La meute était éprouvée. Pendant une bonne partie de la journée, elle avait fait le transfert jusqu'à leur nouveau refuge, évitant parfois de justesse les larmes du Soleil, ces pluies tueuses et dévastatrices qui les avaient forcés à tout quitter brusquement. Aucune mort n'était à déplorer, pour l'instant. Pour l'instant. Daria, exténuée, s'était pourtant forcée à partir à la chasse. En déplaçant le garde-manger, des proies furent abandonnées soit parce qu'elle étaient trop imposantes, soit parce qu'il avait fallu fuir les sangs. Daria n'avait pas belle allure. Son pelage était en bataille et par endroit brûlé, ses pattes écorchées et son regard d'habitude de glace était las de voir le malheur s'abattre sur son clan. Pourtant une chose chez le bras-droit était restée intact : sa détermination. Et sa présence en ce lieu lugubre en était la preuve. Daria ferait tout pour sa meute. En cette soirée, elle souhaitait trouver de quoi remplir un temps soit peu le garde-manger. Pourtant, l'humidité et la lourdeur des lieux ne facilitaient pas la recherche. Par ici, on trouvait des sangliers, des renardes, des ragondins et parfois des chevreuils. Peu importait ce qu'elle trouverait, du moment que la proie soit comestible.

Daria huma l'air aux mille senteurs. Sans se presser et surtout car la fatigue la tenait en proie, Daria parcourut les terres sombres et boueuses du marécage, glissant parfois dans les taillis ou les roseaux. Bientôt, elle se retrouva les pattes pleines de vase verdâtre aux relents peu agréables. Cependant, elle ne se découragea pas. Il devait bien y avoir du gibier, par ici. La louve renifla de longues tiges humides, gratta la terre en quête d'une empreinte ou d'une odeur susceptible de l'intéresser. L'effluve d'un être qu'elle reconnaîtrait entre mille flottait vaguement dans l'air : celle de l'humain. La menace n'était pas imminente car en réalité, elle provenait d'un endroit à quelques kilomètres vers le nord, estima-t-elle. Elle ne préféra pas s'attarder sur ce chemin et s'en retourna vers les profondeurs du marais.

Après quelques pas, Daria trouva enfin une piste. Celle d'un sanglier ; une femelle précisément. Tout excité à l'idée de servir une telle proie à sa meute, le bras-droit Esobek suivit la piste en évitant les bruits de succion désagréables de la gadoue et les glissades. Après une petite trotte, elle dénicha enfin la bête. Enorme, paraissait-elle. L'animal était occupé à chercher des glands sous les racines d'un chêne centenaire. Le nez plein de boue, elle ne devait probablement pas flairer la louve. Daria s'approcha lentement du sanglier. Rapidement pourtant, le cochon sauvage aperçut Daria et déguerpit. Puisant dans ses dernières réserves d'énergies, cette dernière pataugea dans la bourbe pour rattraper sa proie. Les herbes folles lui fouettaient le museau mais Daria ne voyait qu'une chose : ce sanglier qui tentait de lui échapper. Par inadvertance, l'animal glissa dans la pente qui menait vers l'eau marécageuse. Saisissant sa chance, la louve sauta sur le dos du sanglier et lui attrapa la gorge. En un rien de temps et bien que la bête se fusse débattue vaillamment, elle s'effronda. Avec peine, Daria traîna son butin jusqu'en haut. Reprenant haleine, elle aperçut de petits yeux sombres sortir de l'eau. Un frisson parcourut son échine et fit se dresser ses poils calcinés. Il s'en était fallu de peu pour que cette mystérieuse bête ne les attaque, elle et sa proie.

