Souffle acide du vent, larmes brulantes du ciel. Le monde ne ressemble plus aux paysages d'autrefois. Les cataclysmes ont frappé, des colonnes de flammes et de fumées se sont élevées sur l'horizon. La guerre. La guerre des hommes. Et nous, les loups n'avons eu d'autres choix que de fuir. Nombreux furent nos congénères emportés. Nous traversâmes les plaines cabossées, les forêts de cendres, poursuivis par la faim, traqués par la mort.
Notre salut, nous le devions malheureusement à ceux qui avaient provoqué notre malheur.
Ils s’élèvent çà et là. On arrive à les imaginer quelques années auparavant, avant tout ça, avant l’apocalypse. Encore resplendissants et accueillant une multitude d’humains ainsi que leurs progénitures. La musique tourne et s’enchaîne. Elle est gaie, entrainante, explose de tout côté et est projetée par des gigantesques hautparleurs. Les couleurs chaudes et pimpantes attirent l’œil. Les petits tirent les manches de leurs parents et les dirigent d’un bout à l’autre du complexe, excités d’autant plus à chaque nouveau stand. Les petits wagons colorés prennent de la vitesse dans les courbes des montagnes russes. Les cris se partagent entre ceux de bonheur et de peur.
Désormais ravagée, la fête foraine est déserte. La carcasse couchée de la grande roue, qui autrefois était l’installation la plus en vue de cette dernière, trône en son milieu. Rares sont les restes de posters qui autrefois pullulaient sur chaque pan de mur. L’endroit est poussiéreux, sombre. Progressivement, toutes les attractions qui ont fait des milliers d’heureux se sont écroulées les unes sur les autres, formant un dédale dans lequel il est difficile de se repérer. Les forains seraient dévastés s’ils avaient pu constater de tels dégâts. Leur travail, leur maison, leur famille. Rien de tout cela paraissait y avoir eu lieu, et vécu. La fête foraine ressemble plus que jamais à un cimetière métallique.
Et Jules s’y était aventurée. Après avoir erré quelques jours et nuits, le lieu s’était imposé à sa vue. Atypique et mystérieux, il réveilla la curiosité de la grise qui n’avait pas hésité à s’en approcher. Putain mais qu’est-ce que ça foutait là ? Même après en avoir fait plusieurs fois le tour, la louve n’obtenu pas réponse à sa question. C’était juste là. Et ça l’invitait.
Jules commença l’ascension du proéminent tas de ferraille. Elle aurait sûrement une vue plus qu’imprenable sur les alentours. Peut-être découvrirait-elle autre chose digne de l’intéresser. Un terrier, si la chance décidait de lui sourire. Escaladant avec difficulté, elle se déplaçait maladroitement de barres métalliques à vieilles cabines dont les vitres avaient été brisées. Et plus elle progressait, plus le sol s’éloignait. Elle n’avait pas intérêt à être déçue par sa découverte. Cette prise de risque valait au moins une fraîche et grosse proie. Se stabilisant avec la queue après un énième saut, elle dévisagea le paysage. Rien. Rien à perdre de vue, il n’y avait que ces arbres morts et ces constructions humaines qui pullulaient l’horizon. Ennuyée, l’imposante grise fit quelques pas en arrière et s’assit sur une plateforme qui lui parut solide. Aussitôt, un grincement assourdissant fendit l’air et Jules sentit le sol trembler sous ses pattes. Et merde.
Le premier choc lui coupa le souffle, l’écrasant contre une plaque de bois. Cette dernière plia aussitôt. Presque rassurée, alors qu’elle tentait de s’agripper à une vieille banderole, un siège de manège lui compressa le dos. Jules échappa un premier gémissement et continua sa chute, voyant des étoiles à chaque à-coup. Elle se battit pour rester consciente espérant trouver une prise sur laquelle s’accrocher. Mais ça ne fut pas le cas. A bout de force, Jules s’évanouit.
