Hiver. Long et rude hiver. Il est fini. Par beaucoup d'aspects, ce n'est pourtant que le début d'un nouveau malheur: des hommes brutaux et leurs chiens-loups explosifs au sud, des lames de foudre sur tant d'endroits que les épargnés sont sur-exploités. La libération des loups prisonniers ne lui fait ni chaud ni froid. Si c'était le cas, il aurai au moins tenté d'aider les meutes dans leur mission.
Dès que les premières pluies acides s'étaient faites sentir après l'explosion des usines, il s'était hâté de changer de terrain de recherche. Ou plutôt, de chasse. Chasser était impossible pendant tout l'hiver, mais ce n'était plus le cas.
Il était temps de reprendre un peu de poil de la bête. Enfin, plus que cette mauvaise saison en tous cas.

La fête foraine n'était peut-être pas le meilleur endroit pour chasser. Peut-être, certes, mais un endroit peu pratique permettait aussi d'éviter les rencontres, et les rencontres, c'était tout ce que ne souhaitait pas le fantôme. Il était très bien solitaire. Où allait-il? Chercher un lièvre. D'où venait-il? D'un passé qu'il enterrai à chaque pas. Que voulait-il? Trouver son lièvre.
Point barre.
Il évitait les questions lointaines en se concentrant sur les besoins immédiats. C'était son propre lui qui décidait de ce genre d'ignorance d'ignoré. Parce que s'il se mettait à trop réfléchir sur ce genre de sujet, il était clair qu'il allait arriver à une conclusion: sa vie servait à rien sinon à en prendre un peu de celle des autres. Eh bien, alors? Depuis quand monsieur était-il altruiste?

Bref.

Il se mit en marche, soulevant les décombres, poussant du nez les débris, à la recherche d'une effluve intéressante. Effluve qui ne tarda pas à se faire sentir, ou du moins pas trop: corbeau. Sans même réfléchir, ses pas changèrent de direction pour bifurquer vers l'oiseau. Il était là, sur son perchoir bas, à guetter l'horizon à la recherche d'une carcasse, d'une proie, de quelque chose à bouffer. En soi, ce qu'il cherchait ne l'intéressait absolument pas: ce qui le faisait tiquer, c'était la viande qu'il y avait sous les plumes. A portée de crocs.
Ses pattes réagirent avant sa tête. Il claqua des machoîres, et l'aile de l'oiseau qui tentait de s'envoler se retrouva coincée dans l'étau. Croassement rauque. Le choc du sol lui fit lâcher prise et une vague de goutelettes rouges perlèrent quand il tomba de sa gueule pour boitiller à distance respectable, le menaçant de son bec et de ses serres. Une langue gourmande, titillée par le goût du sang du volatile, passa sur ses crocs, et il avança. L'oiseau recula. Un pas en avant, un pas en arrière. Vint un moment où les décombres acculèrent la proie; il n'en fit pas plus de jeu et attrapa habilement le cou de son futur repas avec avidité. Les os auraient craqués, le sang aurai coulé, et sa vie aurai été terminée là si l'attaque surprise de son congénère ne l'avait pas pris au dépourvu.
Surpris, le solitaire recula prestement, laissant tout de même une marque rouge sur les plumes noires froissées par sa morsure. Un autre corbeau piaillait avec virulence, tournant autour de lui dans un déluge de croassements menaçants et de tentatives d'attaques. Désemparé, il recula face à un coup de bec, puis à nouveau, avant que la colère survint. Il était en train de se faire voler son repas par un corbeau! Un maudit piaf qui défendait l'amour de sa vie. La rage le rendit ivre et il sauta en avant, menaçant de ses crocs ensanglantés le second oiseau, faisant jouer ses dents dans le vide. Un battement précipité annonça l'esquive du corvidé. Profitant de cet instant de répit, le blanc retourna auprès de sa première cible, désireux d'achever son agonie - avant de s'interrompre. Qu'est-ce qui maintenait ici le second? Le premier. Si le premier mourrait, le second s'enfuirai. C'était une idée de lâche, une idée de salaud, vraisemblablement, mais elle lui plût. Demi-tour sur celui qui revenait à la charge.
Clac. Clac. Les machoîres claquaient, les serres sifflaient dans l'air encore glacial, les plumes le faisaient vibrer, mûes par les ailes qui s'agitaient précipitemment. Finalement, il vint un moment où quelque chose craqua entre ses dents. La patte du corbeau, qui en croassa de douleur, et répliqua par une grêle de coups de bec sur son crâne. Il secoua brutalement sa tête et le bout de peau et d'os lui resta dans la gueule alors que le reste allait s'écraser au loin, arrosant de sang la terre sèche.
Le reste se vidant de son sang par terre mais risquant quand même de s'enfuir, il s'empressa de l'achever et revint chercher son compagnon - ou sa compagne, qu'en savait-il - qui expirait silencieusement, les yeux rivés sur le meurtre de sa moitié. Il chercha un endroit isolé pour les y camoufler, puis repartit en chasse. L'idée qu'il aurai déjà deux piafs à manger ce jour-là était plaisante, et ça motivait.
Les griffes du petit campagnol signèrent sa perte. Elles tintèrent contre le bout de métal, résonnant dans les courbes déformées de la cannette écrasée. Il l'entendit, et, sans attendre, se précipita vers la source des petits bruits. Pendant trente secondes, au moins, les deux alter-ego, prédateur et proie, coururent entre les débris, le rongeur talonné de trop près pour chercher un trou et le loup bondissant plus d'une fois pour réduire la distance qui les séparait. Il gronda de dépit quand il disparut dans un trou sous un rocher plat sculpté de main d'hommes. Ca n'allait pas se passer comme ça!
Poussant avec brutalité la dalle pierreuse, le petit animal affolé s'en échappa pour tomber tout juste dans les crocs du lupin. Crac. Fin de la vie du campagnol. Que c'était triste - enfin pour lui car en ce qui le concernait il y gagnait plus qu'il n'y perdait.
Il attrapa les trois cadavres, chercha un trou quelconque pour faire office de tanière provisoire et les y cacha au plus loin possible, recouvrant les plaies de terre pour éviter que l'odeur ne s'enfuye.
Bonne chasse, en tous cas.

