C’était un jour où les nuages avaient été particulièrement présents dans la journée. La terre ensevelie sous une couche épaisse de neige était difficilement accessible, et même si elle l’était, elle serait gelée, dure au toucher. Les rongeurs, ne pouvant plus se nourrir de ce qui poussait sur la terre, avaient déserté les territoires où la neige s’était installée, comme un envahisseur exterminant les moindres ennemis sur son passage, ne laissant de place qu’à la désolation ou à ceux qui savaient communier avec elle. Les fouines blanches, par exemple, étaient capables de profiter de cette clarté du sol, lorsqu’elles changeaient de pelage en hiver. C’était bien pratique, mais à quoi bon s’il n’y avait aucun petit mulot ou même insecte à se mettre sous la dent ? Si la neige avait fait fuir ses ennemis, elle en avait fait de même avec ceux qui prétendaient profiter d’elle pour vivre. Finalement, elle avait et elle aurait toujours le dernier mot.

Athos était resté toute la journée durant à l’avion, à préparer son plan d’assaut alors même que Hige s’apprêtait à partir négocier une alliance, un pacte avec nos ennemis d’hier. Le grand loup brun ne pouvait s’empêcher de répugner à l’idée de marcher à côté de personnes en qui il n’avait aucune confiance. Mais après tout, en qui avait-il vraiment confiance ? D’ailleurs, ce n’était même pas la question. Il n’avait pas le choix. En tant que Général, il devait faire avec les décisions de son Alpha, et planifier le sauvetage des captifs des Hommes avec les volontés de l’Alpha. Athos grinça des dents. Les circonstances étaient de plus en plus défavorables. Plus on attendait, plus la neige s’installait, plus les jeunes s’essoufflaient, plus le courage partait de certains coeurs. Alors il avait décidé de mener une grande reconquête. Il voulait entrainer les plus jeunes, quitte à le faire lui-même s’il le fallait pour chacun des Sekmets qui n’étaient pas prêts à affronter un être humain pourvu des Armes et de ces fléchettes qu’Athos avait appris à bien savoir reconnaître. Le grand loup brun avait déjà deux apprentis sous son aile, mais il avait entrainé aussi Blasphem occasionnellement et il débutait tout juste l’entrainement de Kuro, jeune Sekmet récemment arrivé qui n’était pas capable d’affronter les Hommes en blouse blanche, ni ceux aux chiens. Mais la formation ne suffisait pas. Il fallait leur apprendre à agir ensemble. Les Sekmets, pour la plupart, avaient le combat dans le sang. C’était des impulsifs, courageux pour certains, toujours prêts à se défendre ou même à se battre pour obtenir ce qu’ils voulaient. Mais ils n’agissaient que rarement ensemble. Lui-même, avant de devenir général, répugnait de devoir chasser ne serait-ce qu’avec un autre loup. D’ailleurs, la première fois qu’on lui avait donné l’ordre de s’allier à un novice pour chasser, il avait vivement protesté jusqu’à presque laisser ce novice se débrouiller seul. Mais maintenant il voyait les choses autrement. Contre les Hommes, si les loups n’étaient pas efficaces, ils risquaient non seulement de ne pas pouvoir libérer les leurs, mais aussi d’en perdre plus encore.

Vers la fin de la journée, le jeune et fougueux Général était parti seul réfléchir au plan qu’il avait déjà commencé à établir. Sur le chemin, il s’était arrêté plusieurs fois, croyant trouvé une nouvelle feinte qui pourrait leur permettre de rentrer dans le laboratoire sans courir aucune perte. Il dessinait sur la neige le laboratoire, puis la façon dont il aurait voulu procéder. Puis, il effaçait rageusement ce dessin, ne le trouvant pas assez efficace, et continuait de marcher. C’était en lisière de la clairière qu’il se trouvait à présent. Il marchait tout le long, ombre gardienne du territoire Sekmet, qui avait pourtant l’esprit bien occupé par toutes les tâches que son rôle de Général lui incombaient. Il aimait avoir des responsabilités, mais cela le préoccupait tellement qu’il passait son temps à y réfléchir, à élaborer de nouvelles techniques, à entraîner les siens, si bien qu’il était devenu un Général et seulement un Général. Pas un loup. Il pensait guerre, il réfléchissait guerre, tactique, libération, entraînement, force, agilité, endurance, stratégie, plan. Rien d’autre. Si bien que lorsqu’il entendit des craquements lourds à la limite de son territoire, il ne tiqua pas. C’est seulement quand ils se firent répétitifs, comme des pas d’une masse mouvante, qu’il se stoppa net et écouta attentivement. Le loup brun scruta l’horizon, regardait autour de lui. Le vent glacial brûlait ses narines, il était incapable de dire qui arrivait là. Il parvenait seulement à distinguer que l’animal était de sa race. Et c’était tout.

