Il était peut-être temps d'oublier ses vieilles peurs, ses vieux démons. Il était peut-être temps de faire une croix sur cette blessure qui le picotait encore de temps à autre, lorsqu'il s'approchait de trop près du territoire Navnik. Il fallait oublier sa hantise, oublier Helya et ses crocs acérés, ses griffes qui labouraient sa chair et son haleine pestilentielle. Il était prêt. Prêt à faire face à tout ça, à ses risques et périls. Après tout, il était plus fort qu'auparavant, et il saurait sûrement se débrouiller mieux que la fois précédente. Au moins peut-être, parviendrait-il à fuir.
Lorsque ses pattes antérieures passèrent la frontière, un frisson parcourut l'échine du jeune Dragon. Il se rappelait parfaitement, la dernière fois qu'il avait commis un pareil acte : il se souvenait de la douleur insupportable, de la sensation atroce du liquide visqueux qui coulait le long de sa joue.
Mais un Dragon, est-ce que ça se laissait abattre pour un œil crevé et une maigre balafre ? Après tout, des yeux, il en avait deux.

… Ou peut-être bien qu’il s’agissait en fait de la pire idée qui lui ait jamais traversé l’esprit. Il fit un pas, puis deux en direction du garde-manger. Il hésita à poser une troisième avancée, hésitation instinctive qui lui fit comprendre presque immédiatement toute l’étendue de son erreur. Un souffle glacé, un unique crissement de neige : elle était là, et ne tarda pas à le lui faire savoir – au cas où il ne l’aurait pas détectée, voyez-vous. Son long hurlement lui arracha un nouveau frisson et il fit volte-face dans un bond électrique, le pelage hérissé, son œil valide brillant de surprise. On aurait dit un chat face à un chien. Une fois l’effet de surprise passé, Pandémonium tenta de retrouver un peu de contenance. De quoi aurait-il l’air, s’il tremblait chaque fois devant elle ? Helya n’était pas si impressionnante, en y réfléchissant bien. Savait-elle que c’était lui le responsable de l’évasion de son fils ? Il priait pour qu’elle ne soit pas au courant, sinon il risquait fort d’y perdre une seconde orbite.

Il lui servit un de ses plus beaux sourires, un de ceux qui, justement, donnaient envie de lui arracher les yeux – sans mauvais jeu de mots – mais jugea opportun de reculer encore d’un pas. Il ne connaissait que trop bien son agressivité à son égard, mieux valait se laisser une chance de s’enfuir, non ? Il ouvrit la gueule, prêt à la saluer poliment et à inventer un bobard sur la raison de sa présence ici, qu’elle ne croirait sûrement pas d’ailleurs, mais qui lui permettrait de gagner de précieuses secondes. Cependant, avant que le moindre son ne sorte de sa bouche, une gerbe de neige éclaboussa son museau fébrile, le faisant à nouveau sursauter. Il tourna son œil valide vers la source de ce désagrément, et une louve au pelage clair apparut dans son champ de vision. Nocturne, encore une fois, prouvait qu’il avait raison : son côté borgne l’handicapait fortement. Il n’avait même pas vu arriver cette invitée surprise, qu’il reconnut cependant sur-le-champ. Il s’agissait de Leikn.

« Pandémonium. Tu ferais mieux de partir. » Son salut pouvait très bien se trouver dans l’apparition de sa chère tante, et il se devait donc de tirer profit de cette chance inespérée. Qui sait si d’autres Navniks, ayant entendu la gueulante de leur alpha, n’allaient pas bientôt rappliquer ? Il hocha la tête d’un air stupide. Le problème, c’est qu’il ne savait pas faire profil bas.

« C'est précisément ce que je comptais faire. », répond-t-il avec un sourire insolent. « Je ne tiens pas à y perdre mon deuxième œil, m'voyez. », ajoute-t-il entre ses dents en jetant un regard à la dérobée à Helya.