L'aube se lève sur un nouveau jour. Il m'a fallu du temps, et j'ai encore du chemin à parcourir avant de ne plus rêver de l'arène, avant d'oublier complètement la morsure des pitbull et la douleur des cicatrices. Mais aujourd'hui, je suis libre. Libre et assez fort pour ne plus redouter d'être pris à nouveau. Je peux errer sans la surveillance accrue de Nocturne, je peux revisiter le monde qui fut toujours mien et qui m'a été enlevé si longtemps. Depuis quelques jours, je me familiarise de nouveau avec cet univers sauvage et imprévisible, comme pour m'imprégner à nouveau de son odeur et de sa force invisible. Je m'avance entre les arbres, pose mon regard sur chaque détail du paysage. Je m'efforce de me rappeler ce que j'avais oublié, ce qu'on m'a forcé à reléguer au rang de souvenir. Les choses reviennent peu à peu, et si j'ai encore bien du chemin à faire, je sais que je pourrais bientôt retrouver les miens, retrouver enfin ce pourquoi je suis né. Mais avant, je dois connaître à nouveau, comme par le passé, chaque centimètre carré du monde qui m'entoure. J'inspire profondément, me concentre, observe en silence. Et puis, sur ma droite, un mouvement. Avant mon regard, ce sont mes oreilles qui pivotent pour s'enquérir de ce qui se passe. Puis ma tête suit, discrètement, sans une once d'inquiétude. Une louve. Une créature sombre, au regard pénétrant, qui m'observe elle aussi. Amie ? Ennemie ? Je me prends à penser à Atom. Où est ma compagne aujourd'hui ? Dois-je seulement encore l'appeler ma compagne ? Que sommes-nous désormais l'un pour l'autre ? Je garde un oeil rivé à l'inconnue, à la fois bien présent, et plus distant que jamais. Qui suis-je aujourd'hui ? Et surtout, pour qui ?

Je l'observe de longues secondes alors qu'elle en fait de même avec moi, mais l'étincelle dans ses yeux n'est pas celle de la compassion ou de la curiosité. Elle est la prédatrice en chasse. Longue, élancée, forte aussi. Je plisse légèrement les yeux, elle semble changer d'avis. Etais-je sa proie ? J'affiche un sourire en coin. Désolé de te décevoir. Je me redresse de toute ma hauteur, plus comme un réflexe d'Alpha que comme un désir de dominance sur une parfaite inconnue. Le silence s'étend entre nous, aucun ne semble décidé à ouvrir le bal des présentations et je sens, au fond, qu'elle n'en a aucun désir. Quel est notre intérêt à discuter ? Elle n'est rien pour moi, et je ne suis pas davantage pour elle. Tout au plus sommes-nous de potentiels rivaux en chasse, même si cela fait bien longtemps que je ne chasse plus avec l'efficacité que j'avais dans le temps. Je fini par m'avancer de quelques pas, humant son odeur et guettant tous les signes émanant de son corps pour ne pas me faire attaquer ou pour ne pas interférer dans son espace vital. Elle semble sur ses gardes, au moins autant que moi, pourtant je continue d'avancer lentement, avec précision, mesurant chacun de mes pas et me préparant à toute éventualité. Quelque chose dans son regard, me pousse à continuer malgré les mises en garde. Soulèvements de babines, plaquage des oreilles, regard fixe ... Autant de signes qui me préconisent de rester en retrait, de cesser de prendre des risques. Pourtant je continue, encore et encore, un pas après l'autre, avalant lentement les mètres qui nous séparent encore.

- Ne bouges pas.

Je m'immobilise parfaitement, ne la quitte pas des yeux, et ma voix si basse la met en garde à son tour. Souvent, les loups bougent lorsqu'on leur demande de ne pas bouger. D'autant plus lorsqu'un inconnu le leur demande. Voyons voir si elle va m'écouter ou se risquer à attirer l'attention du bipède qui traîne derrière, à bonne distance de nous mais trop près pour ne pas nous voir si nous bougeons.