Doucement, le loup sortit tout juste de la clairière, il était là, à un pas de son territoire, mais la curiosité et l’impatience l’avaient fait sortir de ce lieu plus ou moins protégé. Ou plutôt, protégé par lui. Par intuition, il croyait savoir que le loup qui était tapi non loin n’était pas un ennemi, d’ailleurs, il ne faisait aucun effort pour cacher ses pas drôlement bruyants. Athos scruta les fourrages blancs, alourdis par la neige et d’où aucun rayon de soleil ne filtrait. Une masse semblait se mouvoir derrière, mais il ne la voyait que trop peu, comme si elle se confondait avec la neige. Hésitant, le loup crut reconnaître tout de même une démarche familière. Il lança, un peu au hasard, ce nom lui brûlait les lèvres, comme s’il espérait que ce soit elle :

« Anya ? »

Athos la vit arriver, il reconnut sa tête. Pour la première fois depuis les longues semaines qu’ils s’étaient quittés, Athos ressentait une profonde joie et un réconfort en voyant une de ses amies les plus intimes. Il souriait lorsqu’elle arriva, son grand sourire charmeur aux lèvres, son sourire habituel. Déjà, il marchait vers elle, s’apprêtant à lui donner un petit coup de museau en souvenir des choses qu’ils avaient vécu ensemble et du lien qui les animait. Mais Athos ralentit presque aussitôt. Il voyait simplement la tête d’Anya dépasser du buisson ; mais dans ses yeux planait un sentiment terrible qu’il ne reconnut pas tout de suite. De l’appréhension ? De la peur ? Non, certainement pas venant d’Anya, et encore moins face à lui, elle était en confiance avec lui et il le savait, il le sentait, parce que lui aussi se trouvait en totale confiance avec elle. Soudain, elle avança doucement vers lui, avec difficulté, et ce qu’il vit ne pouvait certainement pas échapper à ses yeux.

La louve blanche comme la neige avançait difficilement, puis s’arrêta un peu, de fatigue très certainement. Athos resta un instant bouche ouverte en la voyant arriver, ventre rond. Il n’arrivait pas à réaliser ce qu’il voyait. Elle était enceinte ! Bon sang elle avait des gosses en train de gigoter dans son ventre ! Comment était ce possible ? Et ce n’était certainement pas un hasard si elle venait, à déjà plusieurs semaines de gestation, voir Athos en personne pour lui annoncer qu’elle était enceinte. La fameuse nuit qu’ils avaient passé ensemble n’avait pas quitté son esprit. Une fois, ils l’avaient fait une fois et Athos n’avait d’ailleurs même pas été sûre que la jeune louve fut en mesure de procréer. Sa première portée. A elle comme à lui. Il avait compris. Les enfants qu’elle allait avoir allaient être ses enfants à lui... Ses enfants. Il allait être père. Comment lui avait-il fait pour se retrouver dans une situation pareille ? Avait-il vraiment la tête à élever des gosses ? Mais pourtant pas de doute possible, Anya n’avait fait cela qu’avec lui jusqu’alors. Le doute ne pouvait pas planer. Il allait être papa, père, géniteur, paternel ! Lui ! Lui !

Le grand loup brun secoua nerveusement la tête face à cette situation à laquelle il ne s’était jamais, mais alors jamais préparé. Nerveux, il tremblait un peu, sans vraiment savoir pourquoi. Alors qu’Anya s’avançait, il releva vivement la tête et accourut vers elle pour qu’elle n’ait pas à se rapprocher de lui davantage. Ses yeux lui laissait penser qu’elle aussi avait peur. Elle était prête à être mère, elle le sentait, mais elle avait peur de sa réaction à lui. Même si elle ne le forcerait certainement pas de rester auprès de ses enfants, Anya espérait certainement qu’il ne les abandonne pas comme elle avait été abandonnée par son père qui, si Athos avait bien compris, avait fui ses responsabilités. Athos arriva doucement près d’Anya, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent face à face. Il plongea son regard bleu-corbeau dans le sien, le souffle court, encore sous le choc. Il ne savait ni quoi dire, ni quoi faire. Le jeune et impulsif général se retrouvait bouche bée, sans avoir aucune idée de ce qu’il devait faire.

Mais il savait une chose. Ces enfants qu’Anya, une de ses meilleures amies, portaient, étaient aussi les siens. C’étaient sa descendance. Ses enfants. Et il allait les aimer comme tel. Il était capable d’aimer, il le savait. Il aimait sa soeur et mourrais pour elle. Il aimait Anya comme l’une de ses amis les plus chères qu’elle était. Et il aimera ses enfants, ses uniques enfants, sa descendance qui hériteraient de tout ce qu’il allait construire. Ils devenaient une raison supplémentaire d’étendre le désir de conquête et de pouvoir d’Athos. Un jour, Athos serait maître du continent. Et c’est cet héritage qu’il laisserait à ses enfants.

Doucement, il donna un petit coup de museau à Anya. Il ferma un instant les yeux, puis les rouvrit doucement, le regard rivé sur son ventre rond.

« Je comprends. Je comprends ce que tu dis. Ces enfants sont les nôtres c’est ça ? Ce sont... mes enfants ? »

Il serra les dents. C’était si difficile à dire, et il n’arrivait même pas à comprendre pourquoi.

