La nuit froide étendait ses longs bras sombres sur la neige molle, recouvrant de sa pénombre glaciale les dunes de sable devenues blanches. Le temps était assez clair, quelques nuages clairsemés voguaient ça et là, masquant de temps à autre le croissant de lune qui scintillait d’une lumière blafarde. Tout semblait calme, et le seul mouvement dans cette immensité de glace était interprété en une glissade silencieuse, par la silhouette fauve d’un jeune loup. Tandis que les pattes patinaient dans la neige, le corps suivait en un mouvement souple la descente qui semblait pourtant bien périlleuse. Mais l’animal semblait pourvu d’une certaine adresse, et il parvint sans trop d’encombres – bien que sur des appuis plutôt instables – au bas de la dune de neige qu’il avait pourtant connue de sable.
L’unique œil gris se leva vers la dune suivante, et le jeune Dragon s’élança dans la pente, vif et agile, poussant sur ses pattes postérieures dans un bond puissant. Ses membres s’enfonçaient dans la neige profonde, souillant de traces de pattes sa pureté indiscutable. Une fois parvenu en haut de la dune, le jeune loup s’arrêta quelques instants pour reprendre son souffle, admirant avec une certaine lassitude le paysage désolé qui s’étendait jusqu’à perte de vue. Jusqu’à en perdre la vue, chuchota une voix fourbe.

Que faisait-il encore ici ? Errer seul, sur les terres ennemies, était-ce là la meilleure idée qui lui ait jamais traversé l’esprit ? Il s’était trouvé à nouveau confronté à la Braise d’Hiver et sa peur, plutôt que de s’ancrer encore plus profondément en lui, s’était quelque peu estompée. Encore quelques entrevues, et il pourrait se venger sereinement, sans éprouver la moindre once de crainte. Elle n’était qu’une louve, une simple mortelle, un cœur qui bat et du sang qui court dans des veines.
Mais la véritable raison de sa présence sur ces terres qui l’avaient contraint à l’exil, ce n’était pas la louve aveugle qui avait rythmé nombre de ses cauchemars, non. La raison de sa venue était bel et bien une louve au pelage d’ivoire, mais bien différente de son bourreau. Il avait presque oublié son existence, leur rencontre était devenue anecdotique, repliée dans un coin de son cerveau, et son apparition face à lui, face à Helya, qui lui avait certainement sauvé la mise, lui avait rappelé qui elle était. Il avait éprouvé ce besoin irrépressible de la revoir, elle qui avait su le fasciner dans sa jeunesse. Il se rappelait d’elle, de sa colère dévastatrice et surtout, de sa maîtrise d’elle-même, si incroyable. Il était alors trop jeune, trop éparpillé et trop dompté par ses émotions pour réellement comprendre quelles qualités elle pouvait lui transmettre. Et puis, elle était de sa famille après tout.
Il pointa alors son museau effilé vers la lune et, défiant toutes les règles, faisant fi des sentinelles et de l’alpha elle-même, il modula un long hurlement vers le ciel, celui qui n’appellerait qu’elle.

Quelques légers crissements sur la neige encore fraîche trahirent la présence de la louve au pelage d’ivoire. Pandémonium l’entendit approcher avant de la voir, ou même de la sentir. Et pour cause, son odeur était si proche de celle de Manîthil, qu’il aurait presque pu la confondre avec sa propre mère. Il se retourna vers elle, croisant son regard aux couleurs étranges – beaucoup moins clair que celui de Pandémonium et de sa mère cependant – et il la trouva bien moins impressionnante que lors de leur première rencontre. Certes, elle était imposante, plutôt massive, mais elle ressemblait plus à une louve qu’à une ourse polaire, cette fois-ci.
« Salut, gamin. » Un sourire étira faiblement les babines du « gamin ». Elle semblait vouloir s’évertuer à le considérer comme un louveteau mais, curieusement, cela amusait davantage Pandémonium que ça ne le vexait. Il senti les yeux de sa tante courir un peu partout sur son corps, de sa gueule balafrée jusqu’à l’extrémité de ses pattes fines et sèches.
L’œil unique du jeune mercenaire virevoltait à son tour sur le pelage immaculé de la Navnik. Et le détail – frappant pourtant – qu’il n’avait pas remarqué tout de suite lui sauta aux yeux (ou devrais-je dire à l’œil ?). Les flancs de Leikn étaient exagérément gonflés. Soit elle avait un peu trop pris ses aises au sein du garde-manger de la meute, soit un de ces traîtres s’était permis de l’engrosser. Cette idée déplut particulièrement à Pandémonium ; l’idée que du sang d’imposteur pouvait courir dans les veines d’un membre de sa famille le révulsait.
Cependant, même si son regard était resté bloqué un peu trop longtemps sur les flancs de la louve, il releva son unique prunelle vers elle, le visage figé dans une neutralité parfaite. Elle n’aurait pas accès si vite à ses émotions, fallait pas déconner non plus.

