Depuis la veille, les épais nuages de poussières nés sous les roues des portes-mort s'élevaient à l'horizon. Mais au début, personne n'avait su de quoi il s'agissait. En équilibre sur les murs écroulés de la chapelle, Leviathan avait longtemps observé le ciel qui s'obscurcissait : ces lourds nuages jaunes, étaient-ces des troupeaux de gibier qui les produisaient en se déplaçant ? Un caprice météorologique de la nature ? Ou étaient-ce les hommes, à l'est, qui s'agitaient un nouvelle fois ?
Que leur promettait le destin aujourd'hui, les dons d'une vie meilleure, ou seulement davantage de ruine et de mort ?
Malgré tout, aucun espion n'avait été inspecter ce qui se passait là-bas ; on était habitués aux caprices du temps, depuis toujours. Une petite tempête de sable, était-ce si surprenant ?

Inconscients, trop fiers, trop arrogants. Les événements s'étaient précipités. Tout avait été trop vite.
A l'aube, les hurlements d'alerte de ceux qui avaient assisté à l'arrivée des hommes avaient réveillé le camp en sursaut. Mais il était déjà trop tard : le soleil se levait sur un monde ensanglanté par les flammes et le fer. Les humains étaient là, montés sur de pachydermiques monstres de métal ; à leur côté couraient des chiens fous aux armures explosives. Le canon des fusils avaient tonné, crachant la mort.
Mais Leviathan n'avait rien vu de tout cela.
A l'aube, il n'avait pas vu le soleil se lever. A l'aube, il était en train comme à son habitude de bondir dans tous les sens en asticotant Miuna, sous le regard de sa fratrie - désespéré chez Alwidd, amusé pour Oreka, envieux pour Rán. D'un bout à l'autre de la chapelle, les louvards, ses amis, vaquaient à leur occupations. Quelques adultes se reposaient çà et là. L'heure de sortir chasser était proche, mais pas encore là. Profitant des dernières minutes durant lesquelles il ne ferait pas semblant d'être grand, Leevi sautait sur sa camarade blanche pour martyriser ses petites oreilles.
Et puis d'un seul coup, le mur le plus proche explosa.

Les rires devinrent des hurlements de panique et de douleur. Percuté par un éclat de roche, Leviathan fut arraché à son amie. Le monde se brouilla, tous les sons furent un instant éclipsé. A terre, le jeune loup chercha vaguement à se redresser, hébété, sans comprendre ce qui se produisait. Autour de lui, c'était la panique : certains corps, il n'aurait su dire à qui ils appartenaient, gisaient sur le sol ; d'autres couraient en tous sens. Les cris étaient assourdissant. Tandis qu'il se relevait, sonné, Leevi vit au loin une monstrueuse machine émerger entre les murs broyés de la chapelle : les tirs commencèrent, les canons crachèrent le feu.
Si l'enfer existe, alors il est descendu ici.
Paralysé de terreur, le louvard accrocha du regard la fourrure de son grand frère Oreka ; sa gueule s'ouvrit pour l'appeler à l'aide - mais une seconde explosion lui coupa la parole. Le souffle de feu le rejeta contre les murs encore debout, et des éclats de pierre criblèrent sa fourrure grise d'entailles sanglantes. Autour de lui, c'était le chaos : les colonnes de pierre s'écroulaient, et son grand frère avait disparu. Le louvard sentit la terreur lui fondre dessus : où étaient les autres ? Et si le souffle de l'explosion les avait tous tués ? Une terrible envie de hurler le saisit alors qu'il s'abritait derrière un lourd débris. Rán. Alwidd. Alwidd. Le jeune loup reprit ses esprit, mais l'espace d'un instant, il ne se sentit aucun courage, et une seule envie : appeler sa mère au secours, appeler son grand frère, appeler Pandémonium, et qu'on l'aide, parce qu'il n'avait aucune idée de comment gérer la douleur, la peur, l'angoisse.
Et puis le courage revint et le frappa en pleine figure. Ses amis étaient en danger de mort. Ses frères et sa soeur étaient en danger. Et lui était encore vivant.
Il ne pouvait pas rester là.

