P our la première nuit passée dans un espace plus adapté à sa corpulence, le Pantin n’avait pas si bien dormi que ça. Il s’était recroquevillé dans un coin de l’épave, seul et isolé, sursautant au moindre bruit, ne dormant que d’un œil, son sommeil trop léger étant agité constamment par de nombreux cauchemars. Sa cuisse gauche le faisait toujours un peu souffrir, mais il n’avait pas de séquelles trop apparentes. Hormis l’impression désagréable qu’on lui avait foré un trou dans la patte, hormis l’impression d’être constamment épié, hormis les peurs nocturnes et les sueurs froides, tout allait bien.
Ce fut Hige qui vint le tirer de son demi-sommeil. En réalité, le noir l’avait réveillé de la simple vibration de ses pas sur le sol de l’oiseau de fer. Palladium s’était levé avec empressement, aussi rapide qu’un diable surgissant de sa boîte. Il voulait sortir de l’épave, il voulait être dehors, sentir l’air frais, oublier les tréfonds noirs et obscurs. Il n’aurait certainement jamais eu le courage de sortir seul, Hige tombait donc à pic.

Dehors, le ciel commence à se dégager de l’étreinte sombre de la nuit. Le jour se lève lentement. Le sol recouvert par la neige quelques jours plus tôt commence à se dégager, et on aperçoit ça et là des lopins de terre. Hige marche au rythme de son partenaire, et les deux loups s’éloignent un peu du repaire Sekmet. Ils demeurent tous les deux quelques minutes silencieux. Palladium sait déjà ce que le noir va lui dire. Il espère qu’il ne lui parlera pas de ces mois d’enfer qu’il avait vécu. Il n’avait pas besoin de revenir là-dessus. Il voulait seulement enterrer ça au fond de lui, et ne plus jamais y penser. Lorsqu’une branche craque sous un coussinet de son compagnon, le Pantin sursaute violemment.

« Comment te sens-tu ? Je suis désolé, j’aurais voulu vous sortir de là plus tôt mais, il y a eu tellement de choses entre temps et le blizzard n’a aidé en rien… » Le Pantin dodeline vaguement de la tête à ces paroles. Les excuses de son ami sont touchantes, mais ne lui font ni chaud ni froid. A vrai dire, il n’en veut à personne. C’était un miracle si les loups de la meute étaient parvenus à les sauver et lui-même n’était pas sûr de sa capacité à infiltrer un endroit aussi effrayant que celui-ci. Il demeure donc silencieux. Comment il se sent ? Hors de portée de ses bourreaux, c’est amplement suffisant.
« Empress n’est plus. Elle est tombée peu après la guerre. » La guerre. Palladium l’aurait presque oubliée. Empress n’est plus. Le Pantin n’est pas certain de comprendre. Sa tête s’incline légèrement sur la gauche, ses yeux jaunes cherchent le regard de son ami. N’est plus ? Est-elle morte ? C’est impossible. Les oreilles du loup brun s’inclinent vers l’arrière lorsqu’il commence à avoir peur de comprendre. Si Empress est morte, la meute deviendra rapidement une anarchie impossible à gérer. Qui va gouverner ? Un léger tremblement se répand pernicieusement dans ses pattes, sans qu’il sache le canaliser.

« Tombée.. Morte, tu veux dire ? », articule-t-il avec une infinie lenteur.

Il laisse planer un silence, durant lequel ses yeux interrogent ceux d'Hige.

« Comment ? Pourquoi ? Qui a failli à sa tâche, qui a manqué à la protéger ? », finit-il par lâcher d'un ton abrupt.

Toi, souffle une petite voix juste derrière son crâne. C'est vrai. Il n'avait pas été présent au bon moment. Qu'importe, il allait la venger, quoi qu'il en coûte. Il tuerai l'assassin, l'ignoble bourreau responsable de sa disparition.
Il se rappelle, la louve à la carrure massive, bien plus effrayante que n'importe quel autre plus grand ou plus fort qu'elle, elle imposait le respect par sa dignité et sa souveraineté. Il se rappelle, à quel point il l'avait admiré et à quel point elle l'avait effrayé, cette nuit-là, après sa nomination en tant que général.

