Je me rappelle chaque seconde passée auprès de la Horde. Chaque jour qui s'est déroulé alors que je marchais dans le monde sous les ordres d'une Leader cruelle et indifférente, mais au fond seulement heurtée par son passé. Il m'a fallu longtemps pour l'accepter comme une réelle meneuse. Mais au fil des mois je ne l'ai pas seulement suivie, je l'ai aussi et surtout respectée. J'ai fini par voir non seulement le but commun que nous avions, mais aussi les nombreuses similitudes qui nous liaient. Elle n'agissait que pour son propre compte, mais elle le faisait par simple répulsion pour l'injustice dont elle avait été victime. Et moi aussi, au fond, j'agissais pour cette même raison. Pour défendre, venger l'honneur de ma soeur qu'on avait expulsé plutôt que de l'aimer, alors même qu'elle ne faisait que donner sa vie jour après jour pour un frère stupide et ignorant. Je soupire, avance au coeur du cimetière et me dis que, bientôt, je retournerais sur les lieux de sa mort, pour poser une patte neuve sur sa tombe. Je suis le seul connaissant l'emplacement de son corps, et je n'ai laissé personne emporter sa dépouille. Je suis aussi celui qui ai entendu ses dernières paroles, et je tiendrais un jour cette promesse faite à une louve qui a été non seulement une Leader, mais aussi un mentor. Je m'avance dans le cimetière, cet endroit-même où j'ai rassemblé les miens après le combat mortel de Skull. Ce lieu-même où j'ai fondé les Navnik et où j'ai été, pour la première fois de ma vie, enfin à ma place. Aux côté de ma compagne, de ma famille, de mes amis. J'étais là où j'avais toujours espéré être. Auprès des miens. J'observe les pierres tombales humains dans un silence lugubre, comme pour m'imprégner de leur éternel silence, et je marche entre les tombe détruite sans écouter le monde alentour.

D'abord le silence de la mort et la paix qu'ils donnent dans leur éternelle inexistence. Puis le bruit des secondes qui s'écoulent et l'odeur du passé qui resurgit sans prévenir. Mon souffle s'éternise, et c'est comme si autour de moi la brume s'épaississait. Mais non, le temps est toujours clair et je vois parfaitement, de mon oeil valide, chacune des tombes présentes autour de moi. Bientôt l'odeur s'accentue, et les effluves de ma meute ne sauraient se cacher de mes souvenirs. Je me rappellerais toujours l'odeur des miens, la nuance boisée et sauvage de ceux qui furent ma famille, ma raison de vivre. Ceux qui furent la raison de ma renaissance après la perte de tout ce qui animait ma vie : la vengeance. Je m'immobilise parfaitement entre deux tombes, je dresse les oreilles et j'écoute le silence de la mort. J'entends chacun de ses pas, chacun de ses mouvements, et le bruissement de la brise dans son pelage est comme une douce mélodie à mes oreilles. Il a survécu. Douze mois sans moi et il a survécu à sa propre connerie. Comme quoi le vieux mâle n'aura pas toujours eu besoin de moi à ses côtés. Dans ce même silence morbide, je l'observe qui cherche et hume l'air. A-t-il repéré mon odeur ? Certainement. Mais puis-je seulement être certain qu'il s'agit bien de lui ? Le sourire sardonique étirant sa babine ne laisse aucun doute : Tybalt est là, tout près de moi. Mon frère est toujours en vie, et contre toutes attentes je le suis tout autant. J'affiche un sourire en coin alors qu'il semble me chercher, ou du moins chercher le propriétaire de cette odeur qu'il inspire à grandes goulées depuis de longues secondes. Et lorsqu'enfin l'animal me fait face, lorsqu'enfin son regard fou se pose sur moi, ce dernier s'illumine d'une flamme que je ne connaissais pas chez Tybalt : l'Espoir. J'observe son corps, son allure. S'il a survécu, il n'en a pas moins morflé. Le meurtrier n'a pas cessé d'être un tueur sous prétexte que son frère était mort. Il a peut-être même été pire après l'annonce de mon décès. Mon nom entre ses babines, la consonance du mot dans sa voix, sont autant de petits plaisirs dont je me croyais privé à jamais. Je n'esquisse pas le moindre mouvement, je le regarde et l'observe en silence pendant de longues, d'interminables secondes. Comme si le fantôme réfléchissait, pesait ses mots. Puis je balaye les lieux du regard en souriant tendrement.

- Bel endroit pour invoquer les fantômes, n'est-ce pas vieux frère ?

Et toujours, pas le moindre mouvement. Je laisse la brume glisser sur mon pelage, frôler sa peau à nue par endroits, et danser autour de nous comme pour donner à ces retrouvailles un aspects plus sombre encore. Les assassins réunis, qu'en sera-t-il ensuite de l'avenir de nos ennemis ?