L’accident avait été rapide mais brutal. La louve grise rouvrit les yeux. C’était si sombre qu’il lui sembla qu’il faisait nuit. Combien de temps était-elle restée inconsciente ? Ankylosée et éraflée, se réjouissant de ne pas s’être fracturé toutes ses côtes et de ne pas avoir perdu toutes ses dents, elle se remit debout avec hâte. Ayant repris ses esprits, elle leva lourdement sa tête et remarqua la présence de lumière. Il faisait jour. Il ne lui fallut pas plus de temps pour se rendre compte qu’elle était tombée bien plus bas qu’elle ne le pensait. Dans un trou. Et un profond. Au moins quatre bons mètres. L’obus qui l’avait creusé semblait avoir laissé des entailles irrégulières sur les parois de ce dernier. Motivée à ne plus croupir dans la boue qui y tapissait le fond plus longtemps, elle sauta avec détermination sur le mur de sa prison naturelle. Elle planta ses crocs dans une racine asséchée et tenu bon. Ses postérieurs cherchant activement des prises, elle perdit soudainement l’équilibre. Oh putain.
Cependant un sourire s’installa sur ses babines lorsqu’elle entendu du bruit. Des pas, plus précisément. Et l’individu se rapprochait. Génial, juste à l’heure. Alors des gens passaient par ici, finalement.
« Toi, tu vas me sortir de là ! » Lança-t-elle assez puissamment pour se faire entendre.
Ah bah tiens. Ça n'arrivait pas qu'à elle finalement.
« Toi, tu vas me sortir de là ! »
En prudent équilibre au bord du gouffre, les pattes enfoncées dans la ferraille, Leikn tendit le museau en avant pour mieux en distinguer le fond. Ce n'était pas une mince affaire, étant donnée l'absence de lumière et l'épaisse couverture nuageuse par-dessus son épaule, mais la louve blanche était pratiquement certaine de percevoir une forme canine massive en contrebas. Avec un épais poil gris, si elle ne se trompait pas, mais elle ne pouvait guère en supposer davantage. Mis à part que l'individu était une femelle, que cette femelle n'était pas franchement douée, et qu'elle n'avait pas l'air de très bonne humeur. Pas qu'elle soit bien placée pour s'en plaindre, cela dit.
•••
L'après-midi était doux, et un vent discret s'efforçait de chasser au mieux les effluves de viande brûlée et les cendres qui envahissaient les ruines de la chapelle. Leikn était restée sur place la moitié de la journée à surveiller ses trois pestes, dont deux tiers se faisaient martyriser par le troisième de toutes les manières possibles et imaginables. Parfois elle se demandait si Alwidd et Rán apprendraient un jour à faire autre chose que couiner, si leur petit frère continuait ainsi. Mais bon, ça forgeait le caractère. Elle se contentait de rentrer dans le jeu de temps à autre pour faire voir qu'il y avait encore plus musclé que Leevi sur terre. Mais bref.
En tout cas, au bout d'un moment, la louve blanche avait décidé d'envoyer ses rejetons mener leur guérilla personnelle contre les autres petits de la meute, et de s'atteler elle-même à la lourde tâche de nourrir tout ce petit monde. Cela étant, alors qu'elle traversait au trot les terres révélées par la fonte des neiges, Lei ne pouvait s'empêcher d'être optimiste : après tout, si elle avait survécu à l'hiver et à l'absence de proies, elle ne s'inquiétait pas pour son estomac maintenant que le gibier était de retour. Et le soutien des Navnik lui permettrait également de nourrir sa portée. Donc tout allait bien. Sans trop savoir pourquoi, la guerrière obliqua en direction du parc d'attraction. Non pas que la zone suscitât encore un quelconque émerveillement ou de la curiosité chez elle après tout ce temps. Mais le jour n'allait pas tarder à tomber, et il était rare de croiser des patrouilles humaines dans les ruines de leur civilisation. Il n'était pas bien difficile à Leikn de deviner pourquoi : la dernière fois qu'elle était venue dans ce cimetière de métal, elle était tombée sur une fosse commune empestant la maladie. Les loups aussi n'affluaient pas dans cet endroit. En revanche, les charognards, eux, ne se gênaient pas.
