Me voilà devenue bien plus imposante qu'à mes débuts. Forte, gracile, agile, j'ai tout ce qu'il faut où il faut, tout du moins pour pouvoir me battre et espérer la victoire, ou pour être capable de me défendre. Mais à qui montrer sa fierté quand toute sa famille a déjà été décimée. Je pense qu'en ce monde beaucoup des miens haïssent les humains pour une raison ou pour une autre, mais je dois avouer être particulièrement enragée à l'idée qu'ils aient séparé mes frères et que j'aie été forcée de vivre seule sans le moindre signe de vie de ces derniers. Je grogne, agacée par ces pensées qui me hantent depuis des mois maintenant. Je n'ai eu de cesse de les chercher, partout. J'ai crié leur nom, hurlé pour les rallier à moi mais rien. Rien que le vent et la réponse silencieuse d'un blizzard violent. Maintenant que le printemps revient lentement, que la neige disparait, j'ai peur à chaque pas que je fais de découvrir un corps enseveli depuis longtemps, congelé par l'hiver, cadavre d'un frère. Je soupire. Me voilà plus désespérée qu'en colère, maintenant, et ces sauts d'humeur sont d'un épuisant ! J'avance entre les arbres en fixant le sol, comme si je pouvais miraculeusement tomber sur la trace de patte de mon frère jumeau ou celle, plus petite et légère, de mon cadet. Mais rien. Rien que la terre meuble, les flaques de boue par endroit et un rat. Un pauvre rat morts aux os brisés. Quand, un peu plus loin, les grincements des arbres attirent mon attention. Je me tapis au sol et je m'approche silencieusement, histoire de ne pas tomber bêtement dans un piège humain. Un loup ! Là, au-dessus, un loup !

- Eh ! Un coup de patte, mon ami !?

En réalité ce sont davantage quelques mots pour l'informer de mon arrivée, qu'une véritable question. Il est évident que je ne vais pas laisser l'un de mes semblables mourir d'asphyxie ou pire, capturé par les hommes. Je me relève rapidement, m'avance et observe son piège alors que son corps balance toujours dans les airs. Je suis la corde qui le maintient et je plisse les yeux pour essayer de dénicher son point de départ. Là, un noeud ! Je m'avance, me soulève sur mes postérieures et pose mes antérieures sur le tronc pour tenter d'y voir plus clair. De son point de vue, ça ne doit pas être simple de savoir dans quel sens vont les extrémités de la corde. Je réfléchis quelques secondes et je comprends qu'avec un peu d'adresse, je pourrais peut-être sectionner le piège. Je redescends, lance un regard au mâle. Vu d'ici il n'a pas l'air bien fier ...

- Prépares-toi, la chute risque d'être aussi agréable que la montée ...

Et je n'attends, encore une fois, aucune réponse. Je m'abaisse sur mes antérieures, légèrement, et je pousse brusquement sur mon arrière-train pour me propulser dans les airs. Je tends le cou aussi loin que je le peux, essayant d'attraper la corde entre mes crocs pour la couper. J'échoue une première fois, mais n'abandonne pas pour autant et je continue ainsi de sauter dans les airs comme si j'étais un lapin, jusqu'à sentir entre mes crocs l'épais cordage qui maintient prisonnier mon semblable. Malheureusement pour moi ce n'est pas en un coup de crocs que le piège mourra ... Je relâche ma prise et atterris sur le sol d'un bond lest, avant de chercher une autre solution. Alors, concentrée dans ma tâche, agissant dans le plus grand silence, me voilà en train de grimper maladroitement à un tronc d'arbre pour aller y ronger une corde. Lorsque j'entends le fracas de son corps qui s'écrase sur le sol, j'abandonne mon équilibre précaire et me laisse tomber en arrière et roule dans la poussière comme une louvette maladroite, prenant quelques secondes au sol pour reprendre mon souffle.

- Ca va, derrière ?

