Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Je n'avais pas assez à faire. Je n'étais pas assez occupé, voilà qu'on me colle deux marmots dans les pattes, et que je suis chargé de leur apprentissage. Que faire avec des mômes, si ce n'est les regarder s'écraser et mourir faiblement quand le vent est trop froid pour eux ? Il n'y a que Freyja qui soit assez forte pour survivre quand les conditions sont trop rudes. Les autres louveteaux ne valent, à mes yeux, pas le moindre intérêt. Ne pouvait-on pas me charger de l'entraînement de deux adultes en pleine forme et prêts au combat ? Non, il a fallu que je me tape deux créatures stupides et immatures, de ce genre à jouer et à ne rien écouter durant des heures, alors que le temps presse et que la guerre est à nos portes. Je soupire, m'approchant du lieu de notre première rencontre à tous les trois. D'abord, connaître les parents. Histoire de savoir à qui faire l'annonce de deuil dans le cas ou l'un des deux ne tiendrait pas le rythme. Parce que non, je n'ai aucune intention de les épargner. Ils veulent être guerriers ? Eh bien ils recevront l'entraînement de guerriers. Je m'avance sur une pierre plate, légèrement au dessus de la surface, et j'observe les petits qui, à distance arrivent d'un pas tranquille. Comme si nous étions à l'école des louveteaux. Comme s'ils étaient deux bébés de deux mois sur le point d'inventer un nouveau jeu. Je gronde, claque des mâchoires pour les presser. Que croient-ils ? Que nous avons le temps ? Que nous sommes là pour discuter et passer d'agréables moments ensemble ? Ils ignorent fortement à quel point ils se trompent.
- Vous croyez avoir le temps ? Plus vite !
Je les presse d'arriver enfin, de s'asseoir devant moi, de m'écouter attentivement. Parce que les heures qui arrivent seront loin d'être agréables. Nous avons du travail.
La vie chez les Navnik était bien plus différente de celle des solitaires qu'Audric ne l'aurait imaginé. Il y avait les autres loups, la gestion des proies, la hiérarchie. C'était compliqué, c'était fatiguant. Quelque chose auquel le jeune loup peinait à se faire. Plus dur encore, cette haine sourde qui grandissait, cachée au creux de son petit coeur, le poussant à la morosité et à l'agressivité. Il se renfermait, devenait plus irrascible. Toujours patient et silencieux, mais plus mauvais. La part d'ombre en lui menaçait de s'étendre à tout son être. Une lumière subsistait heureusement : Koda. Et aussi, une nouvelle perspective réjouissante : le début de l'entrainement. De louveteau insignifiant, il devenait apprenti. C'était réellement un grand jour, peut-être le plus attendu pour lui depuis que sa mère les avait abandonnés. Il allait être formé, et il pourrait devenir fort. Plus fort qu'aucun autre. Plus fort que Leevi. Mais qui serait son mentor ? C'était une crainte terrible. Il avait observé les loups de la meute, et tout particulièrement Anya, sa mère de lait ; la louve était tendre et douce, et elle n'était pas la seule. L'ancien solitaire en était sûr, jamais il ne supporterait qu'une patte mole se voit responsable de son apprentissage ; déjà, sans qu'il ne s'en rende compte, l'arrogance emplissait ses veines. C'était quelque chose de tout naturel pour lui, puisqu'il avait conscience de ses capacités. Lentement, Audric s'étira. Il jeta un dernier regard aux louveteaux qui l'entouraient, le regard dur mais brillant d'une rare impatience. Zrael. Une louve aux yeux singulièrement verts. Ils se retrouvèrent côte à côte, marchant jusqu'au point de rendez-vous qui leur avait été donné. Audric ne lui adressa qu'une salutation silencieuse, d'un simple regard. Il n'était pas bavard et, s'il n’appréhendait pas un seul instant la rencontre avec son mentor, l'impatience le rendait particulièrement irritable.
"- Vous croyez avoir le temps ? Plus vite !"
Audric releva les yeux ; sur un roc, un grand loup blanc. Il le reconnu immédiatement ; Daren. L'impatience fut plus forte encore mais surtout, l'envie de lui tenir tête. De s'imposer. Audric n'était pas fou et savait qu'il devait le respect à l'animal, mais il lui tardait de pouvoir, un jour, l'affronter. Le dominer. Être le plus fort. Le meilleur. L'ancien solitaire s'assit, face à son mentor, le regard franc et légèrement arrogant, les poils légèrement dressés.
Ouvrir les yeux était difficile. Surtout si tôt, étant donné l'insomnie qui avait perduré il n'y a pas plus tard qu'hier. En âge d'avoir un mentor, l'excitation qui l'avait gagnée n'avait pas favorisé son sommeil. Très mauvais choix, en raison des deux mâles qu'elle devait à présent côtoyer. L'image d'Isha revint dans son esprit, et elle écarquilla rapidement ses yeux. Ce n'était pas le moment de manquer à l'appel !
Quelques minutes plus tard, elle se retrouva à marcher près d'un louveteau, un peu plus jeune qu'elle. Quelle chance. Il allait commencer son entraînement beaucoup plus tôt qu'elle, et aurait donc plus d'expérience ... Non ! Non, non. Si elle redoublait d'efforts, et montrait ses preuves, il ne la dépasserait jamais. Et puis ... Je suis sûre et certaine qu'il ne sait pas encore chasser.