Au lendemain, il repartit, prenant tout juste le temps d'avaler les derniers restes de ses deux précédentes victimes. Faim. Il avait de nouveau faim.
Il prit un petit moment à trouver un fumet: ça puait le rat. Il n'allait pas faire le difficile non plus, cela dit. Changeant de direction, il trottinait en silence, d'une foulée souple et longue, vers l'origine du fumet. Un nid de rats sous les décombres. Il se tapit au sol et attendit, tendu, au paroxysme de la tension même mais sans bouger un poil. Le vent lui était favorable, et il était assez optimiste sur cette traque là.
Un éclair gris passa devant son museau, et manqua réussir faire demi-tour pour regagner sa tanière. Des couinements paniqués résonnèrent et la vermine s'éparpilla quand il se lança à la poursuite du premier, et le tua en quelques secondes, en profitant de l'effet de surprise.
Il ne l'avait pas pour les deux autres, et il passa un bon bout de temps à slalomer entre les décombres à la poursuite du second. Droite, gauche, droite, gauche. Droite, droite, gauche, droite, gauche. Il haletait quand le rat s'assomma lui même sur un rocher traître, mettant fin à l'effrenée course-poursuite.
Retournant au lieu où il avait débusqué les rongeurs, un troisième lui passa entre les pattes à vive allure. Reparti pour un tour. Il courrut à nouveau, dans tous les sens, derrière ce foutu rat. Tout ça pour un bout de chair racornie. Enfin, tout ce qui ne tue pas nous rend plus fort. Paraît-il.
Il manqua trébucher à six reprises, s'écorcha à deux, manqua se cogner, s'estourbir de toutes les manières possibles. Et, enfin, après cinq bonnes minutes d'intenses virages et sprints - ce qui lui valut un bon bout de temps pour refaire le chemin inverse - le craquement des os du rongeur résonna entre les débris.
Il y avait mieux que trois rats pour un repas entier, mais il y avait pire.