Leikn avait fouillé un peu partout dans les vestiges du parc, avant de décider de s'aventurer sur l'amoncellement de débris de métal, pourtant précaire. Qui sait, quelque nichée de corbeaux l'attendait peut-être à mi-chemin. Serpentant entre sièges défoncés qui tremblaient sous ses pattes et arceaux de fer rouillés et tranchants, la louve blanche n'avait en premier lieu nullement l'intention d'aller plus loin qu'à mi-hauteur de l'édifice. Mais parvenue à son but, et constatant qu'il n'y avait là rien d'intéressant pour elle, elle avait capté une odeur familière. Une odeur de loup. Suivie de bruits étouffés de métal et de terre retournée. Sans se poser de questions, Leikn avait suivi ces bruits. Et voilà où elle en était.
•••
Sur le toit rouillé du monde, à contempler une andouille qui va mourir de faim.
« Toi, tu vas demander ça autrement ! » Aboya-t-elle d'un ton tout aussi agréable que celui de la prisonnière.
Non mais franchement, c'est comme ça qu'on interpelle un potentiel sauveur ? Mademoiselle avait de la chance que Leikn ne soit pas du genre à laisser tomber un congénère en situation difficile. Quoique. Pour un mâle, elle aurait passé son chemin, et à la revoyure. N'empêche que personne ne lui parlait impunément sur ce ton. Non mais. Histoire d'être un peu plus persuasive - oui, outre le fait que c'était elle qui était à la surface et l'autre plantée là au fond de son trou - Leikn ajouta pour information :
Tandis qu’elle se laissait glisser le long de la paroi en quête du sol vaseux sur lequel elle pouvait au moins se stabiliser, une voix répondit à son appel et parvint aux oreilles de la grise.
« Toi, tu vas demander ça autrement. Sinon je te balance un rocher sur la gueule. » Fit l’inconnu, qui se trouvait être une femelle.
Quoiqu’un peu étonnée par l’agressivité avec laquelle l’autre lui avait répondu, elle ne put qu’esquisser un nouveau sourire. Rien n’était plus agréable qu’un peu de résistance et de dissidence face à ses requêtes autoritaires. Surtout quand il s’agissait d’une demoiselle. Levant à nouveau sa tête, ses yeux balayant les contours de la porte de sortie de son cachot boueux, une silhouette se dessina à son amont. Le contre-jour l’éblouissait et Jules était incapable de faire une description précise de la louve qui s’approchait et qui devait probablement essayer de faire de même. On pouvait deviner cependant que cette dernière s’était postée dangereusement près de la cavité, sur un ou deux solides poteaux de fer. Ça serait donc ainsi. Il n’y aurait qu’elle. Elle allait donc devoir faire un effort pour quelqu’un et tenter de mettre son égo au second plan. Mais comme c’était apparemment le lieu de sa mort qui était en jeu, et que ce grand sacrifice allait servir à la conservation de sa très chère petite vie, elle pouvait le considérer.
« On parie ? Je te mets au défi. Rien à perdre, tout à gagner. Sauf si tu considères que les quelques secondes que tu vas passer à m’écouter n’en valent pas la peine. » Répliqua-t-elle donc, d’un ton qui se voulait enjoué. Rien de mieux qu’un petit jeu pour partir sur de bonnes bases.
« Si tu me touches et qu’imaginons que par chance le choc n’écrabouille pas complément ma cervelle, de sorte que j’arrive à continuer à réfléchir, je pourrai envisager de faire une courbette en te suppliant de m’aider, tout cela en essayant d’y mettre un peu de bonne volonté. Et tu pourras décider de mon sort. » Conclut-elle, toujours souriante.
« Mais si tu me rates…, continua-t-elle de sa voix rauque mais malicieuse, tu me sors de là sans rouspéter et j’te jure que tu ne le regretteras pas. Parce que j’pense qu’on peut bien s’entendre. »
Tandis qu’elle laissait à la lupine le temps de digérer ses paroles, Jules se mit à longer les murs qui l’encerclaient afin d’éviter de s’enfoncer encore plus dans ce qui remplissait le fond du trou. Ses coussinets mouillés et enduits de cette terre humectée ne faciliteraient pas son retour à la « terre ferme ». Elle se devait également de ne pas rendre l’épreuve trop simple pour la peut-être dernière personne à qui elle parlerait avant de crever de faim au bout de quelques jours coincée ici. Alors elle allait éviter de rester statique, même si son dos et ses pattes la brûlaient.
