« Le Dragon, cela faisait longtemps dis-moi. »
Il se retourna brusquement. Ca lui arrivait rarement, mais elle était parvenue à le surprendre. Qu’est-ce qu’il foutait là, encore ? Sûrement son goût prononcé pour le danger qui l’avait encore poussé à franchir les frontières Navnik. Il planta son unique œil gris dans celui de la louve blanche. Elle semblait réellement ravie de le revoir, dites-moi… Des paroles sans joie, soutenues par des iris ternes, presque déçues de le trouver ici, semblerait-il. Le Dragon dodelina de la tête, avec son air stupide. Elle l’avait quand même appelé « Le Dragon », terme assez gratifiant qui avait suffit à le brosser dans le sens du poil pour le reste de leur discussion. Elle avait grandit, depuis la dernière fois, non ? Ou bien commençait-il à la voir d’un œil différent ? Non plus l’œil d’un gamin idiot, mais plus d’un jeune mâle en pleine… croissance.
Elle serait probablement très à son goût, si elle avait été autre que Navnik. Si elle avait été autre que de la lignée d’Atom. Si elle n’avait pas été elle-même, tout compte fait. Malgré tous ces facteurs plus que dissuasifs, il subsistait en Pandémonium une sorte d’attirance irrépressible pour la jeune louve d’ivoire. Il l’aurait bien contemplée plus longtemps, avec un regard plein d’envie, mais c’aurait été entacher sa fierté de noble et jeune mâle. Il se contenta de sourire d’un air impertinent.

« Bonjour Anya. Ne sois pas si heureuse de me revoir, tu risques de m’émouvoir… », lâcha-t-il d’un ton insolent.

La dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés, avait-il déjà perdu son œil ? Il ne savait plus. Le jeune loup se retourna totalement vers elle. Il se souvenait d’une image d’elle moins partielle, sans cette ombre noire qui perdurait désormais du côté droit. Non, elle n’avait pas encore vu sa balafre. Cela réduisait-il ses chances à néant ? Non, certainement pas. Il lui restait un charme incroyable dont la Nature l’avait bien heureusement doté.

« J’ai cru apprendre que maman était de retour à la maison… », souffla-t-il dans un murmure méprisant. « Avec Adriel, on a trouvé un petit truc qui lui appartient. », poursuit-il avec un sourire carnassier.

Non, décidément, si Atom avait fait son grand retour, elle s’était montrée plutôt discrète. Pas de grandes annonces, pas de réunions improbables ni de grands discours. Atom n’était plus qu’une ombre déchue. Ombre qu'Anya s'évertuerait encore et toujours à défendre, tristement.

« C'est pas la peine d'être aussi énigmatique. Je sais pour Adriel, pour Zrael, et pour Isha. » L'annonce de la louve blanche le piqua vif, il faut bien l'avouer. Le fait qu'elle soit au courant du retour d'Adriel n'avait rien de bien transcendant, mais pour Isha.. C'était une autre affaire. Quant à Zrael, le jeune loup devina que la chouineuse était partie pleurnicher dans les pattes de maman et qu'Atom leur tomberait dessus tôt ou tard. Il ne craignait pas vraiment la grande dame blanche. En réalité, il était plus déçu par le fait qu'Anya soit déjà au courant ; il n'aurait même pas la joie de lui annoncer lui-même. Désastreux. Et frustrant, de surcroît.
« Vous êtes fiers en plus de tout ça... Vous êtes cons, c'est tout. » L'insulte ne lui fit ni chaud ni froid. Il la dévisagea longuement, attendant la suite. Allait-elle l'inonder d'insultes et de menaces en tous genres ?

« Si tu pensais réellement que j'allais te suivre ou être d'accord ou ... Ne rien faire, bah tu t'trompes. Y'aura une guerre Pan', tu le sais comme moi. » Seconde décharge. Elle était clairement au courant des intentions d'Adriel. Et des siennes, par conséquent. Comment, il n'en savait foutrement rien. Il avait tenu sa langue. Et il supposait qu'Adriel aussi, par conséquent. Il serra les mâchoires, brièvement. Mais son faciès se détendit aussi rapidement que l'ombre y était passée, et un sourire insolent vint redresser ses babines. Sauver la face, de toute manière il ne pouvait pas faire grand-chose d'autre.

