Il a fallu du temps pour me remettre, pour me rappeler que j'étais un loup, qu'ils étaient mes alliés, ma famille. Je suis encore parfois sonné lorsque je regarde autour de moi, et que je vois les arbres si grands, le soleil si brillant ou quand j'entends le vent, si fort à mes oreilles. Je souffle, inspire profondément. Nocturne a fait partir mes fils et ma fille à l'instant même où nous étions hors de danger. Il a obligé mes enfants à s'éloigner de moi, comme si j'étais un monstre ou le pire danger possible. Et la vérité, c'est que je suis réellement le pire danger possible. Je pourrais les tuer, j'ai été entraîné pour ça. Je pourrais me retourner contre eux, oublier rien qu'une seconde qui ils sont et mettre fin à leurs jours sans aucune hésitation. Parce que les hommes m'ont détruit, qu'ils ont fait de moi de la chair à canon, que je ne suis plus maintenant qu'une machine à tuer. Une machine si forte dans l'arène, et soudain si fébrile là, dehors, à la merci des éléments. J'observe les lieux, ils me parlent, secouent ma mémoire comme un arbre fruitier. J'ai l'impression que ma tête va exploser. Je me rappelle, bien sûr, de tout. Je me souviens des tunnels, des galeries où nous nous cachions. Je me souviens de la haine que j'ai toujours éprouvée pour mon père et pour les Sekmet. Mais les souvenirs sont de vagues rideaux voilés, des images floues, comme des mirages étranges et déconcertants. Aujourd'hui je ne suis qu'un chien, et j'ai peur de le rester à tout jamais. Heureusement, là dehors, je n'étais pas seul. Ils étaient là, ils veillaient.

Nocturne est là, à mes côtés, et si nous n'avons jamais été proches dans la Horde, il a toujours été un loup en qui j'avais confiance. Complètement imprévisible, difficile à cadrer et à entraîner, mais avec un potentiel que peu de Hordiens possédaient. Ce n'est pas pour rien que je l'ai sorti, à l'époque, des terres Esobek. Aussi con pouvait-il être, il était et demeurait encore mon frère de meute. Il l'est toujours aujourd'hui, même si je suis encore loin de savoir ce qui se passe exactement, ce que j'ai manqué durant cette année presque entière passée entre les barreaux d'une prison froide et sombre. Je soupire, je suis essoufflé pour peu d'efforts, les vestiges d'une vie en cage. Mes muscles sont faibles, endoloris au moindre mouvement, et mon cerveau est si bouleversé par mon passé et l'avenir qui se trace, qu'il peine à absorber assez d'oxygène. J'ai manqué tant de choses ... Que fait Atom ? Ma tendre compagne ... A-t-elle seulement supporté ma disparition ? La perte de son fils ? Qu'a-t-elle pu faire tout ce temps ? Il me faut savoir si tout ce que j'ai connu est toujours là. Si ces maudits Sekmet, si ces lâches d'Esobek n'ont pas profité de mon absence pour nuire aux miens, à ma famille. Les Navnik. Que sont devenus les Navnik ? Je ne peux retourner à leur tête dans cet état. Je dois retrouver le Isha qu'ils ont perdu, redevenir le Leader dont ils avaient besoin. Et pour l'heure, je ne suis qu'un foutu clébard. Le moindre son me fait retrousser les babines, le vent un peu frais m'hérisse le pelage. Je suis perdu, et je n'ai plus que Nocturne pour m'aider à me relever.

- Comment vont Atom et les Navnik ? As-tu veillé sur eux ?

Mais au fond, je sais que oui. Nocturne est un sale con, mais il est fiable. Il n'est pas revenu me chercher pour une autre raison que sa loyauté sans faille. J'ai confiance en lui.

Là dans la pénombre, ouvre les yeux
C'est dehors qu'il faut être, face aux Cieux
Regardes les étoiles, écoutes leur chant
Et continues d'avancer, toujours en marchant

La Mort ne t'a pas eu, elle te poursuit
Ta force est grande, ton esprit aguerri
Les tiens unis, jamais ne t'oublient
Toujours seront là, jamais affaiblis

