Après s’être prélassé une petite semaine, à goûter aux joies de la paresse, Pandémonium s’était – enfin – décidé à se mettre en quête de quelque chose à se mettre sous la dent. Les temps étaient rudes, et mieux valait se ruer vers le garde-manger humain avant que tous les autres loups n’aient la même et brillante idée que lui. Sinon, ça risquait vite de tourner à l’anarchie et il préférait éviter de se prendre une balle dans le bide, aussi longtemps qu’il le pouvait.
Il escalada avec peine le tronc d’arbre qui le séparait de la pente, désormais familière, qui menait au territoire Bipède. Il manquait cruellement d’exercice, et le fait de devoir soulever sa carcasse en tirant aussi fort sur ses muscles lui fit lâcher un grognement. Devoir trouver à manger, c’était bien trop fatiguant. Et encore, il n’avait même pas commencé !
Il se laissa mollement tomber de l’autre côté de l’obstacle, s’enfonçant de plusieurs bons centimètres dans la neige. Il s’élança ensuite dans la poudreuse, presque à contrecœur, d’un bond puissant, atteignant en plusieurs enjambées agiles le bas de la colline. Il se camoufla tant bien que mal derrière un buisson si bien éprouvé par l’hiver qu’il n’offrait plus que de maigres branchages pour dissimuler sa fourrure revêche. Tant pis, ça ferait l’affaire pour cette fois.

La première chose que le jeune loup repéra, ce fut les trois moutons qui gambadaient dans leur enclos. Enfin, ils ne gambadaient pas vraiment… C’était plutôt trois fantômes qui déambulaient de temps à autre, la tête basse, comme à la recherche d’une herbe trop rare, qui n’existait même plus d’ailleurs. Cela confirmait la stupidité légendaire de ces animaux.
Pandémonium jeta un bref coup d’œil aux alentours, à la recherche du moindre indice qui aurait pu annuler son attaque imminente. Mais il ne sentait rien, n’entendait rien, ne voyait rien d’autre que cet immense manteau blanc qui recouvrait tout, et pas âme qui vive. C’était visiblement le moment idéal.
Il s’élança, sans plus se poser de questions, filant droit vers l’enclos abritant les placides herbivores. Evaluant d’un regard la hauteur de la clôture, il estima qu’un bond serait nécessaire pour la franchir : se ramassant sur lui-même, il contracta tous ses muscles pour s’élancer d’un saut puissant, qui l’éleva au-dessus des palissades. Les épaules passèrent, ainsi que l’avant de son corps, mais une de ses pattes postérieures se heurta au bois de la clôture, signalant sa présence aux moutons et le déséquilibrant en plein saut : il chuta lamentablement dans une gerbe de neige. Il se releva prestement, blessé nulle part ailleurs que dans sa dignité, et son œil valide se braqua immédiatement sur ses proies, acculées et tremblantes dans un coin de l’enclos.
Toujours personne.
Il chargea, sans crier gare, vers les moutons qui s’écartèrent en poussant des bêlements effrayés. Ils semblaient tous de force et d’âge égaux, alors le jeune Dragon jeta son dévolu sur l’un d’eux, au hasard. La proie sentit bien qu’elle avait été choisie, car elle bêla encore plus fort et courut encore plus vite. Mais le jeune loup, bien plus adapté à la course dans la neige que ce vulgaire laineux, suivait le rythme sans problème, et gagnait même du terrain. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine, aussi bien à cause de l’effort que de l’excitation que lui procurait la chasse.
Il dirigea le mouton avec une certaine dextérité jusqu’à un coin de l’enclos, l’acculant contre les barrières, l’obligeant à lui faire face. En désespoir de cause, l’herbivore tenta de le charger pour se débarrasser de ce fléau, mais la peur le rendait fébrile, et Pandémonium se jeta sur lui avec une vitesse démoniaque. Ses crocs se plantèrent dans la jugulaire de l’herbivore presque immédiatement, et tandis que ce dernier commençait à se vider lentement de son sang dans la gueule du prédateur, celui-ci tentait de le mettre à terre. L’herbivore, toujours debout malgré la souffrance, luttait contre le jeune loup qui tirait de toutes ses forces sur sa prise pour le faire choir. Les deux animaux s’opposèrent durant de longues secondes mais le mouton, affaibli et définitivement perdu, finit par céder et s’écroula dans la neige dans un bruit sourd.
