Se prélasser à longueur de journée était en fait bien plus agréable qu’il n’aurait pu l’imaginer. Se rouler dans la neige était une sensation assez innovante, et plutôt délectable tant qu’on ne s’y attardait pas trop. Il aurait fallu qu’il cherche quelque chose à se mettre sous la dent, en toute honnêteté, s’il ne voulait pas finir avec la peau sur les os. Mais cette paresse était tellement délicieuse, et très envahissante, il fallait le reconnaître. Il y avait si peu de proies, que rechercher tout être vivant aurait pris des heures et des heures, et Pandémonium n’avait pas le courage de se lancer dans une pareille aventure. Il pouvait tenir encore quelques jours avant que la faim ne vienne lui tirailler l’estomac.
Il étira son corps noueux étendu sur le sol avec une langueur infinie, bâillant de toute la largeur de ses mâchoires, exposant ses crocs jaunâtres aux vagues rayons de lumière que filtraient les arbres de cette forêt trop sombre. La neige avait tout envahit, malgré leur épais rideau de branches désormais dénuées de tout feuillage. Un spectacle bien triste qui ne dérangeait cependant pas le jeune Mercenaire. Il n’était pas né pour admirer la beauté de Mère Nature. Il était né pour profiter d’elle, et même en abuser.
Le jeune Dragon savait que non loin de là se trouvait la tanière de sa douce et tendre mère. Bien loin de lui l’idée de s’en approcher, malheur ! Qui sait quelle fourberie elle pourrait encore bien lui réserver… Non, mieux valait rester éloigné de cette guérisseuse, tant qu’on était en bonne santé. Cette pensée réveilla un instant le picotement insidieux qui parcourait souvent la balafre qui lui cisaillait le visage. Mauvais souvenir que de cet infâme territoire Navnik. Fort heureusement, il n’aurait plus jamais à y poser la moindre patte.
Cette pensée lui fit songer un instant à Adriel, qui devait se trouver vautré quelque part lui aussi, entre ces troncs serrés et noirs. Il pouvait sentir sa présence. Sentir, dans un sens autre que celui de l’odorat, ou de l’ouïe. Il pouvait savoir qu’il était là, avec une certitude infaillible, sans pour autant le percevoir grâce à ses sens. C’était étrange. Une sorte de sixième sens qui aurait rendu son frère détectable, dès qu’il était proche. Ils avaient tous deux besoin de cette proximité, sans forcément être réellement ensemble. Mais savoir que l’autre était présent, c’était ça qui comptait plus que tout.

C’est à cet instant qu’un crissement sur la neige fit vibrer les oreilles poilues de Pandémonium. Il se retourna vers le bruit, toujours allongé sur le flanc, tous les sens en éveil, prêt à se lever d’un bond. Qui osait déranger une pareille sérénité, au beau milieu de l’hiver ?

Il avait à peine eu le temps de tourner la tête vers la source du bruit et d’identifier son propriétaire comme étant ce jeune louveteau, que ce dernier sautillait déjà gaiement vers lui. S’il n’avait pas été étendu de tout son long, Pandémonium aurait sûrement eu un mouvement de recul. La proximité des autres – et encore plus celle des avortons dans son genre – n’était pas réellement sa tasse de thé. L’animal, dont le regard brillant trahissait une certaine stupidité, était en réalité une petite femelle qui empestait le Navnik à pleine truffe. Elle s’approcha si près, si près, que Pandémonium se retint de faire claquer ses mâchoires devant son adorable museau. Que diraient ses parents, s’il lui sectionnait la truffe ?

« Coucou, grosse bestiole ! » A ces mots, les oreilles de Pandémonium pivotèrent instantanément en arrière, signe visible de son irritation. Oh, il sentait qu’il n’allait pas du tout passer la journée qu’il avait espéré passer… Elle se mit à tourner autour de lui, comme pour l’inspecter sous tous les angles. Il resta le plus immobile possible, tentant de garder son calme. Ce genre de pile électrique avait le don de lui hérisser le poil.
« Comment tu t’appelles, grosse bestiole ? » La grosse bestiole va t’arracher la tête, petite. La « petite bestiole » posa la patte sur le dos hérissé du jeune Dragon. Le contact lui arracha un frisson qui parcourut toute sa colonne vertébrale : ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. Pandémonium se retourna brutalement vers la jeune louve, son unique œil gris lançant des éclairs, et sa gueule s’ouvrant démesurément sur ses rangées de crocs baveux, il fit claquer ses mâchoires à quelques centimètres du nez de la jeune Navnik dans un grondement sourd.

