait jamais pu lui faire. Il n’aurait jamais voulu devenir ce louveteau geignard et pathétique, se cachant sans cesse entre les pattes de sa mère, qu’il aurait certainement été s’il avait réellement connu ce qu’était une vie d’enfant choyé et aimé. C’était mieux comme ça. Et la physionomie de ce jeune loup lui plaisait, à cet instant, car elle n’exprimait aucune tristesse, aucun regret, simplement une colère rancunière. Pas le genre à se morfondre et à se plaindre ; il allait de l’avant, comme il l’avait fait lui-même. Quant à la colère, elle finissait par s’estomper, pour ne devenir que de l’indifférence et même, à ses heures perdues, de la gratitude.

« Mon père était Esobek. » Aïe. Le tableau se noircit brusquement.
« C’est lui qui nous a imposé la meute, parce qu’il n’y avait personne pour nous nourrir dans la sienne. » Eh bien, voilà que les Esobeks ne parvenaient même plus à nourrir leurs louveteaux… Quel tragique Destin. De toute manière, c’était la fin la plus probable, à force de donner leur bouffe à tout va et de se montrer trop faibles avec autrui.
« Mais je ne serais pas un Esobek, non plus. » Il avait l’air si sûr de lui, si certain de sa destinée, que Pandémonium hocha doucement de la tête. Bon choix, petit. Devenir un Esobek revenait à gâcher son essence de loup. Ils l’auraient formaté, conditionné, aliéné à leur cause, à leurs besoins. Toutes les meutes étaient mauvaises, par définition. Quel intérêt que celui de contribuer à la survie des autres ? Surtout quand on peine déjà à assurer la sienne ? Non, il y avait dans ce concept de meute quelque chose qui lui échappait, qui le révulsait, le dégoûtait. Jamais plus il ne ferait partie d’une meute, quelle qu’elle soit.

« Ma mère m'a abandonné, moi aussi. Mon père ne connaissait même pas mon existence, alors j'ai du me débrouiller tout seul. Ne lui en veux pas, p'tit. C'est le plus beau cadeau qu'elle t'ai jamais fait, crois-moi. », lança-t-il sans réfléchir.

C'était vrai, pourtant. Un sourire carnassier se peignit sur son visage, lorsqu'il poursuivit sa phrase.

« Et puis, rester chez les Navniks n'est pas une finalité. Y'en a des tas qui se sont tirés... », ajouta-t-il d'un air conspirateur.

Le sous-entendu était grotesquement formulé, mais si Pandémonium pouvait se vanter d'une chose, c'était bien de l'éclat avec lequel il avait quitté la meute de son père.

L’incompréhension du jeune animal se lut aisément dans ses yeux. C’était normal, il était trop jeune. Pandémonium le savait. Lui aussi, il avait haï, au départ. Mais il était intelligent – plus que la moyenne, il fallait l’admettre –, il avait rapidement compris qu’il n’avait besoin de personne, et surtout pas d’une mère qui ne voulait pas de lui.
« Comment ? Non, question bête. » De voir le louveteau s’auto réprimander comme ça fit sourire à nouveau le Dragon. C’est comme s’il répondait à une question maintes et maintes fois posée par son mentor. Peut-être que quelque chose s’était produit en lui, peut-être que les paroles du jeune Dragon avaient éveillé une source d’inspiration, une idée ?
« Un cadeau, parce qu’on est poussé à se battre. Et se battre pour… pour se faire une place ? » A ces mots, une grimace déforma le faciès défiguré de Pandémonium. Déception. Peut-être que ce jeune-là était trop dépendant de sa meute, bien plus qu’il ne voulait l’admettre en réalité, pour encore espérer avoir besoin de se faire une place parmi les autres.
« Partir… se tirer, c’est ça ? Enfin, si notre place n’est pas là où on est. Mais se battre, comment ? » Pandémonium eut un sourire mauvais, lorsqu’il jeta un unique coup d’œil plein de mépris sur le jeune loup au pelage clair. Méritait-il réellement des conseils ? N’était-il pas simplement un petit fils à papa en pleine crise d’adolescence ? Un peu d’aventure lui suffirait probablement, et il se carapaterait chez lui, bien au chaud et en sécurité.