Les mots tombent comme autant de coups de crocs. Beaucoup de choses ont changé. Que cela implique-t-il ? Les Navnik ? Atom ? Pour tout le monde. Le ton qu'emploie mon allié me semble bien trop grave pour être pris à la légère. Il s'est passé quelque chose. Quelque chose de capital que je dois savoir, que je dois assimiler. Et il n'attend pas pour me faire part de tous ces changements. Atom, disparue. La dernière Alpha Navnik devenant un fantôme quand les siens perdaient leur second Fondateur. Je plisse les yeux, le fixe avec intensité, j'essaie de comprendre. Non, il manque encore des informations. Je me rappelle d'Atom, de son visage, de ses yeux noisette au timbre fou et à la loyauté sans faille. Elle n'est pas une lâche, elle est fidèle et vaillante. Elle n'a pas disparu pour s'exiler. Impossible. Pour moi ? Pour Adriel ? Adriel ... Mon fils, en vie, là aux côtés de Nocturne alors que je me battais dans l'arène. Et mieux encore, en bonne santé. Est-il parvenu à se sauver, ce jour-là ? J'ai fermé les yeux avant de voir ce qu'ils faisaient de mon fils. L'ont-t-ils laissé vivre ? Non, Nocturne a parlé de notre disparition à tous les deux. Les évènements me semblent tout à coup trop lourds, trop douloureux. Mais je continue d'écouter, d'attendre, de chercher. L'honnêteté du loup noir reste l'une de ses qualités. Il n'a pas veillé sur les miens. Il a observé en silence, ombre parmi les ombres, silhouette dans l'obscurité de la forêt. Mais alors, Sans moi, sans Atom, sans Nocturne, qui a veillé ? Tybalt ? Impossible. Tybalt ne l'aurait pas fait. Ramassé Adriel ? Entraîné mes fils ? Des mercenaires ? Je secoue vigoureusement la tête, la migraine me monte au cerveau et me vrille les tempes.

- La vérité c'est qu'Atom a abandonné les Navnik,

- Non.

Ma voix est dure, je suis certain de ce que j'avance. Il se trompe.

- les confiant aux pattes de deux hauts-gradés sekmet, Helya et Sageeth.

- Non ...

Implorante, cette fois, ma voix tremble entre mes crocs. Non ... Mais le mâle sombre insiste, s'acharne.

- On a presque pas vu Sageeth, mais Helya est très appréciée de sa meute.

Sa meute ? Les Navnik sont ma famille. Pas la meute d'une Sekmet opportuniste ! Mes babines se relèvent sur mes crocs puissants. Doucement, discrètement.

- Beaucoup sont partit des bleus. En vérité, la meute n'est plus qu'à Helya, et seulement à elle. Sageeth fait figure de proue. Tes enfants sont parti pour ça. Pandémonium ...

Mes fils, ma fille, chassés de leur propre famille ? Lâchés dans la nature comme des solitaires sans attaches ? Un grondement sourd remonte du fond de ma gorge. Je suis peut-être un combattant d'arène, mais je reste un père et un Alpha. Là, au fond de moi, mes entrailles se serrent, et l'Esprit du Dragon se réveille lentement.

- maintenant, la meute est plutôt stable c'est vrai. Mais les gamins se sont retrouvés seuls, livrés à eux-même. Fjorgur est parti rejoindre sa mère et son père chez les Esobek. Ebène et Tybalt vouent une loyauté aveugle à l'alpha Navnik.

Il ment. Oui, il ment. Il se joue de moi. Il cherche à me faire perdre mes moyens, peut-être pour me montrer le chemin que j'ai à parcourir avant de retrouver mon honneur et mes responsabilités. Je le fixe dans les yeux, de cet air sauvage, empli de haine qui me caractérisait dans l'arène. Fjorgur, abandonnant son mentor et la famille qu'il lui avait offerte ? Ebène et Tybalt se retournant contre moi pour suivre une louve Sekmet ? Impossible. C'est tout bonnement impossible. Mais Nocturne reste stoïque, parfaitement impassible. Comme s'il disait vrai. Comme si ses absurdités pouvaient avoir un quelconque fond de vérité.

- Tu mens.

Cette fois, c'est sur un ton froid et dépourvu de toute émotion que je m'adresse à lui. S'il veut les ennuis, il va les trouver. S'il veut que je me défoule sur lui, je le ferais. S'il veut que je l'abatte, je n'hésiterais pas. Retourner contre moi mes propres frères et soeurs, ceux que j'ai ralliés, que j'ai unis. Oser prétendre que mes amis et ma famille m'a tourné le dos. Je gronde, cette fois plus fort, d'un air bien plus menaçant.

- Tu mens !

Et dans un bond, dans un grondement furieux, je me jette sur lui. Je projette mon corps meurtri vers celui que je croyais être mon allié et je plonge mes crocs grands ouverts dans sa direction, visant sa gorge. Les chiens dans l'arène, n'avaient ni queue, ni pelage, ni oreilles. Ils étaient difficiles à abattre, et ils savaient où frapper pour affaiblir. Mais j'ai appris. Et Nocturne à les faiblesses que j'avais. Je cherche à atteindre sa jugulaire, la cherchant à coups de crocs puissants. J'assène des coups de pattes violents dans sa cage thoracique et j'essaie d'atteindre ses flancs, ses poumons pour lui couper le souffle. S'il veut mentir, s'il veut déclencher la rage du Dragon, le voilà servi. Il va découvrir à ses dépends ce qu'on apprend en dix mois dans une arène de combat.