« Dégage ta sale patte de là, Navnik. », lâcha-t-il d'un ton menaçant.
« La grosse bestiole n'aime pas trop les petites bestioles dans ton genre. T'es bien trop loin de ton territoire, qu'est-ce que tu fous là ? », poursuivit-il en dardant son œil mauvais dans ses prunelles vertes.

Les grands yeux verts louchèrent un instant sur ses mâchoires serrées, prêtes à mordre. Lorsque les prunelles émeraudes se relevèrent vers l’unique œil gris, le jeune Dragon ne décela aucune trace de peur, aucune trace d’effroi dans les iris curieuses et, il fallait le dire, plutôt provocatrices. Une sorte de dédain puéril transpirait subitement de tout l’être de cette jeune Navnik, qui d’un seul regard semblait essayer d’affirmer sa supériorité. Mais savait-elle, qu’elle n’était qu’un être fragile, qu’une petite brindille qu’il pourrait briser net ?

« Souvent, les p’tites bestioles ont plus d’esprit que les grosses bestioles. Et souvent, elles sont plus rapides. »
A ces mots, Pandémonium hésita vaguement sur la marche à suivre. Devait-il se contenter de la rabaisser d’un rire méprisant ? Ca n’aurait certainement pas suffit à lui fermer le clapet – qu’elle semblait avoir bien trop grand pour sa taille. Savait-elle, qu’un être de sa taille ne pouvait se permettre d’avoir une aussi grande bouche ? Le poil du jeune Dragon se hérissait lentement sur son échine, et son irritation grandissait de façon proportionnelle. Tout, dans l’attitude de la petite pimbêche, l’énervait : ses yeux verts et brillants, son ton moqueur, ses manières, son impolitesse et surtout, surtout son sourire niais qui lui donnait la furieuse envie de lui arracher la tête. Ce serait si facile. On verrait bien, si les « p’tites bestioles » sont plus rapides.
« J’explore ! »
J’aurais volontiers exploré ta trachée artère, se surprit-il à songer, avec une certaine délectation tout de même. Oui, c'aurait été un exercice particulièrement intéressant. Comment aurait-elle réagit à la douleur ? Elle demeurait plantée là, bien trop près de lui. Beaucoup, beaucoup trop près.
Dans un sursaut violent, le jeune loup se leva soudainement et, dans le même temps, tacla avec précision la jeune louvarde d'un coup de patte brutal. Et alors qu'elle se trouvait encore les quatre fers en l'air, le ventre exposé à ses crocs, il la plaqua sous lui, l'empêchant de gigoter et approcha sa gueule à quelques centimètres à peine de son museau. Qu'elle regarde dont ses crocs, qui semblaient tant la fasciner !

« Pour ce qui est de la vitesse, on dirait bien que t'as encore des progrès à faire.. », chuchota-t-il d'un ton moqueur.

Il mit légèrement de distance entre leurs deux faciès - n'oublions pas qu'une vermine de Navnik pouvait souiller son divin espace vital - pour mieux la contempler, soumise et dans l'incapacité de fuir. Il était bien plus fort qu'elle, et s'en prendre aux plus faibles n'était pas une belle preuve de courage, mais Pandémonium adorait par-dessus tout malmener les plus jeunes. Qui allait leur apprendre ce qu'était le danger, le vrai ? Leurs parents ? Laissez-moi rire.

« La curiosité est un vilain défaut... Si je décides de te tuer, là tout de suite, est-ce que Maman va rappliquer pour te sauver ? », poursuivit-il sur le même ton ironique.

HRP:

Contrairement à un gémissement plaintif, seul le rire clair et naïf de la jeune louve répondit à son attaque soudaine : c’était décevant, vraiment décevant. Elle était plutôt courageuse – ou bien littéralement abrutie ? – pour son âge. Son audace lui rappelait vaguement la sienne au jeune Dragon. Cependant, la menace finit par faire son effet et elle cessa de rire, moins rapidement cependant qu’il l’aurait espéré, mais tant pis : il savait se contenter de peu. Néanmoins, elle conservait ce même sourire idiot figé sur ses babines et qui continuait d’irriter le jeune loup. Trouvait-elle ça encore aussi drôle ?
« ‘Tom elle s’en fiche, j’peux très bien me débrouiller toute seule ! »
Pandémonium souleva un sourcil désapprobateur. Ce n’était pas trop ce que la situation semblait prouver, m’enfin… Laissons croire à l’innocence qu’elle peut braver tous les dangers. Il ne prêta pas attention au nom de la mère de ce misérable avorton, au premier abord. Mais la sonorité l’interpella vaguement. Tom. C’était un nom de mâle, ça. Ses pensées convergèrent lentement vers l’ancienne alpha de la meute, Atom. Partie depuis de nombreux mois déjà, portée disparue à son plus grand bonheur. Et cette gamine faisait partie des Navniks. Le lien était probable, quoique très incertain.
La maintenant plaquée sur le sol, Pandémonium agrandit un peu la distance qui séparait leurs deux visages. Ça devait être oppressant à force, il en convenait parfaitement.
Son unique œil se plissa légèrement, sondant les abysses vertes qui le regardaient fixement. Un vague sourire passa sur son visage, empreint d’une onde malsaine et, il faut le dire, un peu vicieuse.