Du fond de la tombe de métal s'éleva une voix qui sembla elle-même rouillée à Leikn ; une voix rauque de fer râpé contre la roche, dont les rare sonorités féminines l'intriguèrent.
« On parie ? Je te mets au défi. » Lançait, goguenarde, la louve en contrebas : « Rien à perdre, tout à gagner. Sauf si tu considères que les quelques secondes que tu vas passer à m’écouter n’en valent pas la peine. »
Leikn ne répondit rien, étonnée tout d'abord que la louve ait la tête à plaisanter - ou mêm à jouer, puisqu'un jeu était bel et bien ce qu'elle semblait lui proposer - dans une situation pareille. A sa place, la guerrière aurait tempêté comme une diablesse et été d'une humeur proprement massacrante. Tandis que la louve grise, elle, allait et venait au fond de son trou en jappant avec malice. Écoutant sa voix étouffée par la distance, Leikn la suivait des yeux.
« Si tu me touches et qu’imaginons que par chance le choc n’écrabouille pas complément ma cervelle, de sorte que j’arrive à continuer à réfléchir, » poursuivait la captive, « je pourrai envisager de faire une courbette en te suppliant de m’aider, tout cela en essayant d’y mettre un peu de bonne volonté. Et tu pourras décider de mon sort. »
Lei plissa ses yeux jaunes. L'agressivité initiale du ton de la femelle s'était évaporée, et l'inconscient de Lei tendait à prendre ce soudain changement d'humeur pour une tentative de manipulation. Mais après tout, que pouvait faire d'autre la louve coincée en bas, que demander de l'aide... ou essayer de l'échanger ? Leikn se rappela soudain que la plupart des solitaires devaient marchander chèrement leur vie pour la garder. On aurait dit qu'il y avait trop longtemps qu'elle ne vivait plus ce quotidien d'incertitude. Sans doute sa congénère prise au piège était-elle justement dans cette situation de perpétuel qui-vive - ou alors était-elle simplement très méfiante de nature. Peut-être Lei aurait-elle dû lui préciser qu'elle l'aurait aidée de toute façon - et sans rien demander en échange. Que voulait-on. Elle adorait porter secours aux demoiselles en détresses. C'est fou comme personne ne croit plus en rien sur cette planète.
« Mais si tu me rates… tu me sors de là sans rouspéter et j’te jure que tu ne le regretteras pas. Parce que j’pense qu’on peut bien s’entendre. »
Leikn remua la queue. La malice de la jeune louve était amusante, en un sens - même le fait qu'on la croie capable de tenter d'assassiner des inconnues en leur jetant des morceaux de décor à la tête sans raison la chagrinait un peu. Ce qui lui faisait penser à cette réputation d'asociale mal lunée qu'elle avait malgré elle gagnée au sein de sa meute. Étrange comme elle n'avait jamais envisagé les choses sous cet angle avant qu'un quelconque inconnu à son carnet d'adresse ne lui fasse la réflexion, mais les faits étaient néanmoins bel et bien là.
« Il paraît que je suis pas faite pour m'entendre avec les autres. » Marmonna-t-elle dans un grondement sourd.
Prudemment, la guerrière au poil blanc fit un aller-retour au bord du trou. Les pièces de métal grinçaient bruyamment sous ses pattes, tandis que ses prunelles jaunes fouillaient le décor. Le trou n'était pas si profond. Elle devait pouvoir empiler suffisamment de débris - et dieu sait qu'il y en avait assez autour d'elle - afin permettre à sa congénère d'escalader suffisamment haut pour pouvoir s'extirper de sa prison. Leikn s'approcha d'une grosse nacelle qui branlait dangereusement au bord du trou. Cela ferait l'affaire. Elle jeta un regard en contrebas avant d'agir, histoire de s'assurer que la louve grise ne se trouvait pas sur la trajectoire du projectile.
« Mais si ça peut te faire plaisir. »
Parce que quoi qu'en pense la solitaire, écrabouiller les dames sans raison n'était pas dans ses manières. Leikn s'arc-bouta brièvement contre la nacelle, qui n'opposa pas de grande résistance et bascula dans un horrible concert de grincements et crissements de ferraille rouillée.