« Qu’est ce que je peux faire... »



Il plongea son regard dans les siens. Il ferait ce qu’elle lui demandera, parce qu’il était le père de ces enfants. Il la laisserait lui demander ce qui était nécessaire à leur épanouissement dans les meilleures conditions, même si déjà il se rendait compte que cet épanouissement serait sans lui, et cela lui serrait la poitrine, il n’arrivait même pas à savoir pourquoi. C’était tout à fait nouveau pour lui... tellement étrange...

Athos essayait de ne pas trop penser, il écoutait les conditions que Anya lui suggérait sans y trouver quoi que ce soit à redire. Il était logique que la jeune louve cherchait à protéger ses enfants et à les mettre à l’abri du besoin, ce qu’elle ne pourrait très probablement pas faire directement après son accouchement. Athos hochait doucement la tête, montrant ainsi qu’il ne dirait rien contre, qu’il consentait à donner tout ce qu’elle voulait. Tout, il ferait tout pour donner la meilleure chance de survie et surtout la meilleure vie à ses enfants. Il leur donnerait un avenir, le meilleur qui soit, il serait le fruit d’un grand héritage. Il le savait, il en était sûr.

Athos regarda Anya un instant. C’était bien qu’elle soit là, qu’elle l’ait prévenu. Il aurait pu ne jamais savoir qu’il allait être père et qu’il le serait. Il sourit à celle contre qui il avait dormi pendant toute une nuit, avant de repartir chacun de leur côté vers leur meute respectives, une promesse sur les lèvres que ce ne serait pas la dernière rencontre secrète qu’ils feraient. Et en effet, cela n’avait pas été la dernière. Seulement, Athos ne se doutaient pas que ce serait pour cela qu’ils se reverraient en cachette. Il sourit à Anya. Si la nature avait voulu qu’ils aient des enfants, cela ne pouvait être que pour une bonne raison. Athos regarda Anya avec beaucoup d’affection, beaucoup plus qu’il ne lui avait jamais montré. Puis, il reprit son air dur et sérieux. Il prit la parole, d’une voix autoritaire, la voix d’un général, de ceux qui donnent des ordres sans en recevoir. Il avait toujours eu cette voix, bien avant d’être général, malgré lui parce qu’il était comme ça.

« J’irai voir Helya moi même. C’est à moi de lui parler, il est grand temps que je le fasse. Je rentre sur tes terres avec toi, tu iras la voir et lui dire de me rejoindre à la frontière. Là, je lui parlerai, je lui dirai pour nous, pour toi. Et là, nous verrons. »



Il l’entendit lui demander s’il allait rester Sekmet. Il savait que, secrètement, elle aurait espéré qu’il vienne avec elle pour de bon, pour que ses enfants puissent être vraiment Navnik, sans avoir un père ennemi, et surtout pour qu’ils puissent voir Athos. Mais à quoi bon ? Athos ne serait alors pas mieux que Sageeth qu’il détestait pour sa traitrise. Athos était un loup droit. Il ne trahirait pas les siens. Et de toute façon, il n’avait aucun avenir chez les Navniks. Que serait-il devenu ? Un renégat, un pauvre loup sans titre ni but, sans rang ni pouvoir, détesté par les Navniks comme les Sekmets. Il s’était battu contre eux, et il ne voudrait pour rien au monde être sous les ordres de Sageeth. Il était Sekmet dans l’âme. Et puis, au delà de cela, ce côté qu’il aurait peut être pu surmonter pour ses enfants, lui et Anya, leur couple, semblait n’avoir aucun avenir. Elle avait Pandémonium. Il serait de trop, il n’avait pas sa place. Athos lança un sourire tendre à Anya :

« Tu sais que oui. Je ne peux pas partir et tu sais pourquoi. »


Il lui redonna un petit coup de museau avec un sourire enjôleur en cadeau. Puis, il redevint plus sérieux.

« Moi aussi, j’ai des conditions. Je veux d’abord assister à leur naissance. Je sais que votre guérisseur a été capturé, ce sera sûrement Emarok qui te fera mettre bas. Vous serez seuls à ce moment, il n’y a rien qui pourrait m’empêcher de venir, si je reste discret. De toute façon, la mise bas se fait à l’écart. »


Il en savait quelque chose, il en avait vu quelques unes puisque celui qui l’avait recueilli quand il était petit était guérisseur.

« Ensuite, je veux être assuré de voir les enfants à chaque quart de lune. Je pourrais négocier cela avec Helya, mais je voulais que tu le saches d’abord. Pour leur bien, il est évident que personne ne doit savoir que je suis leur père. Sauf Helya nécessairement, mais je crois qu’elle pourra tenir sa langue. Mais je veux les voir, ils doivent savoir qu’ils ont un père, comme les autres, et que ce père c’est moi et personne d’autre. »

Evidemment, il pensa à Pandémonium. Anya l’appréciait beaucoup et comptait très certainement faire sa vie avec lui, enfin, c’est ce qu’Athos croyait. Mais les enfants qu’elle attendait étaient ceux d’Athos. Les siens, et il ne laisserait personne prendre sa place.