« T'es vraiment assez stupide pour croire que t'as besoin de t'forer ton trou ? Ta place, c'est à toi de décider où tu veux qu'elle soit. T'as pas à demander l'avis des autres ou à t'en soucier. A moins qu'tu sois une tapette ? », le provoqua-t-il dans un grondement agressif.

Dans bond leste, Pandémonium se déporta sur la gauche du louveteau, et décrivit un cercle très rapproché autour de son corps frêle.

« Tu peux te battre de plusieurs façons. »

Il ponctua cette phrase d'un saut rapide et agile, bondissant sur le jeune loup avec puissance. Il le retourna en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, le plaquant fermement au sol, sur le dos. Sa gueule pleine de crocs s'approcha lentement du petit museau humide.

« Mais ce n'est pas se battre, l'essentiel. C'est d'être malin. Rusé. Fort. Sans ça, tu crèverais au bout de deux jours. Mais si tu survis.. tu seras libre. Et tu seras plus puissant, et plus intelligent que tous les autres. Parce que tu auras appris seul, par tes propres moyens. », murmura-t-il dans un souffle reptilien.

Il s'écarta de sa victime pour le laisser libre de ses mouvements et s'éloigna de quelques pas.

Si le louveteau fut touché par la provocation, seule une expression faciale le trahit. Il parvenait étrangement à contenir ses émotions. Pas du genre à foncer tête baissée, celui-là. Probablement un peu téméraire, défaut dû à son âge, mais ça s’arrangerait avec le temps.
La proposition du Dragon sembla éveiller une toute autre nature de sentiment chez le jeune animal. Pandémonium crut apercevoir une sorte de scintillement dans les prunelles qui le fixaient, et il semblait littéralement boire ses paroles. C’était agréable, d’être regardé de la sorte. D’être regardé comme quelqu’un possédant du savoir, de l’expérience ; d’être reconnu à sa juste valeur, en soi. De ne plus être pris pour le petit louvard inexpérimenté et insolent. Une sensation de plaisir couru dans l’échine du loup gris. Et c’est peut-être grâce à l’admiration que le louveteau lui portait, que ce dernier gravissait les échelons de l’estime du Dragon à toute vitesse.
« Je veux courir à tes côtés. » Bien sûr, le Mercenaire l’avait déjà deviné. De toute façon, c’était un contrat qui ne se refusait pas. L’oiseau en cage ne pouvait pas cracher sur une porte grande ouverte. Le Dragon avait su, dès l’instant où le jeune loup avait posé les yeux sur lui lorsqu’il avait fait cette proposition, qu’il accepterait. C’était une évidence.
Un sourire satisfait se peignit cependant sur ses traits balafrés, et d’un signe de tête il enjoignit au gamin de le suivre.

« Excellent. On va voir ce que t'as dans le bide. Allons chasser. », lança-t-il avec un air désinvolte.

En réalité, il bouillonnait d'impatience. Il était désireux de voir ce que le louveteau valait, malgré ses relents Navniks qui empestaient toujours sa truffe. Il se rappelait de ses premiers entraînements avec Ébène, ou encore Tybalt. A quel point il était admiratif, excité, survolté. Le louveteau crème devait ressentir quelque chose de semblable, à cet instant. Ce qui faisait de Pandémonium le mentor, le dieu et maître vénéré par l'inexpérience et la naïveté. Il n'avait besoin de rien de plus.

« D'ailleurs, dis-moi comment tu t'appelles. Ça m'évitera de te siffler. », lança-t-il négligemment par-dessus son épaule.

Sans vérifier qu'il le suivait. Il n'avait aucun doute là-dessus de toute manière ; le gamin suivrait. Au péril de sa vie, faisant fi de tous les dangers, il suivrait.