Grondant sauvagement, je plaque ma queue entre mes pattes pour la libérer de ses crocs douloureux, et je me retourne dans un soubresaut pour plonger mes mâchoires dans l'encolure de l'obscur loup noir. Un coup de crocs violent dont il se dégage d'un mouvement sec, et ne semblant craindre aucune de mes offensives il me laisse l'attaquer et le charger sans même répliquer alors qu'il a largement la force de me terrasser. J'ignore à quoi il joue, mais la rage en moi boue comme de la lave en fusion, et je ressens l'envie, non le besoin de faire ressortir toute cette colère. Je gronde, claque des mâchoires, fonds sur mon ancien frère de meute pour le percuter de tout mon poids et essayer de le flanquer au sol. Je me retourne vivement pour lui flanquer un coup de bassin avant de faire volte-face pour le mordre une seconde fois. Je me cabre, balance mes antérieures vers son visage pour le lui lacérer, mais il esquive mes attaques les plus dangereuses comme si je n'étais qu'un louveteau inoffensif. La frustration se mêle à la colère pour la changer en un désagréable sentiment d'échec, sensation que je ne supporte pas. Je m'écarte soudainement, le fixe une seconde, et fonds de nouveau sur lui en claquant des mâchoires tout près de son visage. Je l'écrase sauvagement, montre mes crocs devant ses yeux, et si mes grondements sont plus menaçants que n'importe quelle mise en garde, l'ébène n'a visiblement pas l'air de se laisser impressionner par mes sales manières. Il me bouscule violemment, me flanque au sol, et je me relève aussitôt pour le charger encore une fois.

- Regarde les choses en face Isha. Le monde a changé.

Je bondis dans un grondement féroce, le percute de tout mon poids et le flanque au sol. Mais avant que j'aie pu plonger mes mâchoires dans son encolure pour m'acharner et commencer à le dépecer vivant, avant que j'aie pu esquisser le moindre mouvement, Nocturne se retourne pour m'en mettre une bonne et me jeter d'au-dessus de lui. Je grogne, me relève d'un bond, me projette encore dans sa directions. Tous crocs dehors, je capture son flanc et l'attire violemment à moi pour ensuite le secouer avec rage, comme pour le déchiqueter. Encore de violents coups de pattes, encore des griffures mais jamais le loup noir ne s'oppose réellement, il ne fait que me repousser. Il refuse de se battre. Le monde a peut-être changé, mais je refuse de croire que les miens ont trahi celui qui les a tous unis. Je m'esquive à une nouvelle défensive de sa part, me contorsionne et lui mords brutalement le museau avant de me retourner pour m'écarter, comme s'il allait attaquer à son tour. Mais, comme toujours, il continue d'attendre, comme si me passer les nerfs sur lui était prévu, comme si ça faisait parti de son programme. Je m'élance, cours sur quelques mètres pour le rejoindre et le percuter encore une fois. Je plaque mon poitrail contre son épaule pour l'aplatir au sol et l'y maintenir, arrachant des touffes de son pelage sombre à coups de crocs et de griffes rageurs. Mais il ne me laisse pas le tuer, il me repousse presque sans mal pour remettre une distance raisonnable entre nous. Je m'ébroue, faisant danser mon pelage hérissé de colère, et je recommence inlassablement mes assauts. Non, il ne mentira pas sur les miens impunément. Non, je ne croirais pas ses calomnies une seconde de plus. Je ne me ferais pas avoir par ses conneries. Je gronde, claque des mâchoires tout près de son antérieures, glisse dans la boue et me retrouve au sol alors que son corps m'écrase. Je me redresse violemment pour le déstabiliser et reprendre le dessus, mais au fond je sais, je sens que tout ceci n'est que futilité.