J'aurais été le premier à bouger si un semblable inconnu m'avait demandé de ne pas esquisser le moindre mouvement. Pas par curiosité ou par manque de réflexion. Non, j'aurais bougé par pur esprit de contradiction. Juste pour montrer à l'autre qu'il n'a aucun contrôle sur moi, que si je remue, c'est sous mes propres ordres et que si je refuse de le faire, c'est également parce que moi, j'en ai envie. D'abord une autre mise en garde, comme si je devais me taire ou ne surtout pas oser prétendre pouvoir lui donner des indications sur la marche à suivre. Puis une courte seconde, et la fuite de la louve après m'avoir balancé du sable au visage. Un grondement s'échappe d'entre mes babines et je recule vivement, me frottant les yeux à coups de pattes sans parvenir à libérer ma vue de cette brûlure intense. Et puis, le premier coup de feu. Je me redresse, dresse les oreilles, tourne la tête. Un oeil aveugle d'habitude, les deux aujourd'hui. Je n'ai que peu de temps avant qu'il ne recharge, et je n'attends pas qu'il le fasse. Sans m'enquérir de la position de la louve sombre, je m'élance entre les barres de métal, cherchant refuge derrière les plaques les plus larges pour échapper aux attaques mordantes de l'arme humaine. L'être hurle et j'entends ses pas précipiter se rapprocher de moi. J'ignore où est la louve, mais qu'elle aille en enfer puisque c'est là qu'elle a tenté de m'envoyer. Je gronde, serre les dents et ne cesse de courir derrière les plaques de fer pour me protéger de la vue de l'Homme et de son arme mortelle. Je glisse dans la terre, me rattrape et continue de courir. Une planque, et vite. Je bondis par-dessus ces boites sombres dans lesquelles fut un temps, les humains se déplaçaient. J'observe rapidement, remarque l'homme juste avant d'entendre la détonation et je repars en courant. Tant pis pour la femelle, ma vie m'importe bien plus. Peut-être reviendrais-je quand l'homme ne sera plus là. Peut-être chercherais-je celle qui a attenté à ma vie sans même avoir pour moi quelconque grief.

Je comprends trop tard que la louve est finalement collée à moi, et que sa chaleur envahit la mienne pour un bon moment. Nous voilà condamnés à rester l'un contre l'autre jusqu'à ce que l'être humain se décide à partir, et je doute qu'il prenne la fuite si facilement alors que ses ennemis se planquent et se terrent comme des rats. Heureusement, je réalise rapidement être aux côtés d'une combattante, et pas seulement d'une louve solitaire au caractère trop stupide pour vivre en meute. Un seul faux mouvement de l'Homme, et la louve sombre s'éjecte hors de notre cachette pour attaquer l'étranger par derrière. Tactique fourbe et lâche, mais pouvons-nous l'être plus que ces bipèdes ? Pas vraiment, non. Je me projette à sa suite sans réfléchir davantage et mes crocs se referment avec une violence inouïes sur la nuque de notre ennemi commun. Puissions-nous ne pas nous entendre, nous pouvons au moins mettre à mort l'un de ceux qui veulent détruire notre espèce et notre monde. Je gronde sauvagement, mes pattes puissantes, mes griffes acérées, se plongent dans les épaisseurs étranges et les muscles de l'homme pour lui lacérer la chair, le déchiqueter vivant. Il tombe en avant sous le poids de nos deux corps lourds, et chacun des deux animaux s'acharne sur la partie qu'il a capturé, empêchant notre ennemi de reprendre possession de son arme. Il a beau hurler de toutes ses forces et se débattre autant que ses faibles muscles le lui permettent, il n'a plus la moindre chance. En quelques secondes, en quelques mouvements acharnés, notre homme est mort entre nos crocs et nous, essoufflés, sommes en vie. Je me redresse pour reprendre mon souffle et l'observe en silence.