« T’as l’air en forme. Qu’est-ce qui t’amène par ici ? » Tu te portes pas trop mal non plus, songea-t-il sans oser toutefois lancer la pique. Il conserverait ce sujet pour plus tard. Peut-être même qu’elle l’aborderait d’elle-même. Il ne la connaissait que si peu, après tout. Elle était un élément imprévisible et encore inconnu. Cependant, quelque chose poussait le mercenaire à découvrir ce qu’elle était. Une sorte de bienveillance mêlée d’une petite dose d’admiration – vraiment toute petite, hein – l’étreignait lorsqu’il la regardait, sans qu’il puisse savoir pourquoi. Il aurait du la mettre au même rang que Manîthil : après tout, elles se ressemblaient tellement toutes les deux, que ça ne serait pas choquant qu’elles aient le même tempérament. Quoi que la réaction de Leikn à l’annonce de son abandon laissât présager le contraire…

« Rien de bien précis, j'en suis navré. », répondit-il en secouant la tête d'un air faussement apitoyé. « Simple curiosité, un détour de mon chemin, probablement. »

Son iris claire la fixa avec intensité, et toute trace d'ironie disparu alors de sa face. Il devint d'un sérieux presque effrayant, sa balafre le rendant encore plus menaçant qu'il n'aurait dû l'être. Il allait devoir faire une chose terrible, une chose qui l'anéantissait rien que d'y penser. Il allait devoir faire une croix sur sa fierté, il allait devoir enterrer sa dignité six pieds sous terre et ces quelques mots qui s'échappèrent de sa gueule entr'ouverte furent comme autant de petites lames tranchantes sur sa langue.

« J'voulais te remercier, pour la dernière fois. », lâcha-t-il d'un ton sec.

Il détourna ensuite le regard, un rictus passant sur son visage. Sa mauvaise grâce était flagrante, il était redevenu le louveteau capricieux et fier qu'il avait toujours été. C'est bon, c'est fait, pas besoin d'en faire tout un plat.

« La famille. », répondit-elle d’un ton parfaitement neutre, au grand plaisir de Pandémonium. Il n’avait guère envie de s’appesantir sur ce sujet qui le rabaissait bien trop à son goût. Il s’amusa cependant un instant de cette réponse qui semblait être comme une évidence. Comme si « la famille » était une notion importante aux yeux des Immortels. Manîthil avait pourtant démontré à quel point ses priorités étaient en tous points opposées aux valeurs familiales. Mais Leikn semblait radicalement opposé à la louve d’ivoire, sur ce point en tout cas.
Elle contempla quelques instants le paysage – mélancolie ou peur des sentinelles ? – qui s’étendait autour d’eux. Difficile de croire que cette dune désertique était riche en nourriture et qu’une guerre avait éclaté pour s’en emparer. Mais ils étaient seuls, parfaitement isolés et tranquilles. Ces faiblards de Navniks devaient sûrement dormir comme des loirs, à cette heure avancée de la nuit. Pas étonnant qu’ils se fassent chiper des proies à tout bout de champ, avec un quota de sommeil aussi élevé.