L ’expression sur le visage de son ami n’augure rien de bon. Palladium le trouve encore plus digne, encore plus fier qu’il ne l’a jamais été. L’exacte opposée de sa petite personne, en réalité.
« La guerre, le froid, la famine, la vieillesse. Le temps est un de nos ennemis naturels ainsi que la nature. » Ces sujets terre à terre heurtent le Pantin de plein fouet. C’est vrai, il avait oublié à quel point ils étaient mortels, aussi bien Empress que les autres. Mais elle avait toujours dégagé quelque chose de différent du commun des mortels, quelque chose qui la rendait unique, invincible. Comme si son ADN avait été différent du leur, comme si la mort n’aurait jamais pu la toucher. Palladium, dans son admiration et sa dévotion totales, avait oublié que leur alpha pouvait – au même titre que lui, ou que Hige – mourir.

A cet instant, le loup noir s’arrête, et tourne la tête vers le Pantin ; ce dernier écarquille les yeux d’un air choqué. Au lieu de l’oeil ambré qui le fixaient d’ordinaire, il n’y a plus qu’un espace vitreux, opaque, à travers lequel rien ne transparaît. Une longue balafre s’étend de part et d’autre de cette œil que Palladium fixe avec intensité, sans pouvoir s’en détourner. Il s’apprête à lui demander qui est l’infâme personnage qui a osé le malmener ainsi, mais le loup noir lui coupe l’herbe sous le pied.

« Toute meute a besoin d’un alpha et, les Sekmets en possèdent un nouveau. Je suis l’Alpha des Sekmets. » Palladium déglutit lentement. A la place d’Empress, les loups respectent Hige ? Hige, son ami de toujours, son unique allié ? Il n’éprouverait jamais pour Hige la même dévotion, quasi fanatique, qu’il avait éprouvée pour Empress. Hige resterait à jamais son égal. Savait-il seulement à quel point il allait être difficile de le voir s’élever à la place d’Empress, seigneur parmi les loups, souverain incontesté ? Figé comme un bloc de glace, le Pantin parvient enfin à hocher lentement de la tête, signe de sa compréhension. Mais Hige enchaîne.
« La capture de Gallya et la perte de Empress ont fait plonger Torka. » A ces mots, Palladium réagit mentalement. Oui, et Torka dans cette affaire ? La place d’Hige n’était-elle pas celle qui lui revenait de droit ? Quel profit le Prince pouvait-il bien tirer de l’avènement d’Hige ?
« Il devenait agressif, laissait la meute de côté tandis qu’il se terrait dans son malheur. J’ai dû le tirer, le forcer à se reprendre. J’ai dû y aller par la violence, en le bousculant pour qu’il se réveille enfin puis, je suis resté à ses côtés. Nous avons longuement parlé et, tu le sais, Torka est impulsif. » Un léger sourire relève les babines du loup brun à ces mots. Oui, Torka était impulsif, et même sacrément dangereux. C’était aussi pour cela que le Pantin l’appréciait : le Torka vengeur, le Torka tuant Skull était devenu une effigie pour le loup brun.
« Nous avons décidé d'un accord, lui et moi. Afin que la meute ne tombe pas dans une dictature où Torka risquerait de faire couler le sang à flot de tous ceux qui oseront se mettre devant lui et refuser de lui obéir, j'ai pris la place d'Alpha mais, je lui ai laissé son statut de Prince. Il est l'héritier des Sekmet, c'est son héritage, la seule chose qui lui reste désormais de sa mère et je ne pouvais pas le lui retirer. » Palladium écoute avec attention et finit par hocher de la tête pour signifier son approbation. Si Hige et Torka avaient pris cette décision, c’est que c’était la meilleure et le Pantin n’avait pas son mot à dire là-dessus. Il se contenterait de suivre le mouvement avec docilité.
De toute façon, il en était réduit à cela à présent : il n’était plus qu’un petit mouton aliéné par ses peurs et ses souffrances.

« Mes félicitations. Tu le mérite. », répond-t-il d'une voix morne.

Mais bien vite, l'oeil vide de son ami l'interpelle de nouveau. Qui est le bâtard qui a osé amocher ainsi son compagnon ?