Quand nous sommes-nous rencontrés ? Quand avons-nous seulement décidé d'apprendre à nous connaître ? Quand avons-nous réalisé à quel point nous avions besoin l'un de l'autre ? Deux meurtriers, deux assassins convoqués des Enfers pour détruire le monde, assouvir les peuples, désarmer les guerriers. Deux fous qui ne croyaient qu'en la mort et le désespoir, qui n'avaient pour seule entité supérieure que la Grande Faucheuse. Et nous voilà, deux ans après, de nouveau réunis alors que rien n'aurait pu laisser croire que nous pourrions un jour ne serait-ce que se tolérer. Un léger soupire s'échappe d'entre mes babines alors que le loup en face balbutie des mots incompréhensibles, sans aucun son les accompagnant. C'est comme si sa voix s'était tue, comme si plus rien ne pouvait sortir de son corps alors que lui-même ne semble avoir qu'une envie : s'échapper de cette enveloppe corporelle et faire de nouveau un avec moi. Je reste immobile, je l'observe toujours en silence, et enfin son corps se met en marche. Un pas, deux, et le voilà qui court. Quelques mètres nous séparent, mais le temps semble s'arrêter comme pour me laisser voir chaque détail que le temps a gravé sur son corps. Je vois chaque cicatrice, chaque marque, chaque parcelle de peau sans pelage qui couvrent son corps. Je n'en reviens pas de le voir dans cet état, mais pas le temps de lui faire la remarque. Son corps puissant me percute brusquement et nos pelages s'emmêlent alors que ma tête s'enfonce vers la sienne tandis que son museau se blottit dans le pelage de mon encolure. Le soulagement de son contact est immense, comme si j'avais eu peur de ne jamais le sentir à nouveau. Que me fera l'idée de revoir Atom, lorsque je la retrouverais elle aussi ? Probablement ce même effet de souffle nouveau ...

- Isha !

Je souris de nouveau. Lui et moi à jamais retrouvés. Tybalt et Isha, ex Hordiens, Navnik jusqu'à la mort et dévoués aux leurs bien plus longtemps encore. Nos pelages se mélangent l'un dans l'autre et nos souffles se mêlent comme pour s'unir une ultime fois. Mon meilleur ami, mon frère, pour toujours et à jamais. Je recule doucement pour me décoller de lui et je le regarde dans les yeux. Autrefois, ma soeur était mon oeil gauche. Aujourd'hui, je serais le droit de Tybalt. Frères pour le reste de nos vies.

- Tu n'croyais quand même pas que les humains pouvaient m'abattre ?

Mais outre les blagues sur ma disparition, je lance à Tybalt un regard profond empli de gratitude. Il a beaucoup à me raconter. Beaucoup.

Ma tête tourne violemment sur le côté à la rencontre de sa frappe toujours aussi puissante que par le passé, voire davantage d'ailleurs. Je redresse mon visage pour le fixer dans les yeux, l'interrogeant du regard. Pourquoi ?

-Sale con! Tu sais c'que tu m'as fait vivre! J'te pardonnerai jamais de m'avoir laisser bâtard!

Mais la réalité de ses propos est en fait toute autre, puisque ce que je comprends dans les mots durs et la voix sauvage de mon frère, c'est qu'il n'a jamais été si heureux de me revoir. Et si la vie semble lui en avoir fait baver, je suis également heureux qu'il soit toujours -plus ou moins- entier. Un regard qui le couve, un silence apaisant, et quelques secondes qui s'écoulent discrètement sans nous laisser le temps de les voir passer.

- Frappes-moi.

Pas d'incompréhension dans mon regard. Pas de doutes ou de questionnements, et pas davantage la moindre hésitation. Je montre les dents en une fraction de seconde, me rétracte et contracte tout mon corps en me ramassant sur moi-même, avant de brutalement le percuter de toute ma force pour lui mordre la gorge. Rapidement nos grondements se mêlent et nos voix ne font plus qu'une, dans un pêle-mêle de coups de crocs et de griffes. C'est une douleur vivifiante qui se répand dans mon corps quand les mâchoires de mon meilleur ami se referment sur mon épaule, et c'est un plaisir malsain qui prend possession de tout mon être lorsque mes crocs meurtriers attaquent son encolure avec hargne. Le plaisir du combat mais surtout, le délice de se battre avec, contre et pour son frère de meute.

Quelques secondes tout au plus, c'est le temps qui s'étale alors que nos corps s'éjectent et se propulsent l'un contre l'autre tandis que nos mâchoires se cherchent, se narguent entre elles. Et puis, en une fraction de seconde, je suis en dessous et Tybalt me surplombe de sa masse puissante. Je souris en coin, le fixant dans les yeux, réalisant encore une fois à quel point il m'a manqué durant tout ce temps. A quel point tous les Navnik m'ont manqué.

- Bordel mon vieux, si tu savais à quel point le destin nous a chié à la gueule depuis que tu es parti !

Il s'écarte et je roule lentement sur moi-même pour me redresse, m'ébrouant avec énergie pour chasser la terre et la crasse de mon pelage fauve. Je lance sur mon frère un regard confiant.

- Mais vous êtes restés debout. Atom, toi, Fjorgur et tous les Navnik, vous êtes encore là et plus forts que jamais, n'est-ce pas ?

Si le ton est interrogatif, je n'attends pourtant pas de réponse. Bien sûr qu'ils sont encore là. Tous plus puissants qu'à mon départ, tous plus soudés que jamais. Et je suis de retour, enfin prêt à vivre de nouveau aux côtés de ceux que j'ai moi-même ralliés les uns aux autres. Pour toujours et à jamais, le Roi Navnik.