« Provoquer Helya est devenu le sport national ? » L’œil gris du jeune loup se reporta immédiatement dans ceux de sa tante. Le sourire qui s’affichait au coin des babines de la blanche fit également son effet sur le mercenaire puisqu’à son tour, il souriait d’un air insolent. « C’est elle qui t’as fait ça, non ? » Le sourire de Pandémonium se teinta d’une vague couleur jaune lorsque Leikn désigna d’un signe de tête sa balafre – qui le picota alors immédiatement –, mais son attitude ne changea pas pour autant. Le port de tête toujours fier, il la regardait droit dans les yeux, sans faiblir un seul instant. Sa balafre ne serait plus une tare dès lors qu’il serait parvenu à éliminer Helya. Il ne s’agissait que d’une question de temps.

« Oui. J'aurais aimé lui rendre la pareille mais... ses deux yeux ne sont déjà plus vacants, semble-t-il. », répondit-il sur un ton narquois, un sourire mauvais figé sur ses babines.

« Fais attention, je pourrais me sentir obligée de lui faire la même chose pour lui apprendre les bonnes manières. Quoique, je doute que tu sois complètement innocent dans l'histoire. » Une émotion assez vague parcourut l'intérieur du jeune loup à ces paroles, irisant de chaleur son petit être de pierre. Il semblerait que Leikn se sente concernée par son cas et cela le touchait, quelque part. Mais bien vite, son esprit opportuniste reprit le dessus et il vit en sa tante une alliée potentielle pour l'assaut des Navniks. Bien qu'il doutât qu'elle y trouve un quelconque intérêt ni même qu'elle accepte de s'y joindre, il gardait cette possibilité dans un coin de sa tête.
Il prit un air faussement outré, l'oeil écarquillé et une expression naïve se peignit sur son visage, se mêlant à l'indignation qui s'y voyait déjà.

« Quoi !? C'est vraiment mal me connaître que de porter de telles accusations sur ma personne ! Infâme ! »

Il ponctua ces paroles d'un sourire entendu. Lei était bien au-dessus des conflits internes et externes de sa meute. Il l'avait compris dès le jour où il l'avait rencontrée : les Navniks n'étaient rien d'autre qu'un garde-manger qu'elle se devait de défendre de temps en temps, rien de plus. Elle n'était pas concernée par les soucis internes, et son absence de réaction face à l'injustice qu'il avait pourtant subi face à Atom le prouvait bien.
Mais quelque chose d'autre intéressait le jeune loup, en dehors de l'alliée qui résidait peut-être en Leikn.

« J'dois en déduire que t'as eu des marmots, ou bien que la famine ne t'as même pas effleurée ? », lâcha-t-il avec un regard appuyé sur les flancs de la louve claire.

Oui, il était curieux de savoir. Les faits et gestes de Leikn l'intéressaient, il fallait bien l'avouer. Tout son être dans l'ensemble lui inspirait confiance et quelque chose l'attirait vers elle, comme un aimant. Peut-être même qu'une certaine affection se logeait dans le cœur du jeune loup lorsqu'il apercevait sa tante.

Le rire de Leikn résonna dans l’immensité silencieuse, faisant sourire Pandémonium. L’idée que sa tante puisse le trouver drôle lui procurait un sentiment de fierté, il fallait bien l’avouer.
Cependant, la remarque du jeune loup eut l’air de faire son effet puisqu’elle cessa de rire et qu’elle sembla – à peine – embarrassée. Le jeune Dragon était impatient de savoir comment elle allait se débarrasser de ses questions, car il n’allait pas lâcher l’affaire aussi facilement.
« Prends garde à ce que cette absence de famine n’atterrisse pas sur le coin de ton museau, jeune insolent. » Si le ton était sérieux, le sourire qui s’affichait sur les babines de la louve d’ivoire laissait entendre qu’elle était parfaitement décontractée et surtout très ironique. Pandémonium approuva de la tête, les yeux écarquillés de terreur, mimant un air désolé et respectueux qui ne lui seyait pas du tout. Pandémonium et le respect, deux choses qui semblaient – rien que dans leur énonciation – s’opposer en tous points.