« Toujours aussi accueillante, effectivement. Je ressens un certain mépris à notre égard.. mépris non justifié, d'ailleurs. Mais passons, et faisons comme si ça ne touchait pas mon petit cœur sensible. », attaqua-t-il sur son ton habituel — c'est-à-dire insupportable.
Il savait parfaitement à quel point il avait le don de l'irriter, et ne se gênait pas pour le faire. Au moins, elle avait une réaction, elle montrait un intérêt pour lui. C'était tout ce dont il avait besoin, pour le moment.

« Pour tout te dire, j'pensais bien que tu ne nous suivrait pas. Faut bien défendre les intérêts de ta mère, après tout. Et puis, Isha n'est pas ton père, les obligations familiales, tout ça.. Je compatis pleinement. » Il ne compatissait pas, évidemment. « Je me fiche de la guerre. J'en ai déjà fait une, je peux bien survivre à une deuxième. Et puis, il y a aussi une histoire de vengeance personnelle, au-delà de la légitimité des Dragons, tu vois ? », glissa-t-il en tournant légèrement la tête vers elle, pour mieux lui faire admirer la longue balafre qui cisaillait la moitié de sa tête.

La guerre, en réalité, ne lui faisait certes ni chaud ni froid. Mais la question qu'il commençait à se poser, alors qu'il se tenait en face de la louve blanche, était la suivante : serait-il capable de se battre contre elle, contre Anya ? Il en doutait sérieusement, et son esprit préféra éviter le sujet. Et, pour faire diversion, ce dernier jeta son unique œil sur le ventre rondouillard de la louve blanche. Un éclair de surprise passa dans l'oeil gris, mais Pandémonium reporta bien vite un regard tranquille dans celui de son interlocutrice.

« On perd pas d'temps à c'que je vois. T'es bien partie pour nous en pondre une tapée, comme ta mère. », lâcha-t-il d'un ton acerbe.

Elle le fixait sans mot dire. Aucune émotion ne passait sur son visage rendu glacial. L’ironie, les provocations, la moquerie. Rien n’avait d’emprise sur la surface lisse et dure qu’était devenue son âme, brutalement. Ce n’était plus drôle. Vraiment, plus drôle. Il s’attendait à un minimum de réaction, un éclair dans une pupille, un sursaut, un poil qui se hérisse, un battement de paupières, quelque chose, n’importe quoi et… que dalle. Anya demeurait éternellement stoïque, de façon assez insupportable au jeune loup d’ailleurs.

« Change pas d’sujet. Soit pas jaloux si les "Eternels" sont meilleurs que les "Dragons" à ce niveau-là. »
Pandémonium eu un mouvement de surprise. Etait-elle réellement en train de se vanter de la fertilité de sa lignée, là ? Alors que les deux étaient tout de même – vous le reconnaîtrez – étroitement liées. Et quand bien même, fallait-il réellement crier les mérites d’une mère qui n’en était pas une, et qui s’ouvrait à tous les mâles dans l’unique but de procréer ? Fallait-il réellement honorer les mérites d’Atom sur ce plan-là ?

« Sinon dis-moi, un jour t’as prévu de penser par toi-même et d’oublier ton papa et ton frère chéri ou t’es condamné à suivre leurs conneries jusqu’à la fin ? »
Un frémissement de rage parcouru instantanément l’échine du jeune Dragon. Les « oublier » ? Ca ne se faisait pas, dans leur lignée à eux. Dans la sienne, probablement – on l’avait déjà constaté – mais c’était triste qu’elle s’aligne si facilement sur sa chère et tendre mère. Il l’avait cru meilleure, moins impure, plus intelligente. Peut-être qu’il l’avait idéalisée, tout compte fait.

« Non c’est pour savoir si j’dois aimer quelqu’un d’autre ou pas. Autant que j’arrête de perdre mon temps. »
Il ne comprit pas immédiatement ce qu’impliquaient ces mots. Le chemin se fit lentement jusqu’à son cerveau, jusqu’à une compréhension totale et parfaite de ce qu’elle venait de dire. Elle avait vraiment dit ça, là, sérieusement ? Il lui prenait quoi ? Il se sentit subitement tout chose. Ses pattes devinrent molles, et son cœur loupa un battement. Il avait peur, brutalement. Une des rares fois où la Peur le saisissait à l’estomac, direct, sans prévenir.
Bon, et il était censé répondre quoi à ça ?

« Tu m'demandes de choisir entre eux et toi, ou quoi ? », avança-t-il d'un ton hésitant et sec.

Son unique oeil retomba sur ses flancs gonflés.

