La vengeance de ma cadette arrive à point nommé, alors que nous sommes tous les deux sur les rives du styx. Ce fleuve violent qui a déjà pris des vies nous regarde nous agiter comme des louveteaux, et je sens bien à la tension dans les muscles de ma soeur et les miens, que l'impossibilité de chasser nous rend tous nerveux. Si les proies ne reviennent pas rapidement, ce sont nos semblables que nous allons finir par traquer et ça se terminera en un véritable bain de sang. En attendant, ma soeur est en sécurité sur les terres libres et je ne peux que veiller à sa protection de là où je suis. Je roule sur moi-même, recrache la neige entre mes dents, et lui fais face. Je fonds sur elle sans attendre, jappant, mordant sa gorge et roulant devant elle pour me retrouver dos au sol, appelant son instinct joueur pour la pousser à me rejoindre. J'attends de sentir sa masse au-dessus de moi pour la percuter et la faire partir par-dessus mon corps, me redressant pour la charger à nouveau.

Je me relève, frappe le sol de mes pattes pour la suivre à bonnes foulées. Je diminue la distance qui nous sépare à chaque pas et mes muscles chauffent mon corps qui souffrait du froid il n'y a pas si longtemps. Il n'y a qu'en famille qu'on peut réellement survivre à la nature sauvage et aux quatre éléments. Delta est ma famille, et c'est pour et avec elle que je passerais un hiver de plus. Je lui coupe la route, la force à freiner, passe devant elle et prends la tête de la course. Je passe derrière un rocher, m'arrête brutalement et attends de la voir passer de l'autre côté pour la poursuivre à nouveau. Je lui rentre dedans, lui fais changer sa trajectoire et la guide tel une brebis égarée vers le troupeau. Je recommence mon manège, lui coupe à nouveau la route et lorsqu'elle se retourne pour se venger, j'ai disparu de son champ de vision et je suis déjà au-dessus d'elle, sur la roche. Je saute sur ma soeur, la fais rouler dans la neige et ricane.

Je me redresse difficilement, la neige emportant mes membres en son sein. Je m'ébroue, et poursuit ma soeur qui a pris une large avant sur moi. Je cours à m'en déchirer les muscles, slalome entre les différents obstacles et passant par-dessus un tronc écroulé là pour la rejoindre rapidement et lui faucher les pattes. Les astuces des loups de montagne sans doute, puisque cette technique, elle la connait bien. Je la regarde glisser, la suit dans la poudreuse et me ramasse à mon tour quand ses crocs emportent mon antérieure dans leur élan. Je lui tombe dessus, lui coupant le souffle, mais me redresse assez vite pour ne pas la blesser ni l'empêcher de reprendre son souffle. Nous arrêtons de rouler en même temps et nous aidons l'un l'autre à se relever pour reprendre presque aussitôt une course effrénée à travers les rives gelées du fleuve mortel. Le courant nous emporterait si la glace rompait sous nos poids, mais nous sommes habiles et sautons d'une rive à l'autre sans difficulté.

Sa masse se mélange à la mienne et c'est dans un grognement assourdi par la surprise que je roule à terre, mélangeant à mon pelage immaculé de la neige boueuse. Je me redresse, lui faire face, bondis à sa suite saute brusquement par dessus la rive pour la rejoindre de l'autre côté. J'escalade le rivage avec hargne, faisant violence à mes muscles pour les forcer à m'élever au-dessus du niveau de l'eau. Je la traque sur la terre ferme, slalome entre les arbres comme un dératé et m'efforce de faire diminuer à chaque pas la distance qui nous sépare. Les minutes s'effilent comme un filet de sanglier, pourtant je ne ralentis ni n'arrête ma course effrénée derrière ma jeune soeur. Elle a beau être plus jeune, elle n'en n'est pas moins vraiment expérimentée et je doute parfois d'arriver à la suivre, mais c'est comme si elle ralentissait pour m'attendre. Et au fond, je doute que ce ne soit pas le cas.

Je crois chaque fois la rattraper, pourtant elle reprend une avance considérable sur moi et j'ai la sensation d'avoir perdu bien plus que mes capacités physiques dans les montagnes, à attendre vainement le retour d'une mère déjà bien loin de ce monde. J'ai perdu là-haut non seulement ma force d'antan, mais aussi une fierté inégalable que je possédais alors. Aujourd'hui, sans le savoir, ma jeune soeur m'humilie à chaque pas qu'elle fait en supplément des autres. Je souffle fort, l'air peine à entrer dans ma gorge pour rejoindre mes poumons et pourtant, mes pattes, elles, continuent de frapper le sol avec frénésie. Comme si ma vie en dépendait, comme si j'étais la bête traquée et poursuivie, je continue de courir à en perdre la vie. Jusqu'à ce qu'un corps sombre me percute de plein fouet pour m'emporter avec lui dans la poudreuse, me faisant grogner de surprise. J'essaie de reprendre mon équilibre dans notre chute, m'accroche au sol et tombe à nouveau, jusqu'à me retrouver en-dessous de ma jeune soeur qui, visiblement, a décidé qu'elle en avait assez. Je reste là, sous elle, fermant les yeux pour m'endormir à ses côtés.