« T'aurais pas un lien avec Atom, crapule ? », chuchota-t-il d'un ton menaçant.

Rien de moins sûr que cette affirmation, mais dans le doute, mieux valait demander. Un enfant de cette chère Chimère Oubliée, on ne le laissait pas filer si facilement, vous voyez ?

« Bah oui ! ‘Tom c’est ma maman ! »

Un silence pesant tomba brutalement sur la neige autour d’eux. Atom était donc la mère de ce microbe, âgé tout au plus de cinq ou six mois. Mais nombre de questions demeuraient en suspens. Qui était le père, puisque ça ne pouvait être le Dragon en personne ? Et surtout, la présence de cette jeune louve signifiait clairement qu’Atom devait se trouver dans les parages : jamais un louveteau de cet âge n’aurait pu survivre sans sa mère – sauf cas hors normes comme Pandémonium.
Cette réflexion ayant fait son chemin dans l’esprit du jeune Dragon, la conclusion en est vite tirée : Atom est de retour. Cette idée lui hérisse le poil aussi bien qu’elle l’enchante. Enfin, il allait pouvoir se mesurer au mépris et au dédain dont elle l’avait accablé. Il n’était plus le louveteau irritable qu’il avait été. Il était devenu un adulte, dans la force de l’âge, plein de volonté et surtout, de rancœur.
L’adrénaline commençait à peine à monter dans ses veines qu’une odeur familière, infime, lui chatouilla les narines. Il avait presque oublié la présence de son frère, non loin de là.

« Alors comme ça, en plus de tout le reste, elle lui a fait des gosses dans l’dos. »

La voix rauque est méconnaissable. Vibrante de colère et de douleur, au paroxysme de la nervosité, Pandémonium l’aurait à peine reconnue comme étant celle d’Adriel. Il se retourna, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, et la vue de son frère, marchant tel un félin dans une posture prédatrice, ne lui dit rien qui vaille. Les yeux du Dragon jetaient des éclairs qui avaient de quoi en faire trembler plus d’un. Les intentions d’Adriel étaient claires : il allait tuer la jeune louve. Si cette idée ne dérangeait pas Pandémonium plus que ça puisqu’elle permettait de se venger d’Atom en un sens, il en avait cependant une meilleure.

« Plutôt que de la tuer, pourquoi ne pas l'emmener faire un petit tour du côté d'Atom ? », lança-t-il à son frère avec un sourire malsain.

Il avait à peine eu le temps de finir sa phrase que déjà, son frère lui lançait un regard noir, accompagné d’un grondement qui était plutôt de mauvais augure. Visiblement, il ne décolérait pas, et sa haine semblait prendre totalement le dessus sur lui. Ne savait-il donc pas se contrôler ? Pandémonium lâcha un soupir en levant les yeux au ciel. Que lui valait l’honneur de l’immense colère du Dragon ? Il ne mit pas beaucoup de temps à comprendre ; Adriel croyait qu’il tenait à la vie de la petite chose qui se trouvait entre eux. Cette idée lui arracha un sourire ; son propre frère ne le connaissait-il pas assez bien pour savoir qu’il n’avait rien à faire de l’existence d’un si petit être ?
« De quel droit oses-tu ouvrir ta sale gueule de clébard pour ainsi parler de lui ?! De quel droit?! Pourquoi?! Je peux savoir, pourquoi?! » Oups, elle aurait mieux fait de la fermer, celle-là. Pandémonium avait presque oublié qu’elle était dotée de parole, sur le coup. Elle piaillait un peu trop fort à son goût d’ailleurs : trop de questions d’un coup, ça vous file une migraine… Il savait que l’insulte allait atteindre directement Adriel, qui avait déjà les nerfs à fleur de peau. Il ne donnait pas bien cher de la peau de la petite louve. Ces enfants n’avaient décidément jamais appris le bon usage de la parole, celui qui permettait d’éviter de se faire étriper par un loup plus fort que soi. Zrael allait visiblement l’apprendre.

