Il avait traîné sa proie fraichement capturée à l’abri des regards, sous un buisson au feuillage épais. Là, il était certain que personne ne viendrait lui chercher des noises. De toute façon, peu de loups se mesuraient à lui en règle générale. Sauf les plus forts, ces lâches. Le lièvre lui restant sur l’estomac, il n’attaqua pas immédiatement la chair grasse du faisan qu’il venait de tuer, préférant se laisser aller à une heure de paresse bien méritée.
Au terme de cette sorte de sieste, la soif commença à s’éveiller dans sa gorge sèche. Il se leva, s’extirpant de sa cachette pour partir en quête d’eau, abandonnant sa proie durant quelques minutes. Il s’étira paresseusement, lâchant un bâillement de toute l’amplitude de ses mâchoires et… il roula brutalement sur le sol. Quelque chose de dur venait de le percuter de plein fouet, et l’avait envoyé valser comme une vulgaire pomme de pin. Il se releva aussitôt, le pelage hérissé et grondant sourdement bien qu’un peu sonné par le choc. Il se retourna juste à temps pour apercevoir une silhouette canine filer droit à travers les arbres. Un rapide coup d’œil vers sa cachette suffit à lui faire comprendre que cet animal venait de lui voler sa proie. Ni une ni deux, sans même réfléchir, Pandémonium s’élança à sa poursuite. Hors de question de laisser ce malfaiteur impuni ! Il allait payer, et même très cher, le luxe du vol qu’il venait de commettre.

Le jeune loup galopait derrière le canidé inconnu, dont l’odeur ne lui disait rien du tout. Il ne s’agissait pas d’un loup, c’était certain. Il pouvait apercevoir des plaques de fer posées sur le corps de l’animal, mais impossible de voir sa face puisqu’il était derrière lui. Que pouvait-il bien être ? Pandémonium força l’allure, allongeant ses foulées et poussant davantage sur ses membres. Il n’allait pas repartir bredouille, quelle que soit cette bestiole ! Le jeune loup, qui n’avait aucune charge, gagna du terrain après plusieurs minutes cependant : le fuyard était tout de même rapide. Ses poumons brûlaient et son cœur battait la chamade dans sa poitrine, mais son obsession pour le voleur l’empêchait de flancher. Encore quelques foulées supplémentaires, et il parvint à atteindre les postérieurs de l’animal non identifié. Une cuirasse lui couvrait la croupe, et dissuada Pandémonium d’y planter les crocs : il se contenta donc d’envoyer un coup de patte adroit dans les postérieurs du poursuivi, dans l’espoir de le faire chuter.

La tentative de Pandémonium fut un succès : le voleur tomba lamentablement mais se redressa bien vite, bien plus promptement que ne l’avait escompté le jeune loup. Lorsqu’il arriva à sa hauteur, l’étrange animal lui faisait face. Instinctivement, les poils du Dragon se hérissèrent sur son échine, aussi bien de surprise que de peur. Cet animal – si c’en était un – était effrayant : sa face était recouverte de plaques d’acier, à travers lesquelles on pouvait apercevoir deux yeux écarquillés par la peur. Son corps, constitué lui aussi d’une armure de métal, était d’une maigreur incroyable. Le jeune loup hésita sur la marche à suivre. Pouvait-il réellement se mesurer à une créature pareille ? Avait-il seulement la moindre chance ?
Cette hésitation suffit au chien pour faire demi-tour et pour s’enfuir à nouveau à toutes pattes. Pandémonium lâcha un juron, et s’élança à nouveau à toute vitesse derrière l’étrange cabot. Le métal l’alourdissait visiblement, et le jeune loup avait pu voir son essoufflement quelques secondes plus tôt : il ne mit pas bien longtemps à le rattraper, en quelques longues et félines foulées. Mais plutôt que de le faire chuter à nouveau, Pandémonium força encore l’allure une fois arrivé à sa hauteur. Il le dépassa de plusieurs longueurs de queue, avant de faire brutalement demi-tour et de lui faire face, l’obligeant à freiner brutalement. Le poil hérissé et l’œil flamboyant, le jeune loup fixait l’inconnu dans un grondement continu et menaçant.

« Tu devrais pas jouer à ça avec moi. Rend-moi ma bouffe. », lâcha-t-il d'un ton agressif.

Le chien n'avait pas l'air bien courageux, peut-être qu'un peu d'intimidation suffirait à lui faire abandonner sa mission...

Le louvard fut très décontenancé par l’attitude du chien. Malgré sa menace et sa tentative d’intimidation, le voleur – qui semblait pourtant terrorisé – refusait de lâcher la proie. Il ne tentait rien pour lancer une bagarre, et se contentait d’arborer une posture soumise, sans pour autant obéir à la demande de Pandémonium. Ce dernier ne savait plus que faire face à ce comportement trop étrange. Il fallait se battre ou obtempérer, pas simplement le regarder avec des yeux larmoyants en espérant quoi ? Qu’il ait pitié !? C’était mal le connaître ! Le jeune loup aurait sûrement trouvé la situation cocasse s’il ne s’agissait pas de sa nourriture dans la gueule de l’ennemi. Il se rapprocha, le poil hérissé, grondant de plus en plus intensément.

« J't'aurais prévenu... », souffla-t-il.

Et, brutalement, il bondit sur le voleur sans crier gare. Son but n’était pas réellement de se lancer dans un combat acharné : il voulait simplement récupérer sa pitance. Ce n’était pas trop demandé tout de même ! Il renversa le chien en souplesse, et le plaqua au sol à l’aide de ses deux pattes antérieures. Ses griffes ripaient sur la cuirasse de métal, et n’y trouvaient aucune prise. Seul son poids – instable de par sa posture – lui permettait de contrôler à peu près le chien. Ce dernier ne pesait pas bien lourd, fort heureusement. Le Dragon rapprocha son museau de celui du cuirassé, et planta fermement ses crocs dans le faisan qu’il ne s’était toujours pas décidé à lâcher, ses yeux luisant d’une lueur de défi.

L’étrange chien n’opposa presque aucune résistance. Les coups de pattes faiblards qu’il lançait à la tête du jeune loup et que celui-ci esquivait d’ailleurs sans mal étaient tout simplement pitoyables. S’il avait eu un minimum de compassion, sans doute Pandémonium aurait-il laissé cette bestiole filer avec sa proie. Mais le Dragon était sans pitié. Il maintint encore le voleur plusieurs secondes plaqué contre le sol, sans réellement forcer sur ses muscles. Face à cette lutte inégale, l’ennemi sembla se résigner à abandonner. Le louvard n’était cependant pas dupe ; il pouvait très bien s’agir d’une feinte ! Voyant que les mâchoires de son rival se desserraient lentement autour du faisan, Pandémonium planta brutalement ses crocs dans la proie et tira de toutes ses forces en arrière, arrachant nombre de plumes au passage, qui volèrent un peu partout autour des deux canidés. Un morceau de chair se détacha et demeura coincé dans les mâchoires du chien, que Pandémonium libéra dans le même temps. A présent qu’il avait récupéré son dû, il n’avait pas besoin de martyriser le voleur davantage. De toute façon, Pandémonium n’aimait pas mutiler inutilement, bien que la souffrance d’autrui lui soit totalement indifférente. Il recula de plusieurs pas, pour mettre de la distance entre lui et le chien, histoire d’éviter une tentative de contre-attaque, et attendit tranquillement que le voleur s’en aille. Il n’allait pas prendre le risque que cette bestiole le suive à travers champs !