Rampant derrière les décombres, Leevi se mit à la recherche, et d'une sortie, et de ses amis. Il aboya vainement le nom des louvards, Miuna, Audric, Koda, il hurla le nom de Rán dans le tonnerre des cris et des fusillades. Et puis d'un seul coup, il tomba nez à nez avec une truffe toute noire et de grands yeux affolés.
Dieu merci. C'était Alwidd. Seigneur. Leevi inspecta son frère avec inquiétude en essayant d'ignorer le fait que tout son corps lui faisait un mal de chien. Il semblait ne pas être blessé. On ne pouvait pas en dire autant de Miuna qui se tenait à ses côté, le poil à moitié cramé et une vilaine plaie sur l'épaule. Tous deux étaient couverts de poussière et avaient les yeux écarquillés. Leevi savait qu'il ne devait pas être en meilleur état. Sa cuisse le lançait horriblement.
Il se tapit avec son frère et son amie derrière un bloc de pierre, haletant, sans savoir quoi faire. Pourtant ils ne pouvaient rester là. Ils ne pouvaient pas...
Une masse de fourrure blanche entra soudain dans son champ de vision, et il reçut un coup de museau dans les côtes qui le remit debout. Aussitôt, un torrent de soulagement déferla sur le jeune loup. C'était Leikn. Sa mère était venue les chercher : la joie du louveteau n'en fut que plus grande lorsqu'il s'aperçut que sa sœur se tenait au côté de la guerrière blanche. Mais il n'eut pas le temps de s'y arrêter : à travers le brouillard qui obscurcissait encore son ouïe, il entendit sa mère leur demander s'ils avaient vu Oreka. Réponse négative. Il n'eut pas le temps d'entendre celles d'Al et Miuna, car Leikn les poussait déjà devant eux vers la sortie du camp.
Ils durent courir entre les tirs malgré les cisaillement de leurs estafilades. A un moment, alors qu'il sentait ses pattes se dérober sous lui, Leevi fut rattrapé par la fourrure de son frère contre son épaule. Mais tout était trop rapide et embrouillé.
Heureusement, ils se retrouvèrent dehors comme par miracle, d'un seul coup : la lumière du soleil et la vaste étendue vide qui s'ouvrit devant eux donna le tournis au jeune loups gris ; mais déjà ses frères et sœur le tiraient en avant. Dans son dos, Leikn lui aboyait d'avancer. Il se mit à courir avec difficulté, suivant les traces de sang qui imprégnaient le sable.

Et puis un coup de feu claqua, suivi d'un couinement de douleur.

Leevi se retourna à temps pour voir la louve blanche s'effondrer dans le sable. Un cri tout près heurta ses tympans. Il voulut faire demi-tour, mais l'un des louvards le tira dans l'autre sens. Puis des portes-mort entrèrent dans leur champ de vision, et Leikn disparut.
La suite fut confuse. Il se souvenait seulement du martèlement de la douleur dans sa cuisse, du sable qui engloutissait ses pattes, de l'odeur omniprésente du sang.
Et puis il déboula à la suite de ses amis dans les pattes d'adultes de sa meute, apparus dans un coin de la dune comme par miracle.
La suite fut encore plus floue. Il perdit Miuna de vue. Al' aussi. Appuyé sur Rán, il sentit soudain que ses pattes étaient agitées de tremblement irrépressibles. Pas seulement ses pattes d'ailleurs, mais l'ensemble de son corps. Tous ses muscles lui faisaient mal. Il avait l'impression qu'on lui avait cassé la moitié des os. Lorsque le guérisseur, le père d'Audric, un nouveau venu dans la meute, s'approcha, Leevi se rendit compte qu'il balbutiait des paroles sans queue ni tête.
Le jeune loup tenta l'impossible pour se ressaisir et redresser la tête.

« ... et on... on s'est fait tirer dessus ! On a été séparé, faut aller aider ma mère faut... » Il déglutit. Il ne voulait pas penser que sa mère pouvait être... non, non, non, pas ça. « Est-ce qu'Oreka est là ? Vous avez vu mon frère ? Et les autres ? »

Le jeune loup se redressa, s'éloignant de sa soeur pour tenter de regarder autour de lui et estimer combien de ses camardes avaient réussi à s'échapper de la chapelle. Audric, Koda, Miuna, Ahanu, Zrael, Freyja, même la petite Clélia... Ils étaient tous son groupe, ses amis, et quelque part il s'en sentait responsable. Si certains étaient encore prisonnier de cet enfer, il fallait les sortir de là. Il devait...
Soudain, Leviathan eut très froid et la tête lui tourna. Il crut qu'il allait vomir. Ses pattes se dérobèrent sous lui et il se laissa tomber dans le sable, impuissant. Impuissant et faible.

« Même pas mal hein... » Couina-t-il pitoyablement en comprenant qu'il n'arriverait pas à se relever.

Que quelqu'un les aide. Que quelqu'un aille aider maman. Faites qu'Oreka aille bien. Faites que tout le monde s'en soit sorti. Lui ne pouvait rien faire, et c'était peut-être la sensation la plus horrible qu'il ait ressentie de la journée.