« Tu es la fille d’un bâtard et tu me traites de clébard !? »
Ce qui devait arriver arriva ; Adriel, le poil hirsute, se jeta littéralement sur la bestiole, la recouvrant entièrement de toute sa masse. Elle était bien trop petite, et Pandémonium trouva la situation un tantinet ridicule. C’est vrai quoi, c’était à ça que les Dragons étaient réduits ? Buter du louveteau ? C’était d’une tristesse affligeante. Le jeune loup lâcha un nouveau soupir, et se laissa choir sur le sol, s’étendant tranquillement pour mieux admirer le spectacle. Qu’il la tue, si ça pouvait le soulager, mais ça manquait cruellement de piquant et surtout, de stratégie. Un peu décevant, de la part d’un mercenaire. Le louvard ne voit pas exactement quel genre de torture Adriel inflige au louveteau, et à vrai dire il n’en a pas grand-chose à faire.

« J'pensais qu'on pourrait juste s'en servir contre Atom, mais t'as l'air bien parti pour l'achever alors te prives pas. », lâcha-t-il d'un ton ennuyé.

Ses yeux gris parcoururent rapidement la scène. Définitivement, cette situation était bien trop dérisoire pour qu'il s'y intéresse et Adriel ne faisait que se rabaisser à attaquer un "ennemi" de cette carrure-là. M'enfin, si ça pouvait lui éviter d'être grognon et surtout de se défouler sur son frère, qu'à cela ne tienne !

« Par contre j'suis pas sûr qu'elle nous soit utile une fois crevée. », finit-il par ajouter d'un ton las, avant de s'étendre totalement sur le sol dans un bâillement paresseux.

Le cri que lâche la morveuse est si aigüe que s’il avait pu, Pandémonium se serait probablement bouché les oreilles ; mais il devra se contenter d’une simple grimace douloureuse. Il regarde les mâchoires d’Adriel s’ouvrir toutes grandes, juste au-dessus du petit corps frêle. Il va donc vraiment la buter. Comme quoi, Pandémonium n’avait pas tant d’emprise que ça sur son frère… Bof, encore une expérience de foirée et une vie de moins. Pas terrible, comme fin de journée. Ceci dit, ça fera toujours une combattante Navnik de moins à écraser, voyons l’aspect positif de la chose.
[…]
Ah, tiens ? Retournement impromptu de la situation, Adriel daigne relâcher la petite chose avant même de l’avoir achevée. Mais bordel, qu’est-ce qu’il lui prend ? Il change d’humeur plus facilement qu’un louveteau névrosé, aujourd’hui ! Pandémonium le fixe, l’œil légèrement écarquillé par sa surprise.
« Dis à ta mère que les fils légitimes du Dragon lui feront payer. Dis à ta mère que je lui ferais payer sa trahison. » Fils légitimes, fils légitimes, c’est pas toi qu’on a traité de bâtard pendant la moitié de ton enfance ! Enfin, Pandémonium ne va pas se plaindre de ce qualificatif, à présent qu’il l’a acquis. S’il trouve les paroles de son frère un peu rudes, le jeune loup hoche cependant lentement de la tête. Pas sûr que la bestiole daigne répéter quoi que ce soit à sa mère, vu le genre de forte tête que ça avait l’air d’être. Il aurait mieux valu s’emparer du mioche et faire chanter Atom avec, selon lui. M’enfin, il fallait suivre Adriel et ses changements d’humeur. De toute façon, la piètre existence de l’ancienne alpha Navnik ne l’intéressait guère ; qu’elle meure, si Adriel l’ordonnait !

« Mon frère, je veux m’en aller. » L’intonation était claire : pas moyen de discuter. D’accord, d’accord, inutile de se presser. Pandémonium se lève avec la même langueur dont il faisait preuve quelques minutes plus tôt et fait même l’offense aux deux autres de s’étirer longuement, une bonne fois pour toutes. Attendez, lui n’a pas bronché lorsqu’il les regardait batifoler tous les deux !
Il emboîta ensuite immédiatement le pas à son frère, mais ne put résister à l’ultime tentation de se retourner une dernière fois vers la louvarde qui avait tout de même à susciter en lui une once de curiosité.

« J'espère que jouer avec tes frères t'a plu, oublie pas d'en toucher un mot à maman, elle en sera ravie ! », lui lança-t-il d'un ton joyeux.

Puis, sans attendre et d'un bond leste, il rattrapa rapidement son frère qui partait déjà. Dommage, on commençait seulement à s'amuser !