A l’autre extrémité de l’enclos, les deux autres avaient cessé de bêler. Ils regardaient à présent leur congénère se faire traîner par le loup assassin sur la neige légèrement teintée de rouge. Le mouton était presque aussi gros que Pandémonium, qui peina à le remonter jusqu’en haut de la pente qu’il avait si facilement dévalée tantôt.

Après un festin digne d’un roi, Pandémonium en voulut davantage. Quoi de plus normal ? Il n’y avait pas un chat, dans ce village humain, et mettre quelques réserves de côté ne serait pas de refus, en ces temps de famine. Après tout, il était sur place, et revenir ici un autre jour ne l’enchantait guère. Il descendit donc à nouveau la pente enneigée, mais ne se dirigea pas vers le parc à moutons. Il désirait une proie plus petite, plus facile à tuer et à emporter si les bêlements de ces stupides bestiaux avaient attiré l’attention.
Et comme la chance semblait lui sourire à nouveau, il s’arrêta brutalement face au poulailler : les cocottes étaient visiblement de sortie ! La plupart des volatiles picoraient le sol de leur enclos, dépourvu de neige – les Bipèdes savaient faire des miracles. Un sourire carnassier étira les babines de Pandémonium. Tant mieux, il y aurait moins de couches à creuser pour accéder à la volaille !
D’un bond, il fut près du grillage et les poulets commencèrent à piailler d’affolement. Pandémonium s’attela à la tâche sans attendre : ses pattes antérieures déchiraient le sol à coups de griffes puissants, faisant voler terre et neige sans distinction. Les piaillements des poulets ne faisaient que le rendre encore plus frénétique, et ses mouvements étaient de plus en plus rapides malgré la brûlure de l’effort qui cisaillait ses muscles. Lorsqu’enfin, le passage fut assez large pour le laisser passer, il s’y coula, aussi souple qu’une anguille. A l’intérieur de l’enclos, ce fut la panique : trois poulets s’enfuirent, mi-courant mi-volant jusqu’à leur abri. Pandémonium se jeta devant l’entrée, bloquant le passage aux trois autres qui firent demi-tour dans un vol de plumes.
Dans un grondement sauvage, le jeune loup se jeta droit dans le tas, sans discernement. Ses mâchoires claquaient tantôt dans le vide, tantôt sur des plumes qui s’arrachaient, sans jamais toucher le moindre morceau de chair. L’irritation commençait à lui monter au crâne, lorsqu’il parvint enfin à saisir l’un des poulets. Un bond instinctif l’avait amené à le plaquer au sol d’un geste ferme, et il avait planté ses mâchoires à la base de sa nuque. Une bien mauvaise prise, mais qui ferait l’affaire.
Il n’eut pas le temps de la raffermir, d’ailleurs : un bruit de course, des éclats de voix, les Bipèdes étaient en train de rappliquer. Pandémonium n’avait pas le temps de tuer ce poulet, et encore moins le temps d’élargir le trou pour y passer avec sa prise. Devait-il prendre le risque, au nom de sa paresse ? Non, ce serait trop bête d’y laisser sa peau pour une histoire de fatigue. Il relâcha l’oiseau, et se faufila à nouveau sous le grillage, y laissant en gage une grosse touffe de poils.
Mais il n’était pas encore sorti d’affaire : il pouvait apercevoir les Bipèdes qui accouraient vers lui. Une détonation retentit, mais pas de gerbe de neige. Ces abrutis tiraient n’importe où ! Pandémonium fit brutalement volte-face, s’élançant droit devant lui. Il slaloma entre les différents abris de pierres, à toute vitesse. Dans la précipitation, il avait oublié le chemin qui le mènerait à la liberté, et voilà qu’il allait bientôt se retrouver acculé !
Il contourna une dernière maison, dérapant sur la glace et à cet instant – miracle ! – la fameuse forêt s’étendait en contre-haut, devant lui. Il ne perdit pas une seconde et ses foulées s’allongèrent ; il galopait à présent à toute vitesse, le vent froid piquant son unique prunelle. Il était libre, et sauf.