Je m'avance entre les ruines de cet endroit que les Hommes chérissaient tant autrefois. J'entends d'ici les voix brailleuses de leurs petits non sevrés, les hurlements des adultes déchaînés alors que les musiques battaient leur plein et que les odeurs couraient partout dans les allées. Aujourd'hui ce n'est plus qu'un amas de ruines empilées les unes sur les autres et plus personne n'a en tête les musiques agaçantes que les bipèdes passaient en boucle dans ce genre d'endroit. J'aurais aimé connaître ces musiques. Les Hommes m'ont toujours fasciné, ils sont si stupides et à la fois si ingénieux. Ils pourraient faire de si grandes choses s'ils savaient se servir de leur tête comme ils savent se servir de leurs pattes ... Mais on ne peut pas tout avoir, n'est-ce pas ? On ne peut pas être doué et intelligent, il faut une moyenne, un équilibre entre le tout et le rien. Je soupire, marche d'un pas lent et observe chaque objet, chaque vestige comme si je le découvrais pour la première fois alors qu'en réalité je les connais tous par coeur. Souvent lorsque je viens, certaines choses ont changé. Des objets ont été déplacés, ou délabrés davantage parfois. D'autres loups passent par ici, et certains laissent une trace plus ou moins visible de leur passage. J'aime imaginer la vie de ceux qui viennent sans que je connaisse leur identité. J'aime penser qu'une louve a des petits quelques part, qu'elle protégerait au péril de sa vie. Qu'un loup porte en lui un malsain désir de vengeance contre sa meute ou qu'un autre, plus subtile, monte les uns et les autres contre leurs Leaders avec patience et tactique.

Aujourd'hui pourtant, je tombe sur une piste bien plus fraîche. Quelqu'un est là, quelque part. Je ne suis pas seul dans cet univers décousu et détruit. Je m'avance prudemment, je guette les effluves et suis à la trace celle qui peut-être se cache. Mais lorsque je la trouve, elle n'a rien de celle qui essaie de semer quiconque. La louve allongée dans les dernières traces de neige qui recouvrent encore notre monde, n'a visiblement pas remarqué ma présence. Je plisse les yeux une seconde, m'assure qu'il n'y a que son odeur qui flotte dans l'air et que je ne suis pas en train de tomber dans une embuscade, puis je fini par la rejoindre en déboulant brusquement près d'elle, lui balançant une gerbe de neige dans un rire sardonique alors que sa tête surprise m'y force. Je m'arrête près d'elle et l'observe, de ce sourire narquois qui m'est caractéristique.

- Ca va pleures pas, j'vais pas t'manger.

Quoi que j'aurais pu, tiens. Quelle imprudente. J'aurais peut-être dû la mordre pour lui apprendre à se méfier davantage de la solitude.

Je ricane encore lorsque la jeune louve s'ébroue pour se débarrasser de la neige et de mon humour avec elle. Comme je l'ai bien eue ! Elle ne s'attendait certainement pas à ça ! Je l'observe quelques secondes alors que la demoiselle fait la maligne, me laissant dans le doute quand à savoir si elle a vraiment trouvé la farce amusante ou si elle se moque de moi autant que je me suis moqué d'elle. Mais après tout, tant que la blague m'a fait rire, je me fiche pas mal de comment elle l'a prend, elle. Peut-être est-elle vexée, peut-être ne le montre-t-elle pas et peut-être, qui sait, je viens de me faire une nouvelle ennemie dont je ne soupçonne pas encore la force et la rancoeur. Mais puisque ma plaisanterie a fonctionné au moins pour le spectacle, je prends le risque des représailles. Quand tout à coup, de la neige m'arrive en pleine face, me faisant inspirer profondément d'un seul coup, surpris à mon tour. Je me redresse brusquement, écarquille les yeux et m'immobilise quelques secondes comme pour chercher à comprendre ce qui vient de se passer. Il me faut de longues secondes avant de comprendre que tout ça vient d'elle. Et si la belle immaculée se permet un sourire condescendant, presque autant que ceux dont j'ai la spécialité, elle n'en demeure pas moins aussi stoïque que j'aurais pu l'être.

- Oups! Ça va pleure pas, ça va sécher. Et tâches d'être plus subtil la prochaine fois si tu veux vraiment faire pleurer quelqu'un !

Je suis un farceur, un petit emmerdeur que tout le monde finit par haïr un jour ou l'autre. Je suis aussi un loup empli de rancoeur qui ne rêve que de vengeance, même si je cache mes désirs sordides sous une couche d'humour et de plaisanteries douteuses. Mais avant tout, je suis aussi et surtout rancunier. Alors, immanquablement, je suis vexé de voir ma propre farce s'être retournée contre moi. Pourtant, sa seule réponse m'arrache un sourire taquin, presque enjôleur. Ah comme ça on prend mes blagues, mais aussi mes répliques ? Sans prévenir, d'un bond lest, je bondis sur elle et la roule dans la neige avant de m'écarter tout aussi vivement pour éviter d'être capturé entre ses pattes ou ses crocs. Je la fixe dans la neige, l'air satisfait.

- Tâches de savoir à qui tu t'adresses avant de faire des blagues !

C'est sur un ton taquin et hautain que je m'adresse à elle, pas le moins du monde agressif mais sachant pertinemment que je suis le meilleur et qu'elle ne m'arrivera jamais à la patte. Si elle veut jouer, j'ai toute la journée devant moi !

Je jappe de surprise alors que la louve me jette au sol et se place au-dessus de moi, me dominant par la même occasion sans que j'en sois offensé. Etrangement, la voir ainsi par-dessus mon corps ne me vexe pas, c'est comme si j'appréciais le jeu en sa présence. Il me faut encore quelques secondes pour me remettre vraiment de la surprise, puis je roule sur moi-même alors qu'elle est toujours postée là-haut, et je rampe pour m'extirper de son emprise sans même daigner répondre à sa question. Je tourne sur moi-même pour lui faire face, sans une once d'agressivité dans le regard mais les muscles tendus, comme si tout à coup elle était un danger potentiel. Mais je n'esquisse pas le moindre mouvement, ni pour continuer cet étrange jeu, ni pour l'attaquer réellement. Je reste là, immobile face à elle, la détaillant de mon regard d'émeraude. Est-elle réellement si spéciale pour que je parvienne à oublier mon quotidien, ma colère, mon puissant désir de vengeance ?

- Je suis celui qui plongera une meute entière dans les ténèbres.

Je lui affiche un sourire fier, redresse la tête et bombe le poitrail pour montrer à quel point je suis déterminé et sûr de moi. Oh la tâche peut paraître ardue, mais je ne suis pas n'importe qui, je suis Isildür. Et la mélodie sinistre de ma vie annoncera bientôt la fin tragique de ceux qui ont osé me trahir.