Je renverse ma tête pour mieux le voir, l'observant encore à l'envers du fait de ma position.

Couchée là sur le dos, le regardant la tête renversée en arrière, j'observe chacun de ses mouvements et la prudence dont il fait preuve pour se redresser me laisse croire qu'il n'a pas tant que ça apprécié l'issue de sa rencontre avec l'humus. J'affiche un sourire amical, étirant mes babines en une douce ligne horizontale. Son tempérament me plait bien, calme et réfléchis, visiblement reconnaissant de mon aide. Pas que j'appelle aux remerciements et à la gloire, je l'aurais aidé même s'il m'avait envoyé paître. Mais je suis contente, pour une raison que j'ignore, de l'avoir rencontré. Il est des loups comme ça, qu'il vous est agréable de voir même lorsqu'il ne s'agit que d'une première fois. Après de longues secondes d'un silence qui pourrait lui sembler pesant, je roule sur moi-même et me redresse enfin. Je jette instinctivement un coup d'oeil à mon pelage immaculé devenu sombre de poussière, et je m'ébroue énergiquement pour me débarrasser du plus gros des saletés qui l'encombrent. Il serait tout de même dommage de rester en piteux état alors que ma Bonne Action du jour se tient droit devant moi et qu'il a tout le loisir de voir chaque épis dans mon pelage habituellement soyeux et propre. De mes orbes émeraude je détaille son visage, son corps et la force qui roule sous sa peau. Nul doute que ce piège aura été une simple erreur de calcul, je doute qu'un loup tel que lui puisse tomber dans un piège aussi bêtement alors qu'il est manifestement de ces guerriers puissants et loyaux. Un preux chevalier ? Pas aujourd'hui, en tout cas, mais ce n'est pas là l'objectif de ma vie.

- Je t'aurais détaché même si tu avais été mort. Hors de question que les Hommes ne touchent aux miens.

Je pourrais peut-être paraître froide ou étrange. Après tout il n'est pas mort alors pourquoi parler de ce qui n'est pas ? Mais les Hommes m'évoquent une telle haine ... Difficile de ne pas la laisser ressortir dans mes pensées directes. Je redresse vers lui un sourire jovial, comme si je pouvais d'un regard lui faire oublier mes déboires funestes.

- Mon nom est Shiro, Sentinelle Navnik.

Il hésite un court moment, et c'est sans surprise que j'attends qu'il se décide. Probablement doute-t-il de ma sincérité, peut-être se méfie-t-il de moi. Nous ne sommes pas de la même meute, son pelage ne porte pas l'odeur des miens. Peut-être devrais-je moi-même me montrer plus méfiante envers les étrangers, mais pourquoi pourrait-il être un ennemi alors que je lui ai peut-être sauvé la vie ? Non, je refuse de croire que mes propres semblables pourraient vouloir me nuire alors même que j'ai risqué mon existence pour eux. Et alors qu'il se présente comme étant le Prince Esobek, je comprends. Bien sûr qu'il a des doutes. Pourquoi viendrais-je en aide au fils de ceux qui ont voulu détruire ma propre famille ? Pourquoi n'aurais-je aucune mauvaise intention en me présentant à lui alors qu'il est l'héritier-même de ceux qui ont été nos bourreaux ? Mais en réalité, tout ce que je me demande, c'est pourquoi je lui voudrais du mal ? Oui, la grande guerre a affaibli les miens et m'a fait perdre beaucoup parmi ma meute. Mais il est un loup, et nos ennemis ne sont pas nos semblables mais bien les bipèdes et leurs chiens de métal. Nous n'avons pas le temps pour la rancoeur et les regrets. Ce qui est fait est fait, il est inutile de ressasser le passer alors même que nous ne pouvons pas revenir en arrière pour changer les choses. Si les siens ont cru être supérieurs aux miens, ils se sont trompés. Nous sommes tous des loups. Tous des êtres dignes de vivre en ce monde, et ce ne sont pas les nôtres que nous devrions combattre, mais bien nos véritables ennemis envahisseurs.