Daria aurait espéré trouvez une autre proie à ramener à sa meute. Tandis qu'elle avait déposé son sanglier dans leur refuge, elle était revenue sur ses pas pour tenter de dénicher un renard ou un lapin ; autrement dit, une proie facilement transportable. Elle parcourut le marais et alla jusqu'à s'enfoncer dans les eaux sombres et polluées, mais le gibier ne se montrait pas. Tandis qu'elle plongeait la truffe dans l'eau sale, un bruit sourd fit claquer la surface du marais. Surprise, la louve releva la tête et scruta les alentours. Rien. Méfiante, Daria préféra reculer pour avoir une issue si une quelconque bête hostile venait à surgir du marécage. Et alors qu'elle abaissait sa truffe à terre tout près de la vase gluante, des gros "splash" secouèrent la surface de l'eau et une sorte d'énorme lézard se précipita sur elle. Tandis qu'elle reculait vivement pour prendre la fuite, elle eut le temps d'apercevoir les gigantesques et menaçants crocs de l'animal. En titubant et en glissant, la louve s'éloigna le plus possible du bord de l'eau. Elles se retrouva couverte de boue et trempée. Lâchant un grondement d'indignation, elle s'en voulut d'avoir été aussi idiote. Elle put apercevoir le prédateur l'observer de ses petits yeux jaunes avant de retourner à l'eau. Frémissante, elle se dirigea vers la Ville en Ruine, bredouille.

Daria tenta pour la dernière fois sa chance dans cet endroit hostile. Cela faisait la troisième fois qu'elle s'aventurait dans ces terres boueuses, et sa dernière rencontre ne lui fut pas fort agréable. L'idée de se faire croquer la queue par un animal deux fois plus gros qu'elle ne l'attirait gère. Aussi, tandis qu'elle marchait péniblement dans les eaux visqueuses et croupies, elle fit le moins de bruit possible. Un essaim de moustiques tourbillonnait près d'elle. D'un coup de tête furieux, elle tenta de se débarrasser des insectes, en vain. "Si ça continue, pensa-t-elle, c'est moi qui vais servir de nourriture aux nuisibles !". Une brume épaisse limitait sa vision aux quelques herbes devant elle. Pourtant, une odeur alléchante se fit bientôt sentir dans le bayou. Malheureusement pour elle, ce fumet se situait près de l'eau marécageuse. La louve s'arrêta. Que faire ? Renoncer ? Alors qu'elle avait la possibilité de ramener une proie de plus ? Certainement pas. Le monstre aux petits yeux verrait ce qu'il verrait s'il pointait de nouveau le bout de son ignoble museau recouvert d'écailles verdâtres.

D'un pas décidé et souple malgré la bourbe qui entravait ses pas, Daria s'enfonça entre les roseaux et s'accroupit. Elle aperçut près de la berge une belle poule d'eau grassouillette et ses deux petits. Avec insouciance, elle grattait le sol à la recherche de graines tandis que ses poussins la suivait de près. Le bras-droit porta son regard sur l'eau du marais. Pas une onde ne venait troubler la surface de l'eau. Espérons qu'il s'agissait d'un bon présage, et que l'animal aux féroces crocs ne se présenterait pas de sitôt. Saisissant sa chance, Daria bondit. La poule piailla, bientôt imitée de ses bébés. La louve réussit à saisir entre ses crocs la mère, mais cette dernière se débattit vivement en poussant des cris affreux. Daria aurait tôt fait d'attirer l'attention si sa proie ne se taisait pas. La poule donna de grands coups d'ailes et réussit à échapper à la puissante mâchoire de son prédateur. Rapide, Daria la rattrapa quelques mètres plus loin tandis que la mère courrait vers l'eau et lui ôta la vie. Les poussins, affolés, se jetèrent à l'eau et nagèrent le plus loin qu'ils purent. Daria prit sa proie et partit se cacher dans les hautes herbes, laissant derrière elle une traînée de plumes et de sang. Alors qu'elle reprenait son souffle, un drôle de bruit fit claquer l'eau. Le sang de la louve se glaça. C'était la bête. Elle vit les deux petits disparaître dans la gueule béante de l'animal. Le poil ébouriffé, Daria déguerpit avec sa poule d'eau.