J'aime me prélasser. J'ai beau être en quelque sorte addict au sang et à la force brute, je n'en suis pas moins un être qui aime la détende malgré tout. Mais, après m'être prélassé de longues heures durant, là couché sur le flanc, je décide de passer à autre chose. J'ai besoin de bouger, besoin d'action. Alors je me relève et je quitte mon piédestal d'un pas tranquille. Je renifle alors l'odeur de ma soeur, que je n'ai pas vu depuis un petit moment déjà. Immédiatement, je la prends pour cible. Je pose ma truffe au sol et je cherche sa piste, trottant derrière les traces qu'elle a laissé sur son passage. Je souris à l'idée que je suis le prédateur et elle la proie, elle ne va pas apprécier. Je redresse finalement ma tête et hume les odeurs qui traînent, jusqu'à trouver le chemin parfait. Je commence à galoper, cherche des yeux la silhouette sombre de ma soeur, et la découvre finalement à quelques centaines de mètres de là. Je fonce dans sa direction, ralentis avant que le son de mes pas puisse danser à ses oreilles, et je me couche au sol pour ramper en me rapprochant d'elle. Alors que je me trouve dans son dos, je plisse les yeux. Vais-je l'attaquer, là comme ça ? Non, un peu de subtilité. Brutalement, j'escalade un amoncellement de bois mort derrière la tanière des bipèdes, et je grimpe sur le toit en quelques efforts pour la surprendre de l'autre côté. Je reste là, au-dessus d'elle, à la toiser comme si j'étais un monstre assoiffé de sang et de mort.

- Alors ma belle, on flâne ?

Je l'observe en silence, souriant à ses mots sans pour autant y répondre. Elle me cherche, me nargue, et si elle m'a manqué, nul doute que je lui ai tout autant manqué. Je m'approche un peu plus et détaille chacun des muscles qui dorment sous sa peau épaisse. Elle est sacrément bien entraînée, la p'tiote. Elle a trop grandi, trop progressé, et je suis vieux et faible en comparaison. Mais je m'en fiche. Face à elle je ne courrais jamais le moindre danger. Pourtant, alors que la distance diminue entre nous, je plisse légèrement les yeux et étirant mes babines d'un rictus sadique. Et brutalement, sans prévenir, je bondis sur ma soeur pour la plaquer lourdement au sol et plonger mes mâchoires dans son encolure, la maintenant au sol aussi longtemps que possible malgré mes forces bien moins haute que les siennes. Je grogne d'amusement, et je relâche ma prise alors que je me sais trop faible pour la tenir davantage. Je pars en courant, m'écrase derrière un arbre pour m'y cacher, et je guette le moindre de ses mouvements en attendant qu'elle réplique. Une partie de cache-cache, petite soeur ?

La louve sombre s'élance à ma poursuite, j'ai le temps d'entendre ses galopades acharnées dans la poussières de là où je suis planqué. Mais je ne lâche pas prise, je reste tapis au sol en pensant pouvoir m'en sortir. Malheureusement, ma jeune soeur me déniche sans la moindre difficulté et me surprend même en claquant des mâchoires tout près de mon visage. Je recule vivement, par réflexe, et bondis hors du trou pour percuter Delta de toutes mes forces avant de m'élancer en avant. Une course poursuite débute, et je détale à toutes pattes la queue sous moi comme pour me faire plus petit. Je lance mes antérieures aussi loin que possible et je frappe le sol de mes postérieures le plus fort que mes muscles me le permettent. Peu importe le temps que ça prendra, un jour je saurais rattraper ma soeur et récupérer le retard accumulé par mon âge. Je souris en coin, et je comprends bientôt que la course a assez duré. Je ralentis, Delta également, et nous finissons par être côtes à côtes en silence, à nous regarder dans les yeux. Je crois que de ma vie, je n'ai jamais tant aimé personne d'autre que Hassan et elle. Ils sont ma vie, ma raison d'être, la flamme qui me donne l'envie de me lever le matin et qui me pousse à me battre jusqu'au soir. Je m'approche d'elle, tout près, et je mélange les pelages de nos poitrails en ignorant d'abord sa remarque, l'enlaçant dans un élan d'affection sincère. Et puis, lentement, je recule et l'observe quelques secondes, réfléchissant enfin à mes derniers allers retours pour justifier cette odeur que je porte et qui dérange ma petite soeur.