« Vous croyez avoir le temps ? Plus vite ! »
Alors c'est lui ? C'est lui qu'elle devait se coltiner jusqu'à obtenir son statut de Guerrière officielle ? Génial. Il avait l'air bougon dès sa première phrase. Pas commode, celui-là. Elle pivota son museau vers son compagnon de voyage. Il venait de s’asseoir, face au grand loup blanc. Zrael l'imita, posant son regard vers son Mentor. Un masque de marbre recouvrait son visage, alors qu'elle vrillait ses yeux dans ceux, bleus, de ce dernier.
Le premier gamin me fixe avec une telle arrogance dans le regard que je me retiens fermement de descendre pour lui flanquer un coup de patte dans la gueule. Baisses les yeux, mon grand. Tu n'es rien pour moi et tu ignores à quel point ce seul fait te met en danger. La seconde apprentie qu'on m'a collé arbore un visage fermé, comme si rien ne pouvait transparaître sur sa face lupine. Chacun s'assied face à moi, peut-être en signe de respect ou d'excuse, je ne saurais trop dire pourquoi. Mais ils ne gagnent qu'à entendre un nouveau grondement de ma part et, extériorisant mes crocs en retroussant mes babines, je descends de mon promontoire d'un bond agile pour me retrouver juste devant eux. D'abord un regard à la femelle, plus âgée, mais pas plus forte au premier coup d'oeil. Ensuite, un regard au morveux prétentieux que je n'apprécie déjà pas. Je claque des mâchoires tout près de son museau, manquant de peu sa truffe sans le vouloir.
- Tu crois avoir le temps de poser tes fesses ?
Je m'écarte d'un pas et les regarde tous deux.
- Un à ma gauche, l'autre à ma droite. Et plus vite que ça !
Je les observe qui se lève, réfléchissant à la tournure que devront prendre les choses. Un entraînement. Quelle idée stupide.
Il se montrait menaçant. Un petit quelque chose de condescendant. Une lueur qui aurait pu pousser Audric à relever les babines s'il avait été plus stupide - ou impoli, ou inconscient, ou téméraire. Mais Audric, en plus d'être poli et réfléchis, avait parfaitement conscience de ses capacités. Il n'était pas un idiot et, s'il n'était pas plus qu'un louveteau, il savait ne pas être faible. Un jour, il serait fort ; il ne doutait pas un seul instant de ce fait. Tu vas voir. Tu vas voir ce que je vaudrait, après quelques mois. Les mâchoires claquèrent à seulement quelques centimètres du jeune loup, qui sursauta plus de surprise que de peur. Il plissa légèrement les yeux, constatant aisément que son mentor ne semblait pas pris d'amour fou pour lui. Un mentor qui le détesterait ? C'était mieux qu'un incapable. Pourtant, le jeune esprit de l'apprenti peinait à comprendre ; pourquoi cette animosité ? Le mâle blanc attendait-il une soumission totale ? Une quelque marque d'un respect particulier. La hiérarchie était encore floue pour Audric. Daren n'avait rien fait pour mériter son respect. Bien sûr, il était plus vieux. Plus fort. Il avait l’expérience. En ça, il était une figure de pouvoir. L'instinct de l'apprenti lui soufflait cela, lui indiquait que, s'il ne voyait pas quel respect il méritait, il devait lui porter un minimum de considération. De peur. Pour Audric, le respect s'apparentait à de l’estime. Son mentor comptait-il le tenir par la considération et la crainte ? Il ne savait qu'en penser. Alors, je jeune loup se redressa, jetant un regard mi-hésitant, mi-mauvais. Il vint se placer à la droite du loup blanc, plein de questions, d'interrogations, de réflexions. Mais aucune appréhension.
Le regard de Daren glissa sur la jeune Navnik, qui releva le sien afin de le croiser. Ses prunelles bleues reflétaient déjà assez bien la manière dont il traiterait le "coéquipier" de Zrael.
« Tu crois avoir le temps de poser tes fesses ? »
Un claquement sec lui fit tourner la tête. Les mâchoires du grand mâle venaient de raser le museau de son apprenti. A sa grande surprise, il cessa les intimidations envers lui - momentanément, sûrement - et recula.
« Un à ma gauche, l'autre à ma droite. Et plus vite que ça ! »
Audric se déplaça à la droite de son mentor, tandis que Zrael fit de même, mais à sa gauche. Curieuse, elle n'osait pas tellement poser des questions, de peur de paraître trop barbante. Qui sait ? Elle pouvait se faire virer d'un moment à l'autre. En tout cas, c'est ce qu'elle pensait. Ses sens commençaient à s'éveiller, tandis que son attention passait de l'un à l'autre.
Son compagnon d'entraînement n'avait pas l'air commode, et quant à son Mentor, elle pouvait facilement en dire la même chose. Cependant, Daren les faisait travailler. C'était donc naturel qu'il s'impose largement face à eux. Mais Audric n'avait aucun droit pour faire autant preuve d'insolence. La moindre des choses était de se tenir à carreau. D'ailleurs, son mentor n'avait pas forcément envie de se retrouver avec deux apprentis dans les pattes.