- C’est quand même une sacrée chance qu’on se soit croisé !

Son attitude me fait sourire, sa manière d'éviter la boue de justesse m'arrache une grimace amusée. Je m'éloigne d'un pas en cherchant de mon regard émeraude une place où me poser à mon tour, mais finalement reste debout. L'idée de m'asseoir pour bavarder me met mal à l'aise, autrefois je ne discutais pas avec les autres, je partageais ma vie et mes journées avec mon frère qui ne laissait personne m'approcher. Je laisse passer un léger soupire entre mes babines sans me départir de mon sourire amical.

]- Une sacrée chance pour toi, tu veux dire ?

Un court silence, je laisse passer un instant avant de continuer sur le même ton amusé.

- C'est un honneur d'avoir sauvé la vie d'un Prince.

Je lui lance un regard taquin, espérant au dernier moment qu'il ne s'en vexera pas.

Je crois bien qu'il se vexe, parce que s'il n'esquisse aucun mouvement offensif, je vois clairement sur son visage qu'il n'est pas satisfait de ce que j'ai dis. Je reste silencieuse, distante, mon sourire disparaissant de mes babines alors que le mâle brun me raconte une partie de ce qui fait son histoire. Suivre Isha ? Ce fameux fondateur disparu dont je n'ai que bien peu entendu parler ? Je ne connais que des rumeurs à son sujet, et ignore tout de ce qui a concerné sa mort. Lui, en revanche, et son regard brillant d'une rancoeur certaine, en sait bien plus long sur ma meute que je n'en apprendrais probablement jamais. Un ancien Navnik devenu Prince Esobek. Si sa meute a voulu nuire à la mienne, dans quel camp était-il ce moment-là ? Je m'approche un peu plus de lui, fixant mon regard dans le sien, comme s'il détenait les clés d'un monde longtemps rêvé.

- Parles-moi de lui.

Lui, ce mâle dominant que je n'ai pas connu et qui a pourtant affecté bon nombre de loups. Cet animal puissant qui a laissé son nom dans l'Histoire et que personne n'oubliera, à défaut de ne plus parler de lui. Ce sombre personnage si mystérieux, fondateur des miens et si rapidement enterré par sa propre compagne. J'ai cru comprendre qu'il avait disparu à l'époque, avec son propre fils. Atom, qui aujourd'hui est de nouveau parmi les Navnik, aurait alors laissé la meute entre les pattes d'Helya et d'un autre loup que je n'ai jamais vu, pour disparaître à son tour dans les montagnes. Elle est redescendue parmi les mortels depuis peu, quelques semaines tout au plus, et aujourd'hui le mystère reste entier sur son défunt compagnon. Mais aujourd'hui, les légendes deviennent réalité dans le regard flambant du Prince Esobek. Peut-être l'ennemi potentiel en sait-il plus sur ma propre meute, que tous les Navnik que j'ai rencontrés depuis mon arrivée. Je veux savoir. Je veux connaître les raisons qui l'ont poussé à partit, être certaine des choix que j'ai fais.