« Sinon je pourrais même être tentée de ne pas te présenter tes cousins. » L’air désinvolte de Pandémonium se transforma subitement en un grand intérêt, qui s’accompagnait bien évidemment d’un sourire victorieux. Ainsi donc, il avait vu juste ! La louve argentée avait succombée aux charmes fatidiques de Dieu seul sait quel mâle en manque de sexe et elle se retrouvait avec une portée de plusieurs marmots sur les pattes.
« Enfin, peut-être que cela ne t’intéresse pas après tout. », poursuivit-elle d’un air totalement détaché. En soi, Pandémonium avait du mal à croire à cette désinvolture de sa part. La question était délibérément posée, et elle impliquait bien plus qu’une simple rencontre – du moins, c’est ce qu’il croyait. Leikn voulait savoir si oui ou non, il n’en avait rien à foutre de ses gamins. Et là-dessus, le jeune loup était quelque peu partagé. Que resterait-il de sa fierté sauvage, de son apparence rebelle et de sa réputation au-dessus des lois s’il s’intéressait aux membres de sa famille ? Pandémonium le sensible, voilà ce qu’il deviendrait. D’un autre côté, la curiosité qu’il éprouvait à l’encontre de cette partie de sa famille jusque-là inconnue, le titillait fortement. C’est vrai, il n’avait pas tous les jours l’occasion de rencontrer des membres de son immense famille qui n’aient pas le sang du Dragon coulant dans leurs veines.

« Ce serait trop cruel de m'infliger un châtiment pareil ! », répondit-il avec effronterie, une lueur malicieuse dansant dans son oeil valide.

Il fit mine de chercher autour de lui avec étonnement. Où sont ces petits monstres ? Elle les a probablement laissés bien au chaud, dans les ruines de la chapelle. Quelle tragédie, que ces enfants grandissent parmi des traîtres et des imposteurs... Pandémonium se demandait d'ailleurs lequel d'entre ces ordures avait eu droit aux faveurs de Leikn.

« Il me tarde de les rencontrer.. », poursuit-il avec un sourire carnassier. « Mais qui est l'heureux élu qui leur sert de géniteur ? Ne me dis pas que c'est Ébène, quand même. », lâche-t-il ironiquement, une pointe de haine perçant toutefois dans sa gorge.

Effectivement, il n'aurait pas supporté que ce fusse Ebène.

Pandémonium vit bien à l’expression embêtée de sa tante que sa question était mal placée. Il redouta, l’espace d’un instant, d’avoir vu juste en considérant presque aléatoirement Ebène comme un possible géniteur. Même s’il voyait mal la louve ivoire s’associer au fier guerrier Navnik, il avait vu tant de choses insolites se produire que ça ne l’aurait pas étonné davantage. Il ne sut pas dire exactement si la question emmerdait réellement sa tante, ou si elle l’ennuyait simplement. Elle se contenta d’un haussement d’épaules désinvolte, et le jeune loup crut même qu’elle ne se donnerait pas la peine de répondre.
« Ebène… Je ne suis même pas sûre de qui c’est. Je suis sûre qu’on ne serait pas potes. » Un sourire aussi satisfait qu’insolent passa rapidement sur les babines du Dragon. Fort bien. Ebène n’aurait donc aucun lien de raccord avec sa propre famille, et c’était à peu près tout ce qui comptait. La véritable identité du compagnon de sa tante lui importait peu, au fond.
« En tout cas, ça n’a pas d’importance. Ni pour moi, ni pour toi, ni pour personne. C’est les trois monstres qui comptent. » Visiblement, les « trois monstres » ne connaîtraient jamais l’identité de leur père. Un point sur lequel Pandémonium tiqua légèrement, fronçant brièvement le museau. Bof, de toute manière elle faisait ce qu’elle voulait de ses lardons. Ce n’était certainement pas un modèle d’éducation aussi pitoyable que lui qui allait lui jeter la pierre. Au moins, les marmots étaient assurés d’avoir une bonne mère. C’était peut-être ce qui comptait le plus, au fond : qu’un des deux parents assure au moins son rôle, tant pis si l’autre s’en fichait royalement.