« Qui t'as fait ça ? »

P alladium regarde son ami avec insistance. Il attend les explications que ce dernier doit lui fournir. Contre qui devront-ils se battre pour le venger ? Hige lui explique la bataille, après qu’il ait déserté à la recherche d’Helya. Les chiens, Empress, l’intervention de Dualgoth… Palladium, qui avait été terriblement déçu de découvrir le loup noir parmi les rangs Navnik, fut soulagé d’apprendre qu’il s’était finalement retourné contre eux. En revanche, la frustration qu’il éprouva lorsque Hige lui parla des chiens fut sans égale. La perspective de ne jamais parvenir à venger son compagnon était tout bonnement impensable.
Et Hige sourit. Il sourit, comme si tout ceci est une simple futilité, comme si un œil de perdu n’était qu’une épine dans un coussinet. Cette légèreté irrite le Pantin. Alors quoi, il fallait passer au-dessus de ça et faire comme si de rien n’était ?

« Tu m’as vraiment manqué, tu le sais ça ? » L’œil ambré d’Hige le fixe tandis qu’il lui lance une bourrade affectueuse. Le Pantin se détend quelque peu. Tant pis pour l’œil, il y reviendra une prochaine fois. Hors de question de gâcher ces retrouvailles qu’il n’a que trop attendues. Il hoche doucement de la tête, avec un demi-sourire, mi-touché mi-gêné. Il ne sait trop que dire, sinon acquiescer.

« J'ai dû trouver un autre loup avec qui dormir pour me tenir au chaud cet hiver ! D'ailleurs, je dois t'avouer quelque chose. Te souviens-tu de Brenhines Eira ? Une espionne de notre meute. Comment dire hm … Elle m'a avoué avoir des sentiments pour moi depuis qu'on est louveteaux, vu qu'elle était proche de l'une de mes sœurs. Et maintenant, et bien … Elle est seconde Alpha, ma compagne. »
Hige marque une pause, comme pour laisser le temps à Palladium de digérer la nouvelle. Ainsi donc, Hige était casé. Avec cette Brenhines Eira, que le loup brun avait cru apercevoir une fois ou deux dans sa vie. La louve blanche était plutôt discrète, c’est vrai. Sans aucune raison apparente, une pointe d’irritation pénètre le cœur du Pantin et une certaine aversion pour cette Eira commence à grandir en lui. Ce sera elle qui sera responsable de sa solitude, à l’avenir. Les mâchoires du loup brun se serrent violemment, mais il ne pipe pas mot. C’est le choix de son ami, il se doit de le respecter. Et puis, c’est également le choix de l’alpha, et il ne peut le contester.

Et, comme si la situation n’est pas déjà suffisamment complexe pour le Sekmet, son compagnon en rajoute une couche. Il s’est découvert un fils inconnu – visiblement sorti de nulle part – et en plus de ça la douce Eira a décidé de mettre au monde deux louveteaux. Avec ça, le Pantin est certain de ne revoir son ami qu’une fois toutes les pleines lunes ! Un cruel sentiment d’abandon s’empare du loup brun. Ainsi, il parvient à s’échapper des laboratoires infects dans l’unique espoir de se retrouver parmi les siens, mais sans Hige, cette existence a-t-elle réellement un sens ? En y réfléchissant, le loup brun sait qu’il ne compte pas beaucoup d’amis dans cette meute. Personne ne le déteste, ça non, mais son seul ami réside en Hige. Comment survivre, si ce dernier l’abandonne ? Le loup brun baisse les yeux misérablement.
« […] Toutefois, je compte réunir tous les Sekmet d'ici demain ou après-demain pour une réunion. J'en profiterais pour présenter mes filles mais, j'ai quelques promotions à donner. En tout cas, j'espère pouvoir compter sur ton aide et son soutien, Palladium. Tu es l'ami qui compte le plus pour moi, celui qui m'est le plus proche. »
Une réunion. Pour donner des promotions. Quoi de plus normal et de plus routinier pour un mâle alpha, songe Palladium avec amertume.
Le loup noir veut pouvoir compter sur son aide ? Sur son soutien ? Mais quel genre d’appui peut fournir un fou furieux, expatrié pendant des mois dans une cage de fer ? Palladium secoue lentement la tête, et les derniers mots de son ami ne lui font ni chaud ni froid. Si cette « déclaration » aurait du lui faire chaud au cœur, il n’en est rien. Hige le sait traumatisé, et le Pantin ne veut pas de sa pitié mal placée.

« Je ne vois pas bien en quoi je pourrais t'être utile. Je ne suis qu'un corps sans vie, maintenant. », réplique-t-il, les mâchoires serrées.