« Ton choix était pas déjà fait ? »

« Ta famille est aussi la mienne abruti. » Sourire carnassier. Mmh, not really. A aucun moment du sang de Dragon n’avait coulé dans les veines de cette descendante de Chimère. Jamais. Et il se voyait mal s’associer à Atom. Alors non, il ne se sentait pas concerné.
« Je t’aime, c’est dit. Mais même si on part du principe que c’est réciproque, on ne peut pas être ensemble. » Seconde déflagration. Allait-elle le répéter à chaque fois ? C’était suffisamment gênant comme ça ! Il la regarda, elle et ses yeux brillants – elle avait quand même un certain charme, malgré sa ressemblance frappante avec son aigrie de mère – sans l’once, pour une fois, du moindre mépris. Que fallait-il répondre ? Que fallait-il faire ?
Ils étaient visiblement condamnés à se battre l’un contre l’autre. De tous ses combats, celui-ci allait être réellement nouveau. Il n’avait jamais essayé de tuer quelqu’un qu’il appréciait (on se limitera à « apprécier » par souci de dignité).
Comme il ne savait pas quoi dire – rarissime ! – il préféra se taire. De toute façon, elle en rajouta une couche.

« Est-ce que ce principe était le bon, Pan’ ? C’est… réciproque ? »

Son unique œil s’écarquilla l’espace d’une seconde ; quoi !? Elle demandait une déclaration en retour ? Ce n’était pas à sens unique ? Son visage adopta une forme grimaçante, qui trahissait un certain manque d’autonomie verbale, sur ce coup. Il était clairement mal à l’aise. Il consentit à la regarder à nouveau dans les yeux. Elle le fixait, attendant probablement qu’il réponde par l’affirmatif. Un simple « Oui » lui aurait probablement suffit. Mais qu’était-il, s’il s’abdiquait devant elle ? Pourrait-il encore se considérer comme un être digne et noble ? Certainement pas. On ne vendait pas son âme à une femelle, point barre.
Il avait été faible, mais il ne le serait plus. Il n’avait pas envie de la blesser – ni moralement, ni physiquement – mais il ne pouvait pas se permettre de mettre sa fierté de côté.

« Alors nous nous battrons Anya, puisque c'est la seule issue possible. », répondit-il froidement.

Peut-être qu'un mur de glace la découragerait. Il était souhaitable qu'elle le déteste, plutôt que le contraire. Et même s'il lui en coûtait beaucoup de se faire détester par elle, il n'avait pas trop le choix. Il préférait planter ses crocs dans la gorge de quelqu'un qui le haïssait plutôt que dans celle de quelqu'un qui l'aimait.
Enfin, qui disait l'aimer. Puisqu'à en juger par ses flancs rebondis, ce n'était probablement qu'une vaste mise en scène. Il préféra cependant éviter de soulever le sujet. Elle l'avait déjà soigneusement contourné, et elle le referait certainement encore.

« Alors nous nous battrons, Dragon. », lâcha-t-elle froidement. Quelque chose venait d’éclater, subitement. On avait brisé la glace, éradiqué le maigre lien qui subsistait encore entre les deux loups. Plus aucune émotion ne se reflétait désormais sur le visage fermé d’Anya, qui le fixait avec insistance. Il était un intrus, à présent. Il devait partir. La tournure que les évènements prenaient ne lui plaisait pas du tout. Mais après tout, à quoi s’était-il attendu ? A ce qu’elle le supplie, non pitié Pandémonium ne me déclare pas la guerre ? Elle était bien trop digne pour ça, il le savait parfaitement. Et puis, il aurait pris un malin plaisir à refuser et l’issue aurait été identique.

Mais se heurter à un mur n’est jamais très plaisant, fallait bien le dire. Il avait cru qu’il pourrait au moins jouer avec, ne serais-ce que quelques minutes supplémentaires. Mais elle coupait court à leur rencontre : c’était la dernière. Enfin, la dernière en bons termes. La prochaine serait certainement beaucoup moins agréable. Son unique œil parcouru son encolure ébouriffée de poils blancs, songeur. Allait-il réellement planter ses crocs là-dedans ?
Il espérait fortement que non. Il trouverait bien un moyen de l’éviter, dans la bataille.
Il laisserait Adriel s’en charger, voilà tout. Il avait trouvé la solution. Il lui accorda un dernier regard, avant de tourner les talons. Il n’était pas chez lui, ici.
Enfin, pas encore.