« Je pourrais te les amener si tu veux. » Il hocha doucement de la tête et s’apprêtait à répondre une quelconque remarque faisant preuve – encore une fois – de son incroyable esprit, mais elle lui coupa l’herbe sous le pied, changeant radicalement de sujet.
« Mais en échange, il paraît que tu as des choses à me raconter. » Le jeune loup plissa les paupières, intrigué. A quoi faisait-elle allusion exactement ? S’il entendait parfaitement le second degré et les sous-entendus, quelque chose lui échappait totalement dans les mystérieux propos que tenait sa tante.
« On m’a dit que ça allait pas tarder à bouger pas mal, dans le coin. » Le jeune Dragon inclina légèrement la tête, signe distinctif – et plutôt très rare – de son incompréhension. Bouger pas mal ? Son cerveau tourna à vive allure, à la recherche de toutes les informations qu’il avait à un sujet qui aurait ressemblé de près ou de loin à quelque chose du genre, et une idée germa rapidement dans son esprit. Le futur renversement Navnik. C’était la seule chose de sa connaissance qui serait susceptible de faire bouger quoi que ce soit, mais il était purement et simplement impossible que Leikn soit au courant. Il ne connaissait aucun lien unissant Adriel à elle. Hormis… Manîthil. Mais jamais son frère n’aurait fait l’erreur de se confier à la fourbe guérisseuse !
Il dodelina lentement de la tête, arborant soudainement une expression mystérieuse. Il avait subitement retrouvé toute son assurance.

« Mmmh.. moui c'est probable.. », daigna-t-il acquiescer pour conserver le suspense.

Pouvait-il réellement se permettre de tout lui dire ? Bien sûr que non. Mais il était de son devoir de la mettre de son côté. Accessoirement, il devait la protéger - ainsi que sa progéniture - d'un éventuel bain de sang.

« Je ne peux pas t'en dire plus, qu'importe ce que tu saches. Mais j'te conseille de pas trop traîner par ici. Ce ne sera bientôt plus une zone sûre. Surtout pour tes mioches. », reprit-il sur un ton plus sérieux, la fixant droit dans les yeux.

La frustration de Leikn ne se fit pas attendre : dans un mouvement d’humeur, ses mâchoires claquèrent dans un grondement irrité. Aussi, il avait été stupide de croire qu’elle se contenterait d’une si maigre information, dénuée d’arguments précis. Lei’ était loin d’être stupide, et ce n’était pas le genre à se conformer sagement à ce qu’on lui disait.
« J’imagine que tu te rends compte que je ne suis pas du genre à fuir la queue entre les pattes sans raison valable. » C’est exactement ce que j’étais en train de me dire, tantine. Ca, il le savait bien. Mais pouvait-il lui faire confiance, pouvait-il tromper Adriel si facilement, sans aucun remords ? Son œil gris sondait les deux yeux aux couleurs étranges de la louve blanche, à la recherche d’un indice qui lui aurait donné une réponse à cette question. D’un autre côté, la perspective de voir Leikn et ses marmots pris au milieu d’une guerre qui ne ferait peut-être pas de quartiers était tout simplement inenvisageable pour le Dragon. Il était responsable de leur sécurité – du moins sur ce qu’il savait.

« … J’ai besoin des Navnik. Pour le moment. » Ces mots arrachèrent un sourire au jeune loup. Ainsi, Lei’ aurait besoin de quelque chose d’autre que d’elle-même ? Il ne l’aurait jamais cru. Sans doute pour une raison de confort. Elle avait besoin d’un endroit sûr et où elle trouverait de la nourriture pour ses chiots, logique.
« Et puis sincèrement, tu penses que j’irais leur raconter quoi que ce soit ? » Pandémonium dodelina de la tête face à cet argument, la fixant droit dans les yeux. Mentait-elle ? Impossible de le savoir, il ne la connaissait pas si bien que ça, au fond. Mais il se rappela ce jour, où elle l’avait sauvé des griffes d’Helya – même s’il s’en serait sorti seul de toute façon. N’avait-elle pas déjà prouvé où allait son allégeance ?
Le jeune loup lâcha un soupir ; elle avait gagné.

« Ce sera la guerre, bientôt. Adriel compte récupérer son héritage, et je l'aiderai à obtenir ce qui lui revient de droit. En ce qui te concerne, je doute que tu veuilles prendre part à ce genre de festivités, c'est pour ça qu'il vaudrait mieux que tu déguerpisse. », avoua-t-il nerveusement.