J'écoute l'histoire d'un Roi avec attention. J'entends les mots comme autant de larmes, comme autant de lames dans le coeur du loup qui me fait face. Isha n'est pas seulement le fondateur d'une meute parmi toutes les autres. Il est pour Fjorgur celui qui lui a permis de démarrer sa vie, comme un parent le doit à son petit. Il n'est pas seulement un Alpha mort dans de mystérieuses et tragiques circonstances, il est un pilier effondré par la force du Destin et il laisse derrière lui des ruines encore bien puissantes, malgré le silence qui pèse désormais autour de son nom. Alors que le mâle raconte, je me sens comme transportée dans un univers que je n'ai pas connu, et j'ai le sentiment de ressentir les douleurs et les joies que Fjorgur a ressenti à chacun de ces moments qui ont fait de sa vie ce qu'elle est aujourd'hui. Je vois les silhouettes de deux mâles qui se veulent plus puissants l'un que l'autre et qui, pourtant, repartent chacun d'un côté sans se douter que leur histoire ne fait que commencer. Je vois l'ombre d'un être puissant qui se profile devant moi et je ressens la même crainte que Fjorgur alors que le Hordien lui a fait face dans les tunnels. J'ai même l'impression de ressentir ce même soulagement, cette même satisfaction narcissique alors qu'on me donne de l'importance, enfin. Alors qu'on m'offre une raison d'être, un but dans ma vie. Fjorgur n'a pas seulement apprécié Isha. Il ne l'a pas seulement suivi. Il ne lui a pas seulement obéis aveuglément comme un subordonné. Il l'a non seulement respecté et admiré, mais il l'a aussi aimé comme un membre de sa famille, parce que c'est ce que cette Légende à été pour le Prince : une famille. Un long silence pèse entre nous alors que les derniers mots s'évaporent dans l'air en même temps que les larmes du Prince. Je ne l'ai pas quitté des yeux, je n'ai pas esquissé le moindre mouvement et je n'ai pas laissé se profiler le moindre mot. Et puis, enfin, comme une expiration naturelle, sans avoir rien réfléchis et sans avoir davantage cillé, je lâche calmement :

- Es-tu sûr de la place que tu as choisi, Prince ? Je ne suis qu'une humble Sentinelle, mais si tu veux mon avis, le loup que j'ai en face de moi n'est pas celui qu'il prétend.

C'est un digne et fier Navnik que je regarde et qui fuit mon regard avec autant de ferveur. Et peut-être, s'il fuit mon regard, n'est-il lui même pas certain de ce qu'il est réellement. L'on peut prétendre à un titre et sentir au fond que notre place est ailleurs. peut-être l'ignore-t-il, mais pour ma part je suis persuadée que son coeur sait où il veut aller, qu'importe où son cerveau l'a traîné pour l'heure ... Pourtant je ne mets pas de mots sur les ressentis qui dansent dans ma poitrine, parce que je sais qu'il est difficile de faire sa place et qu'il l'est encore plus de prendre confiance et d'être certain de la voie qu'on se choisit. Fjorgur est un loup adulte. Jeune et naïf, je le vois dans ses yeux, mais il est assez grand pour se rendre compte de ce qu'il fait et pour assumer ses actes. Je l'observe en silence, reste à distance sans être trop loin, comme si je lui disais sans les mots, que je suis là peu importe que nous soyons des inconnus ou des ennemis. Il est un loup. L'un des miens, peu importe son titre et sa meute.

Je suis sûre de moi, mais lui l'est beaucoup moins de lui-même et je le vois. Il doute, se pose des questions. Mais, au moins, j'ai fais ma part. Il sait. Il sait que les portes lui sont ouvertes, que lorsqu'il voudra reprendre sa place de Navnik, elle l'attendra toujours. Et dans toutes ses espérances, je sens que la vérité est proche. La trahison d'une louve Alpha, la disparition d'un Roi .. Rien de tout ça ne peut rester indéfiniment sans réponses. Un jour, Fjorgur saura. Un jour, toutes ses questions, toutes les hésitations qui le nourrissent et le hantent, trouveront leur échappatoire, leur issue. Mais pour l'heure, le jeune mâle décide de prendre la fuite, de s'échapper de cette mise à nue. Je le regarde, les yeux empli d'une désolation sincère. Il est difficile d'accepter ce qui est vrai. Il est difficile de renier ses origines, d'accepter de croire en ses propres convictions. Il est difficile de croire en soi. Je soupire doucement, cligne lentement des yeux alors qu'il s'éloigne déjà. Et lorsqu'il se retourne pour un dernier au revoir, je lui fais un signe de tête poli, lui lance un regard doux, et me promets en silence que je le retrouverais un jour. Lorsque les questions qu'ils se posent auront trouvé leurs réponses chez moi, chez nous.