Me voilà flanqué au sol comme un vulgaire louveteau auquel on fait la leçon. J'ai l'impression d'être un misérable petit prétentieux qui tente de montrer à son mentor les progrès qu'il a fait, alors que fut un temps j'étais celui qui donnait des râclées aux Hordiens, à Nocturne, pour les former tous au combat. Je gronde, me relève brutalement et me jette sur lui. Hors de question que je laisse tomber, que je m'avoue vaincu. Je lance mes crocs en avant, mordant dans son épaule comme si il s'était agis d'une proie et je l'attire à moi pour lui faire perdre l'équilibre avant de le pousser violemment dans l'autre sens, cette fois pour le faire tomber au sol. Je le surplombe de toute ma hauteur, lui mords sauvagement l'encolure et espère bien l'impressionner, regagner la crainte que je n'inspire plus. Mais l'animal me projette au sol d'un violent coup de ses postérieures dans mon abdomen et j'ai comme la sensation de voler dans les airs, me rattrapant maladroitement dans une cascade douloureuse où mes flancs heurtent le sol avec une force spectaculaire, me coupant le souffle de longues secondes. Mais encore une fois, je m'acharne, bondis à sa rencontre en hérissant le pelage et griffe son dos et son épaule comme un félin, projetant tout à coup tout mon poids vers lui pour le faire tomber de l'autre côté. Je m'écarte d'un mouvement brusque pour esquiver une éventuelle offensive, mais suis déjà de nouveau sur lui et continue de m'acharner à essayer de le mordre encore et encore. Un violent coup de patte dans sa mâchoire me donne une seconde d'avance dont je profite pour me jeter sur lui et le plaquer au sol, cherchant sa gorge de mes crocs meurtriers, mais l'idée qu'il ne mente peut-être pas, qu'il ne me veuille finalement peut-être pas de mal refuse de quitter mon esprit et trouble chacun de mes mouvements pourtant si bien coordonnés par le passé.

La fatigue point alors que l'animal d'ébène s'évertue à me laisser faire tout en esquivant les attaques les plus dangereuses, mes crocs lorsqu'ils sont trop menaçants. Je me pousse vers l'agonie, forçant mes muscles à continuer leur dur entraînement alors qu'ils sortent tout juste d'un combat dans l'arène. Je refuse d'abandonner, de laisser Nocturne gagner et rabaisser les miens sans recevoir la correction qu'il mérite. Je suis trop faible. Pourtant, hors de question pour moi d'accepter de céder. Et même si mon cerveau commence à douter, mes crocs, eux, continuent de se battre. Je continue de claquer des mâchoires dans le vide pour essayer d'attraper mon adversaire alors que ce dernier esquive toujours mes attaques avec une facilité déconcertante. Et alors qu'il me balance un violent coup de patte pour me faire reculer, je m'acharne encore davantage pour le poursuivre et le coller au sol à nouveau. Non mon vieux, tu ne t'en tirera pas comme ça alors que tu dénigre ma famille et tous ceux qui me sont loyaux. Je gronde, me jette contre lui, le renverse mais il tient bon et me percute à son tour pour me coller contre un arbre. Je gronde, me redresse maladroitement, recommence mes assauts alors que mes membres commencent à refuser d'obéir aux ordres de mon cerveau. Je m'élance une nouvelle fois, mais alors que je pensais pouvoir capturer son épaule entre mes crocs et pouvoir gagner enfin cette bataille, voilà que l'animal visiblement agacé par mon comportement, m'envoie valser d'un coup de tête furieux.

- C'bon t'es calmé?

Pourtant calme alors que je peine à me redresser, l'animal s'assied de dos à moi. Comme s'il n'avait pas à me craindre. Comme s'il pouvait ... me faire confiance. Ebété, je reste silencieux derrière lui, à l'observer alors que mon souffle ne semble pas vouloir reprendre un rythme normal. Epuisé.

Encore des mots, et mes poumons qui se vident et se remplissent douloureusement tant l'effort m'est apparu difficile. Comme si je n'avais jamais eu à me battre. Comme si je n'étais rien d'autre qu'un bon à rien, un faible. Je soupire et j'inspire profondément pour tenter de calmer les battements de mon coeur affolé. Nocturne, lui, ne bouge pas. Il semble presque serein, comme si toute cette histoire ne l'avait pas effleuré le moins du monde. Je soupire de nouveau alors qu'il m'assure de me maintenir en sécurité pour les heures à venir. Je sens vaguement la tension dans ses mouvements, dans son attitude, mais je suis trop épuisé pour y prêter attention et, dans un grognement frustré et agacé, je fais volte face pour aller me mettre à l'abris entre les racines d'un gros arbres derrière moi. Je me roule sur moi-même, enfonçant mon museau entre mes pattes pour aller chercher la chaleur au creux de mon ventre, et je jette un dernier regard à mon ancien coéquipier avant de sombrer dans un profond sommeil. Un sommeil agité malgré tout, avec des lueurs de cauchemars et de souvenirs qui s'emmêlent et déstabilisent mon cerveau. Des doutes qui s'insinuent entre chaque rêve douloureux, pour venir frôler mon inconscient et le détruire un peu plus que ce que les hommes ont déjà fait. La nuit va être longue, mais si mon cerveau s'épuise, mon corps lui reprend des forces pour recommencer demain, pour me reconstruire petit à petit et m'entêter à vaincre ce que j'ai perdu, à retrouver ce qu'on m'a volé. Bientôt, ma respiration se fait lente et mon esprit n'est plus qu'un tissu de songes et de lueurs pâles.