Si Adriel savait ce qu'il était en train de faire, il le tuerait certainement. Mais Lei' ne bougerait pas d'un pouce si elle ne saisissait pas exactement de quoi il en retournait exactement. Sans doute que son frère pourrait-il comprendre la nécessité de protéger la famille de Pandémonium également, la seule famille qu'il puisse réellement s'approprier – sans parler de dynastie.

« Pour tout te dire, je flippe un peu de devoir me mesurer à toi. », ajouta-t-il d'un ton malicieux pour détendre cette atmosphère trop sérieuse à son goût.

Mais... Une idée lui parvint subitement. Comment Leikn était-elle au courant ? Personne d'autre hormis Adriel, lui et peut-être Dalioka ne se doutait de ce qui se tramait. Comment Leikn, si éloignée d'eux, pouvait-elle se douter de quoi que ce soit ? D'autant plus que Dalioka n'avait pu se confier à aucun des Navnik avant de partir. Le regard du jeune loup changea, devenant plus inquisiteur.

« Mais j'ai bien peur que cette information ne soit pas gratuite. J'ai besoin d'une autre info' en échange : qui t'as parlé de ça ? », reprit-il rapidement d'un ton mielleux.

Le Mercenaire reprenait les affaires.

La réaction de Leikn fut – à la surprise du Dragon – totalement neutre. Elle ne sembla pas étonnée, et encore moins choquée. Non, ce n’était qu’une goutte de plus dans le vaste océan de son existence, semblait-il.
Elle accepta sans encombre la présence d’Adriel dans la vie du jeune loup, tout comme il avait été forcé de l’accepter lui aussi. La vie de famille, une immense série de compromis…
« Bon courage pour ta croisade alors, j’imagine. Essayons juste de ne pas nous croiser au passage. », se contenta-t-elle d’ajouter. Ces paroles suscitèrent chez Pandémonium un hochement de tête virulent. Il était clair que s’il se retrouvait face à face avec Leikn et ses petits au cours du combat mené par Adriel, un choix trop cruel s’imposerait. Il ne saurait pas faire face à ce genre de décision, qui incluait d’exterminer tous les Navnik insoumis au pouvoir d’Isha. Il fallait juste qu’elle parte, et vite.

« Je m’arrangerai pour que tu puisses croiser tes cousins dans pas trop longtemps. J’en ai au moins un qui adorerait te rencontrer. » Tiens donc ? Il était normal que certains louveteaux nourrissent une grande admiration pour son personnage, mais de là à ce que Lei le reconnaisse… C’était un grand pas. L’ego de Pandémonium s’en sentit flatté. De toute façon, les louveteaux l’avaient toujours adoré, à son plus grand dam. Ces boules de poils surexcitées ne l’avaient jamais réellement intéressé, mais la portée de Lei pouvait s’avérer amusante malgré tout. Et puis, ça lui éviterait de se battre avec l’un d’eux par inadvertance, une fois qu’il aurait mis une gueule sur leurs noms respectifs… Comment s’appelaient-ils déjà ? Aucune importance. Il le saurait visiblement très bientôt.

« J'ai hâte de voir ça. », répondit-il, l'oeil brillant sous l'éclat de la lune.

Le silence tomba sur les deux loups, et Pandémonium apprécia quelques minutes le paysage lunaire qui s'étendait sous leurs yeux. La compagnie de Lei' était cruellement agréable, peut-être trop même. Il n'avait pas l'habitude de rester ainsi, sans parler ni bouger, aux côtés d'une personne. Mais il se sentait bien, pourtant.

« Je pourrais chasser pour vous, lorsque vous serez partis. », murmura-t-il, presque gêné de briser ce silence trop pur.
« Même si je doute que vous en ayez besoin. », s'empressa-t-il d'ajouter tandis qu'un éclair malicieux glissait dans sa prunelle grise.

Puis, sans un mot de plus, il se laissa glisser sur le sable de la dune, dévalant la pente jusqu'en bas, éclaboussant la surface lisse de gerbes argentés. Il se retourna une dernière fois vers Leikn pour la saluer brièvement d'un signe de tête, et ne tarda plus à s'enfuir dans la nuit, loin des sentinelles Navnik qui auraient été ravies de lui faire la peau.