- Oh, ce doit être l'odeur de l'une de mes supérieures. Je me suis entraîné avec elles récemment.

Je lance un coup d'oeil à ma soeur qui semble troublée, et j'affiche un sourire taquin.

- La jalousie oserait-elle marquer ton visage, petite soeur ?

Mais je sais bien que non, Delta n'est pas une louve jalouse. Dangereuse, probablement folle à lier autant que moi, mais pas jalouse. Elle ne s'attache pas assez pour ressentir ce genre d'émotions.

D'abord le silence, puis son contact doux et rassurant. Il n'y a que pour moi que je connaisse Delta si tendre, si aimante. Delta qui haie tout le monde, Delta qui tue et massacre. Delta qui prend plaisir à la torture. Je souris tendrement. Si Hassan est fou et aussi mauvais que nous, c'est en Delta que j'ai trouvé la louve de ma vie, ma tendre et dévouée petite soeur. Je pose ma tête sur la sienne et ferme les yeux un instant pour profiter de son contact qui me manque tant lorsqu'elle n'est pas là. Mais, rapidement, je décèle quelque chose d'inhabituel dans l'attitude de ma soeur. Une distance, une hésitation, peut-être un mélange d'appréhension et de doute qui me dérange. Je recule légèrement et je la regarde un instant, détaillant son visage pour y trouver quelque chose de nouveau.

- Peut-être bien ... ne le serais-tu pas si je portais l'odeur d'un autre mâle ?

Je pose sur elle un regard protecteur et attendri. Petite louve est devenue grande, mais demeurera à jamais la louve de ma vie. Je lui colle un léger coup de museau et je frotte ma truffe à la sienne dans une étreinte douce.

- Non, parce que je sais que toutes les odeurs que tu peux porter sont celles de tes victimes, et je t'aime avec ta folie meurtrière et tes pulsions sadiques.

Mais quelque chose cloche. Quelque chose ne va pas et son regard me le dit, me le hurle en silence. Je la détaille alors qu'elle s'apprête à me faire une révélation qui, je le sens, est de la plus haute importance. Je prends un air grave, écoutant avec intérêt chacun des mots qu'elle voudra prononcer désormais.

- Qu'est-ce qui se passe, petite soeur ?

Si quelqu'un lui a fait du mal, si n'importe qui, même un Navnik, à osé toucher ma soeur ...

L'inquiétude marque mon visage alors que ma soeur décide de se poser au sol, comme si notre entrevue ne faisait que commencer. J'inspire doucement, emplissant mes poumons d'un air chaud et moite, désagréable. Puis, au signal de ma soeur, je l'imite et me couche au sol, collant mon corps au sien malgré la chaleur des lieux. Je soupire et enfouis mon visage dans son encolure quelques secondes, juste le temps d'aspirer une longue bouffée de son odeur, comme pour m'assurer qu'elle est bien là, à mes côtés. J'ignore encore ce qui s'est passé, mais il est certain que plus jamais on ne pourra nuire à ma soeur sans que j'en fasse payer les conséquences au coupable. Alors, seulement, elle entame son récit, le long périple qu'elle a vécu, sans moi. J'écoute attentivement, j'imagine chacune de ses souffrances, chacun de ses doutes, et je ressens la douleur de la jalousie me serrer le coeur lorsque j'entends certains passages. Une louvée aimée, un mâle profiteur dont je retiens le nom dans un coin de mon esprit. Mort. Quand je le trouverais, il sera mort. Une adoption ? Je grimace. Sont-ce ses émotions de l'époque qui l'ont perturbé et l'ont empêché de faire ce qu'elle aurait toujours fait ? Peu importe, je respecte ses choix aussi étranges soient-ils.

- Cette nuit là, aussi longue que douloureuse, j'ai vu la mort. Et je l'ai supplié de partir.

Dans un profond soupire, je cache ma peine en enfouissant mon museau dans son pelage. Je reste silencieux de longues secondes, peut-être même quelques minutes, avant d'enfin relever mon regard vers celui, vairon, de ma petite soeur.

- Je n'aurais pas dû te laisser partir de ton côté. Je n'aurais pas dû m'en aller, petite soeur ... Je suis désolé ...

Par ma faute, parce que je n'ai pas été là pour la protéger, pour veiller sur elle ... Parce que j'ai préféré donner ma force à d'autres, elle a fait face à la mort ...